vendredi 10 janvier 2025

« Tout à l’égo ».

« Tout à l'égo »: la tonalité de ce (bon) mot aux effluves fétides est plus dépréciative que le fruité « Tout pour ma pomme » pour insister sur un des traits de notre vie en société, 
moins criard que « Tout pour ma gueule ».
Les paradoxes fleurissent en nos lieux communs, dont le premier est l’appel constant à la collectivité pour mieux garantir sa tranquillité individuelle, ériger les murs de son isolement, assurer une trajectoire indifférente aux autres.
« L’estime de soi passe par les autres ». A formuler cette évidence, je me retrouve avec les anodines recettes des charlatans en développement personnel, exploitant les égratignés de la vie poussés à se confondre avec les grands brûlés.
Égoïsme et indifférence nous frappent alors que se proclament des valeurs de solidarité.
Je m’apprêtais à réitérer des critiques vis-à-vis de 68 en estimant cette période coupable d’enfermement sur le « Moi », bien qu'il ne convienne pas de jeter le bébé émancipé avec l'eau du bain narcissique. 
Secouant les liens familiaux ou ceux du voisinage, délivrés, libérés, nous déclinions paradoxalement les mots communauté et communisme à toutes les sauces, avant de s'ébrouer en boomers, effrités de la mémoire mais toujours quelque peu contempteurs :
« ce n’est qu’un débat, continuons le dégât … »
Cette affaire de 57 ans d’âge (vertige : 1968 se situait presque à cette distance de « la belle époque »), recèle quelques bizarreries qui ferait de Nicolas Sarkozy, détracteur de la période, dont le slogan électoral était «Tout devient possible», le plus soixante-huitard de tous, comme le faisait remarquer Pascal Bruckner.
Les critiques les plus virulents de la société de consommation se sont établis en vendeurs efficaces: école, culture, politique figurent sur les étals des marchés.
Les singularités tiennent souvent à quelques crêtes au sommet des crânes, dites jadis «  toupet », alors que musiques et propositions théâtrales souvent s’affadissent. Pour la moindre soupe ou pour ranger un placard on fait appel à un tuto, le niveau baisse. 
« La société dans laquelle nous sommes nés repose sur l’égoïsme.
Les sociologues nomment cela l’individualisme alors qu’il y a un mot plus simple :
nous vivons dans la société de la solitude. » Frédéric Beigbeder
Qu’est devenu le petit de maternelle à qui on demandait de choisir une activité dont il n’avait aucune idée, lorsque adulte devenu il doit faire appel à un coach pour se séparer de son conjoint ? Sans vouloir agresser les fatigués de la charge mentale, l’affirmation d’une personnalité responsable ne semble pas un but inaccessible pour tout citoyen de plus de 18 ans qui ose reprocher : «  on nous a jamais parlé de la shoah ».
En pays ricaneur, il faut quelques belles qualités de courage et d’abnégation pour se positionner au pied de l’Himalaya pour affronter défis et déficits.
Bien des commentateurs semblent avoir presque plus de bienveillance envers les nouveaux maîtres de Damas que vis-à-vis du dernier gouvernement français pour lequel ils appliquent systématiquement leur regard négatif, toujours dépréciatif. Ils auront déblayé le chemin pour un chaos qu’ils ne manqueront pas de regretter.
Les jugements positifs n'apparaissent que lorsque les anciens responsables ont laissé la place à d’autres à qui on va chercher des poux d’emblée.
Le « Tous ensemble » des manifs ne semble pas concerner toutes les bonnes volontés.
Les éternels metteurs de bâtons dans les roues, et autres  fauteurs de bastons dans les rues, prêtent toujours aux autres les pires intentions, sans doute inspirées de leurs turpitudes.
Les tactiques ont chassé l’empathique, l'intérêt général est passé après les égo dédaigneux de l'égalité.
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Dans "Le Canard enchainé " de cette semaine.
 

jeudi 9 janvier 2025

Les fenêtres. Marie Ozerova.

Au-delà des huisseries et des carreaux, la conférencière devant les amis du musée de Grenoble nous propose quelques ouvertures qui éloignent des ténèbres. 
La « Femme à la fenêtre » du romantique Caspar David Friedrich, vue de dos, nous invite à dépasser l’espace géométrique qui l’enferme, sans nous arrêter à l’anecdote d’un départ éventuel d'un marinier pour rêver d’ailleurs.
Au XI° siècle, les architectes byzantins permettent, depuis les fenêtres triples à l'image de la divinité, que parvienne un éclairage céleste exacerbé par les fonds dorés pour la « cathédrale Sainte-Sophie » de Kiev.
Cette lumière est tout aussi « incréé » chez Duccio di Buoninsegna représentant le royaume éternel, et pas notre monde provisoire. « La crucifixion ».
Les tailles différentes des personnages les situent dans la hiérarchie conformément aux textes, avec « La Maestà » (vierge en majesté) au centre du retable de Sienne composé de plus de 80 panneaux.
La « Vierge à l'enfant avec des anges » de Fra Angelico, lumineuse comme pierre précieuse, en relief sur fond dépourvu de perspective, se situe entre les humains enfermés dans une enveloppe de chair et le divin. Ce doux peintre « était allé visiter le paradis pour revenir le représenter », disait Michel-Ange.
Le paysage derrière « La Vierge à l'Enfant avec saint Laurent et saint Jérôme » de
Francesco Francia de Bologne, représente la terre promise, sereine sous un ciel d’éternité.
Léonard de Vinci
situe haut dans le ciel la maison de la jeune « Madonna Benois » dont les fleurs à quatre pétales évoquent la passion du Christ.
En arrière plan de l’ « Annonciation » de Cima da Conegliano
, le bâtiment en ruine est celui de la religion juive devant laisser la place à l’église chrétienne.
Robert Campin, peintre du Nord, représente en 1420 la vierge dans un intérieur flamand, vêtue de bleu, couleur du ciel.
Rogier van der Weyden s’est représenté en « Saint Luc dessinant la Vierge »,
présence miraculeuse au dessus de la ville vue depuis une terrasse. 
Les « Ouvriers de la onzième heure » de la parabole présentée par Rembrandt  reçoivent autant d’argent que ceux qui ont trimé toute la journée, comme un rappel des « derniers seront les premiers ».  
Dans « Le Chœur de la Chapelle des capucins à Rome » de Granet 
la lumière s’oppose au noir diabolique.
Derrière la charmille où fleurissent les roses mariales, Maurice Denis
peintre chrétien de « La visitation » fait apparaître la Jérusalem céleste.
« Le miracle de Pygmalion et Galatée »
par Boucher, aux couleurs nacrées de conte de fée devant les mains puissantes du sculpteur amoureux de sa statue, va au-delà de la légende : l’art donne vie à la matière inerte.
Toujours au musée de l’Ermitage à Saint Pétersbourg où travaille la conférencière : la richesse à la fois spirituelle et artistique se montre dans « Portrait d’un jeune homme », sans doute un autoportrait de
Domenico Capriolo.
Le veuf
« Antonio Agliardi », représenté par Lorenzo Lotto avec sa défunte épouse, ne l’oublie pas, contrairement à l’écureuil tout proche symbole de l’inconstance.
Les deux arbres ne font qu’un et confirment pour
David  
les liens de « Sapho, Phaon et l'Amour ».
Le bleu est aussi la couleur de l’intimité dans « La conversation » en pyjama de Matisse confirmée par le jardin clôt.  
 Les fenêtres ouvrent sur les secrets de l’art, de la vie émotionnelle, de la vie spirituelle, sur l’ailleurs et l’au-delà. 
« La fenêtre, en province, remplace le théâtre et les promenades. » 
Gustave Falubert.

mercredi 8 janvier 2025

La Traviata. Verdi. Rohrer, Le cercle de l’harmonie.

Il y a quelques années, nous avons eu l’occasion de voir à plusieurs reprises la «  Ménagerie de verre » de Tennessee Williams ; en ce moment «  La Traviata » semble à la mode.
Et cette version fidèle à l’original était excellente. 
Devant tant de justesse de l’orchestre, du chœur et des solistes, en particulier Violetta et le père d’Alfredo, on ne peut que saluer les exigences du travail préparatoire pour arriver à cette légèreté.
Violetta, « La dévoyée », apprend qu’Alfredo un riche héritier est amoureux d’elle (follement bien sûr, nous sommes à l’opéra), mais le père demande à la belle de renoncer à cette relation.
Alors que Verdi enfreignait les règles de son milieu en entretenant une liaison non maritale avec une cantatrice qui finira par devenir son épouse, il s’est mis à écrire son œuvre en 1853 inspirée de « La Dame aux camélias » d’Alexandre Dumas sur le même thème.
Les moments entrainants : « Libiamo » et « Les bohémiennes » mettent en relief les délicats pincements des cordes, quand « les cœurs percés de mille serpents » sont chahutés entre allégresse éclatante et désespoir le plus noir.  
Le public applaudit debout après deux belles heures quarante cinq.

mardi 7 janvier 2025

Automnale. Kraus Shehan Wordie Campbell.

Les feuillages sont flamboyants à Comfort Notch  (réconfort, entaille), où revient Kat, mère célibataire, accompagnée de sa fille Sybil après la mort de la grand-mère détestée.
Les dessins tourmentés, parfaits pour évoquer le fantastique, alternent avec des ambiances plus apaisées, pas moins inquiétantes.
Le livre de 232 pages est « relié cartonné drapé dans un geltex nieve au grain léger rappelant l’écorce d’une jeune pousse et frappé par un fer à chaud afin de sceller la malédiction. » 
Nous voilà tout de suite dans l’ambiance avec ce bel objet pour lequel je reprends les qualificatifs d’autres commentateurs, n’étant pas du tout un amateur du genre  « horrifique américain » voire du « folk horror ».
Bien que les couleurs éclaboussent des traits tranchants, je suis resté spectateur d’une angoisse exponentielle. Malgré une comptine obsédante et des visages horribles, la peur ne vient pas, comme les enfants attendus pour Halloween lorsqu'ils viennent frapper à la porte accompagnés par maman qui veille sur ses monstres sympathiques.
De vraies horreurs occupent tellement nos écrans que celles de la bibliothèque ne peuvent nous effrayer. 
Elles n’arrivent même pas à distraire, malgré quelques intrigues épouvantables vraiment trop tarabiscotées. 

lundi 6 janvier 2025

Vingt dieux. Louise Courvoisier.

Vingt dieux ! » L’expression des temps anciens apparaît dans un pauvre registre de vocabulaire entre jeunes paysans d’aujourd’hui, significatif d’une brutalité des rapports saisie avec vivacité par la réalisatrice qui a vécu dans le village du Jura qu’elle décrit.
Bien des critiques ont trouvé quelques séquences drôles et les paysages magnifiques, bien que que la violence soit omniprésente surtout dans les épisodes que je ne peux me résoudre à qualifier d’amoureux, alors que les arrières cours ne sont guère gracieuses. Quand les ivresses pèsent sur les paupières au petit matin, qui saisit la poésie du brouillard le long des routes ?
Oui, au-delà des délicatesses permises dans d’autres milieux, l’amitié aide à grandir quand l’accès aux exigences adultes prend des chemins de traverse. Et la meule de Comté amenée sur « la meule » comme on disait jadis d’une Mobylette promet d’être savoureuse.   
La vie subie par la petite sœur, même si elle trouve finalement sa place, me semble relever d’un signalement à une assistante sociale, ainsi que la conduite d’un camion sans le permis adéquat me semble improbable, même loin des principes de précaution et des certificats de complaisance pour des burn out qui auraient pu être déclarés pour bien des protagonistes de cette belle mais rude histoire.
Depuis quelques années, pour ne parler que du cinéma, j’ai pu me laisser aller à la nostalgie après avoir bifurqué depuis ma lignée de laboureurs, d’éleveurs, n’ayant plus qu’un regard d’esthète des villes.
Quelques productions plus récentes ont dépassé la lecture de l’avis de décès des paysans à l’ancienne pour s’atteler à décrire une jeunesse des campagnes en souffrance et cette proposition de 1h ½ est à la hauteur de « L’ apprenti » ou du « Petit paysan ». 

samedi 4 janvier 2025

La face Nord. Jean-Pierre Montal.

Pierre, 48 ans rencontre Florence 72 ans, autour de leur film culte, non pas « Le Lauréat » qui conviendrait à leurs rendez-vous hors du commun, mais « Elle et lui » dans une version (1957) avec Carry Grant et Deborah Kerr, voire celle avec Charles Boyer et Irène Dunne (1939) : un amour inoubliable mais empêché. 
« J’ai brodé sur l’âge d’or hollywoodien, son mélange d’efficacité et de sensibilité, de spectaculaire et d’intelligence ; j’ai fait le cinéphile. »
Le roman de 150 pages, à l’écriture fluide, se lit dans un souffle.
Bien des lignes ne manquent pas de punch et de justesse comme chez d’autres auteurs découverts récemment : 
« Toutes les choses que j'aime faire sont illégales, immorales, ou font grossir. »
« La vraie conversation est donc affaire de retenue et d’attention.»
« La guerre rend les hommes fatalistes, la paix en fait des procéduriers »
« Si nous laissions Dieu tranquille, il serait plus détendu et nous aussi. » Saul Bellow  
L’attention portée aux mots n’alourdit pas une construction efficace.
« Mélo mais… Comédie mais… Romantique mais…
Ce mais universel qui parvient toujours à se glisser entre les rouages. » 
La lucidité n’empêche pas la virulence des sentiments dans une romance se déroulant en miroir d’une aventure contée dans un livre écrit autrefois par Florence «  L’œil du passé », après une liaison brève mais ineffaçable vécue avec un architecte viennois de 40 ans de plus qu’elle.
« Un film ça sert à comprendre ce que l'on ne peut pas saisir sur le moment, parce que la vie fonctionne ainsi, au rythme d'un décalage horaire perpétuel : le temps de la compréhension et celui de l'action ne coïncident jamais. »

vendredi 3 janvier 2025

Le Postillon. N° 75. Automne Hiver 2024/2025.

Le journal saisonnier quitte la cuvette grenobloise pour aller faire un tour, en vélo, précise un audacieux reporter qui s’aventure au-delà de Voreppe, afin d’explorer le Nord Isère dont il affine la définition. 
Au-delà des lumignons aux fenêtres des maisons en pisé, sur le bassin versant du Rhône, l’influence lyonnaise ne date pas de la construction des villes nouvelles où poussent les entrepôts logistiques. Mais depuis une bicyclette, difficile d’envisager de comprendre la puissance économique de la capitale des Gaules. Cependant avec une certaine auto dérision, "Le Postillon" essaye d’éviter de caricaturer les habitants votant massivement extrême droite dans ces contrées si éloignées de la place Saint Bruno.
Cette approche plutôt inattendue dans une publication souvent sans nuance, me semble plus intelligente que le surplomb habituel de mon quotidien « Le Monde » qui fit jadis référence : 
« Pour nous la multiplication des tribunes de la part de professions au capital culturel élevé ne peut qu’aggraver le côté repoussoir des « leçons » données ». 
Dans leur interrogation devant le triomphe de Trump, les  écolos radicaux insistent sur leur obsession technophobe qui souvent m’indispose, mais pour le coup me semble pertinente : 
«  Pour nous, un des ressorts principaux de cette lame de fond, emmêlé aux questions identitaires et économiques c’est les réseaux sociaux en particulier et le déferlement technologique en général. » 
Pour le reste, les journalistes masqués mettent en évidence le green washing chez Vicat
le vide des mots dans les pouponnières à startup
les problèmes pas si simples de la plate forme chimique du sud de l’agglo où les emplois menacés ne dispensent pas de songer au type de production. 
Ils réservent leur ironie à  Alpexpo et à Grand Place.
Enzo Lesourt, le "conseiller spécial" du maire de Grenoble qui avait révélé des reversements  illégaux profitant à Elisa Martin donne une interview au Postillon.
Il est intéressant d’apprendre par ailleurs que sangliers et cervidés se rapprochent des villes, s’éloignant des chasseurs et des loups.