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mardi 30 mars 2010

De Spar en Spar

A cette terrasse du bistrot près du Spar, je ne m’y suis jamais assise.
Une femme de la cité, attablée seule dans l’unique troquet à des kilomètres à la ronde, c’est suspect. Vous imaginez les regards hostiles des ménagères de cinquante ans plus ou moins, les ragots de porte en porte dans les coursives à courants d’air, les yeux vicelards des mecs. Une femme seule à une terrasse de l’unique rade à des kilomètres à la ronde, c’est louche, ça fait désordre, c’est de la provocation, surtout si la dame est rousse, qu’elle fume et qu’elle croise les jambes, haut. C’est pas mon portrait, je m’habille en sac pour m’épargner le viol. Y a des pervers qui aiment se faire des mamies : remarquez l’inverse est juste aussi.
Alors chaque mardi, mon jour de ménagèr, je ralentis la marche devant la terrasse minuscule pour vérifier s’il est là, devant son café, toujours sur la même chaise, les yeux dans le vague. Il a les mains fines, une barbiche à la Ho Chi Minh, une calvitie bien avancée. S’il pleut, il s’abrite sous un parapluie, ce qui doit énerver la tenancière, j’imagine, vu qu’elle ne déploie pas le store quand il pleut. Se mouiller pour deux euros !
Le chien de la patronne, un caniche grisonnant mal peigné ou pas peigné du tout, un clébard inoffensif, s’installe aux pieds de l’inconnu. Il sommeille, le museau sur les vieilles baskets de ce régulier en poussant des soupirs émouvants. Lonely dog for a lonely man !
Il y a ce va-et-vient des clients, leurs sacs Carrefour ou Picard, gonflés de bonnes intentions écologiques et équitables. J’entre au Spar. J’aime les Spar qui offrent moins de tentations que les hypermarchés, sont moins fatigants pour les quilles. De surcroît les proprios connaissent mes habitudes, mes préférences : ils me sourient.
Une de mes copines, un peu foldingue, ce qui fait en grande partie le plaisir de la fréquenter - elle s’appelle Andrée - adore se balader de Spar en Spar quand elle est en congés.
Elle n’achète rien, sort la tête haute, sourire énigmatique, je dirais plutôt sardonique, moi ! Elle préfère, dit-elle, trouver sa pitance aux marchés quotidiens de notre bonne commune : ce qui marche bien chez nous ce sont les marchés ! Quant au reste, c’est à chacun d’en décider !
Pourquoi, tu n’achètes rien ? C’est mon luxe, me répond-elle, ma séance de résistance à la tentation, l’exercice de ma liberté de non consommatrice de mal bouffe. Tu n’imagines pas combien je me sens libre, forte, glorieuse quand je sors d’une supérette, ou d’un hyper, les mains vides ! La caissière m’interroge du regard, (quitte à faire la queue, je ne passe jamais par la sortie « sans achats ») donc, je lui présente les paumes de mes mains, et je ris le plus bêtement possible. Ma caissière préférée, celle que je harcèle chaque semaine chez Merlin le pas enchanteur, me sourit maintenant en vissant son index sur la tempe. Elle a de jolies fossettes qui me mettent la pèche !
Andrée fait sa tournée à bicyclette. S’exercer dans les trois Spar et les dizaines de grandes surfaces de la zone, ça lui prend la journée.
Il n’y a aucune relation entre l’homme seul et Andrée, du moins à ma connaissance. Ce qui fait de cette histoire un rébus !
Vous pourriez imaginer une idylle intéressante entre ces deux-là, bien faits pour s’entendre, à première vue. Il n’entre jamais dans le Spar ; elle en sort sans avoir consommé. Comme je ne fréquente le commercial que le mardi et Andrée ses jours de congés très aléatoires, mon enquête va prendre beaucoup de temps. J’ai bien autre chose à faire ! Pour être honnête, je n’ai rien à faire.
Désormais, je me poste entre 10 et 11 heures derrière la camionnette du Spar pour les surveiller, ces potentiels tourtereaux. Epier les gens, c’est plus instructif que de faire des confitures ou du tricot : la journée prend du sens, les rêves se nourrissent.
Vous objecterez que je ne suis pas logique, que je patauge dans la contradiction et que c’est énervant pour les personnes armées de références classiques. C’est ainsi.
En général je m’autorise ce que je m’interdis, jamais l’inverse. « Je » étant un autre, cela ne pose aucune difficulté.
D’abord il faut résoudre ce rébus d’une manière ou d’une autre, ensuite la logique est ennemie du vivant ! J’ai même envie de dire qu’elle est son pire ennemi !
Je suis en vigilance, imper gris, un tic à l’oeil gauche pour me fondre dans le béton. De ma place je vois le Spar et la terrasse du bistrot. Lundi, rien. Mardi, rien : Je fais mes courses. Mercredi, rien. Normal Andrée fait son marché.
Vendredi, c’est veine et déveine ! Andrée sort du Spar, les mains vides, la tête haute, sourire sardonique. Prévu.
Il y a un attroupement à la terrasse du bistrot. Andrée enfourche son vélo et file en sifflant, indifférente. Les obsessionnels n’ont pas de cœur… Je m’approche. La patronne, assise à sa terrasse, pleure toutes les larmes de son corps. Expression un peu osée, non ? Des soubresauts agitent son gravissime décolleté. Elle a les pieds dans le caniveau, une chaussure en errance, les chevilles gonflées des fortes femmes de bar toujours debout.
- Je l’ai vu. C’est lui qui m’a enlevé mon Titi. Il a profité des cinq minutes que j’ai passées au Spar pour me l’enlever, mon Titi chéri. Ah ! L’hypocrite ! Le salaud ! Et ce chien ! Pourquoi il s’est laissé kidnapper, hein ? L’ingrat !
Ainsi la vie… Enigmes insolubles, même dans le café.

Marie Treize
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Remplir les sacs… mais aussi les vider.
Marie Treize, alias Philomène, alias Marie-Thérèse Jacquet
a épuisé sa réserve de nouvelles courtes. Bien désolée de ne plus vous faire
le petit coucou du mardi sur le blog de Guy, un lieu bien famé (ou femmé ?)
Si vous souhaitez lire mes nouvelles longues et quelques autres non éditées sur ce blog vous pouvez acquérir « Allumez le four et autres récits… » aux Editions Alzieu
1 rue du Moulin au Fontanil.
Ci dessous un bon de souscription pour ce livre vendu 13 euros jusqu’au 15 avril.
Merci à vous.
.....................................................................................
Bon de souscription
Nom :
Prénom
Adresse :
Désire recevoir… exemplaire(s) du livre :
« Allumez le four et autres récits… »
de Marie-Thérèse Jacquet
(120 pages environ : 24 nouvelles )
Prix de souscription : 13 euros l’un valable jusqu’au 15 avril 2010
Parution dans un délai maximum de deux mois après la fin de la souscription
Prix public 15 euros
Ci-joint un chèque de …………….. correspondant au règlement de ….. exemplaires
Lettres et Règlement
Editions Alzieu La Maison du Livre : 1 bis rue du Moulin Le Fontanil Cornillon Tel : 04 76 75 33 76
e.mail : admin@editions-alzieu.com
« Si elle sait peindre dans les couleurs subtiles de l’aquarelle, son écriture emprunte à toutes les ressources des palettes de la mémoire. Du fantastique vient enchanter une réalité âpre qui recèle aussi bien des tendresses. Sous le sourire et les mots choisis qui pétillent, elle exprime la fidélité à ses origines, quand le four s’ouvrait pour offrir le pain essentiel, chaud et parfumé. Elle nous fait voyager du Marais Poitevin à l’île de Batz en passant par la Mauritanie…
Une documentation précise permet de tracer des univers variés avec une nature très présente où les herbes révèlent leurs mystères et les oiseaux leurs rêves. Humour, sensualité, plaisir de l’écriture. Et quand elle reçoit un certain monsieur Dieu, elle hésite à lui faire écouter la Symphonie Liturgique d’Arthur Honegger qui serait trop marquée. Aucune faute de goût. »

mardi 16 mars 2010

Agiassos #2

"Tout droit je descendrai vers l'agora. Sous la voûte de feuilles rouges je boirai le café brûlant, très lentement. Je rêverai dans le sexe des feuilles écarlates. Silencieuse, j'enfanterai un chant en écho au saxo jamais vu qui joue pourtant sur les terrasses d'Agiassos. Saxo du Dieu caché.
Et puis il sera temps de filer ailleurs. »

C'est ici que le texte s'arrête, dit la jeune femme en décroisant ses bottes métallisées. Elle redresse son dos tandis que se meuvent ses beaux seins sous la combinaison souplement ajustée. Son compagnon allume une nouvelle cigarette sans la quitter des yeux.
- Tu ne lis plus...
- Il n'y a plus rien. Le carnet de ma grand-mère s'arrête là.

Le jeune homme se penche vers le sol, la fumée embrume les brodequins à semelles d'acier.
- Comment était-elle ?
- J'avais deux ans quand elle est morte. Sur les photos, elle est plutôt ordinaire. Elle avait la bougeotte. Ses carnets, elle me les a légués. Avant de partir en Grèce, elle a dit à mes parents que ses carnets, ses livres seraient pour moi. Bien brave ce pope du bas quartier d'avoir gardé les derniers carnets de grand-mère.
- Comment sont-ils tombés entre ses mains ?
- La police les lui a confiés et il a oublié de les renvoyer en France. Les popes ne sont pas riches...

La jeune femme caresse le casque anti U.V. posé sur la table de faux marbre. " Quel style ringard quand même !
- Je ne suis pas de ton avis, Electre, c'est une époque où il y avait encore des Grecs. Regarde autour de nous, regardons-nous. Qui sommes-nous dans nos armures de métal et de plastique ?

Le jeune homme se tait, il sourit un peu parce qu'il est amoureux. Ses bagues et ses bracelets lancent des feux agressifs. La lumière du crépuscule traverse la coupole de verre au-dessus de l'agora et des rues d'Agiassos. Elle se difracte, éclabousse les tenues brillantes des consommateurs. Il n'y a pas de musique aujourd'hui. L'Association Européenne des Oto-rhino a obtenu de Bruxelles la trêve d'une journée par semaine. Les coupoles, la climatisation autorisent les touristes à se découvrir. Les peaux roses et blanches sont de fragiles lumières dans la lumière du couchant. Le jeune homme repose son verre d'eau minérale deux fois recyclée :
- Tu ne trouves pas que l'humanité, ici, ressemble à un ramassis de vers blancs sous un bocal renversé ?
- Arrête, tu n'es pas drôle !
- Et ta ringarde de grand-mère faisait du vélo sans masque, sans scaphandre. Elle dormait à la belle étoile. Les étoiles elle les voyait, et le ciel de Grèce, toujours bleu l'été... C'est ce que disent les vieux guides...

Main dans la main les jeunes gens gravissent une des huit avenues de la cité. Les néons annoncent des spectacles pornographiques ou des films d'épouvante. Des garçons très maquillés, attirent les consommateurs à des tables minuscules. Des familles s'agglutinent aux vitrines des magasins : Bonbéton, Monkikian, Zony... Les lasers balafrent le ciel composant et décomposant les silhouettes de dieux et de héros helléniques.
Ils s'arrêtent devant le musée des arts et techniques. Sous un globe de verre un âne empaillé, gueule ouverte, oreilles dressées. Pour un Euro, on entend braire le dernier baudet de l'île décédé en 2008. Pour deux Euro supplémentaires on assiste à l'érection de son pénis, dit la pancarte. La mécanique est tombée en panne. Une petite fille s'obstine à appuyer sur le bouton, ce qui provoque le rire du père occupé à vider une boîte de bière. Un cinéma annonce des succés européens : "Quand l'ozone reviendra", "A nous, les petites mongoliennes", "Les Requins sont fatigués".
- Je me demande si on a eu une bonne idée de venir à Métylène...
- Et les carnets de ma Grand-mère ? On va y trouver une foule d'informations sur la faune... La pauvre elle n'était pas douée pour les prophéties... mais elle s'y connaissait en oiseaux...
- Ouais... "Rien ne change jamais à Agiassos..." Vaut mieux en rire...
- Allez, ne perd pas le moral. Nous irons travailler dans les mines d'eau douce au Spitzberg l'été prochain. Il paraît que trois mois de boulot là-bas, ça te donne de quoi vivre bio pendant un an. Trois ans si tu bouffes n'importe quoi !

Dans le parking souterrain l'air de la climatisation souffle comme un vent d'Odyssée. Les jeunes gens referment leurs tuniques, ils enfilent leurs gants. La moto bondit à l'extérieur du réseau couvert. Le jeune homme fait le plein à une pompe automatique tandis que le visage de la jeune femme soudain s'immobilise en direction du Mont Olympe brillant comme un os de seiche dans la nuit. Ce n'est pas la montagne qui brille, c'est un immense écran sur lequel un type aux yeux dégoulinants distribue des cadeaux à un couple obèse.
- Ecoute... Ne remets pas le moteur en marche... On dirait un saxo... quelqu'un joue du saxo... Tu n'entends pas ?
- Ton casque est mal vissé, Electre. Tu vas te prendre une giclée de saloperies. Si Pan a échappé à la syphillis et au sida, les U.V. et le plomb auront sa peau. En route, accroche-toi, y a douze virages dans la descente.

Au carrefour de Vassilika et d'Ipio, elle lui demande d'arrêter leur bolide. "C'est ici que Grand-mère s'est défoncé le crâne. Le pope a dit que sa bicyclette était irrécupérable. Mon oeil !
- Les popes sont pauvres, c'est toi qui l'as dit... Tu as les carnets et la sacoche de cuir... Qu'est-ce que tu ferais d'un vélo ?
- Rien. Mais j'aurais aimé le voir, na !
- Ton ancêtre savait couper les fils, prends en de la graine !

La moto fonce vers Molivos où se trouve un des camps des Jeunesses Ecologistes Européennes. On y élève des requins. Le requin métabolise le plomb et le mercure et ne développe pas de cancers. Les chercheurs du génie génétique espèrent greffer dans un avenir très prochain des gènes du squale sur les chromosomes humains. L'avenir est à ceux qui savent couper. La moto fonce.
Marie Treize

mardi 2 mars 2010

Agiassos #1

Sur son front est tatoué un requin de profil, gueule fermée. Elle lit à haute voix un carnet jauni. Le jeune homme l'écoute en fumant, les yeux levés vers la coupole de verre. Elle tousse et poursuit sa lecture : "...Je retournerai à Agiassos. J'y retournerai. Je sais que je retrouverai la cité inchangée. Rien ne peut jamais changer à Agassios. Tout y tourne à la suite du soleil. Dès l'aube, la ville tourne sa corolle vers le mont Olympe, recompose ses ombres, ses parfums et ses bruits, lâche ses chapelets d'ânes à demi sauvages, testicules écorchés aux épineux, sabots ébréchés, museaux blessés... Elle lâche, Agiassos, ses touristes à scooter, ses bandes de cupidons. Ils ne lancent pas de flèches mais des pierres aux visiteuses, aisselles et seins dévoyés sous les débardeurs. Cette ville que personne ne peut prendre, je la reverrai, pieds nus pour ne pas glisser. Je pactiserai à nouveau avec la traîtrise des pavés et tant pis si la pestilence des rats crevés me lève le cœur, et tant pis si midi me frappe. Je serai un insecte sur ton ventre, Agiassos car tout tourne et roule autour de ton ventre, Agiassos, ville-piège, ville-bousier. Je braverai les vieilles des ruelles, leurs cheveux pris dans des filets noirs. Leurs yeux fixes et doux comme ceux des chiennes de cette île, gardent les ombres de la ville haute... Je tracerai ma ligne de vie dans la main aux quarante rues, aux quarante doigts. Une jeune fille, un marmot morveux entre les jambes, me poussera vers le bas de la ville, me croyant égarée. J'éviterai le traquenard de ses :"Agora ! Agora !"Je ne me plierai pas à sa feinte sollicitude mais j'éviterai son regard sagace. J'irai plus haut que les boutiques de céramiques, plus loin que les derniers bistrots où se figent des dix heures les hommes pris à la ronde des cafés limoneux sous les yeux indéchiffrables des popes joufflus.
J'arriverai où elles m'attendent, dans le bric-à-brac de leur cour. Ce sera l'automne. Elles auront un pull noir sous leur robe noire, le noyer aura gardé quelques feuilles. Les quatre chèvres seront à grignoter ; le cabri sautera sur le toit de sa cabane, dressé sur ses sabots. Il bêlera :"C'est toi ! Bienvenue !
Une des femmes sera occupée à tourner le lait dans la marmite de fonte. Elle lâchera le bâton pour ajouter des sarments au feu, sous le trépied. Preste, elle reprendra le brassage de peur que le monde ne s'arrête. Comme la première fois je la contemplerai, la naïve, la travailleuse sans mémoire. J'agiterai mon carnet, elle comprendra, elle me désignera ma place sur la pile de planches. J'écraserai les épluchures, les crottes sèches, je m'assoirai face à la marmite. Je ne lèverai pas mon crayon, le fil sera tenu. Alors l'autre apparaîtra, forte et joviale. Elle me proposera le lait, elle m'offrira une chaise, apportera le pain grillé et les noix.
Et je couperai le fil.
Leur signe s'assentiment sera discret. Je leur donnerai le dessin. Je me lèverai, elles me presseront dans leur odeur de chèvrerie, elles laisseront à mes joues leur sueur.
Et le fil sera coupé.
Tout droit je descendrai vers l'agora. Sous la voûte de feuilles rouges je boirai le café brûlant, très lentement. Je rêverai dans le sexe des feuilles écarlates. Silencieuse, j'enfanterai un chant en écho au saxo jamais vu qui joue pourtant sur les terrasses d'Agiassos. Saxo du Dieu caché.
Et puis il sera temps de filer ailleurs. »
Marie Treize

mardi 12 janvier 2010

Envahisseurs

Une copine me disait, ironie inspirée par l’envie :
« Tu habites une Petite Suisse ! »
J’en suis restée chocolat, mais vérification faite, la dame a bien raison.
Tout est coquet, propret, sécurisé au Bombaril, département Risée, canton de Sainte Fièvre.
Cheu nous pas de pétarades nocturnes, pas d’agressions, pas de rixes, pas de risques. Pourtant les ancêtres à sac à main ne manquent pas, musardant en toute quiétude de banc en banc.
Chaque été mes chers petits enfants déboulent dans mes lieux sécurisés. Des gamins venus de cités moins protégées : Toulon, Perpignan, Barcelone… Des coins qui vous apprennent la vigilance pour biens et abatis.
Privée de siestes et de scrabble avec mes chevrotantes copines, je dois accompagner mes moustiques dans une tournée intégrale du village. Notre pacte est simple : si je veux regarder Super Nany sur la Six, Derrick sur la Trois, si je souhaite les jeux télévisés afin de ne pas attraper la sénilité, il leur faut absolument une histoire devant les récentes œuvres d’art apparues dans notre village mécénesque.
Les sculptures qu’ils préfèrent sont : « le prince et la princesse », au départ du sentier des Mollah et cette féerie de pierre, de verre et de métal prête à s’envoler. Hélas ! Elle a récemment perdu ses ailes caillassées par des ennemis de la beauté venus, c’est certain, de St Quentin les Voyous ! Cheu nous ya pas de voyous ! On ne veut pas de ça cheu nous a dit le Conseil Municipal. Donc onnennapa.
- Ca fait rêver, s’extasie Lili, six ans devant la fée privée de ses ailes.
- C’est trop, ajoute César en caressant la tête du roi.
- Beau, complété-je.
Arnaud, trop jeune, se contente de tripoter ses incisives.
Cette année là, j’ai cru à un été tranquille pour mes neurones. Ils se contenteraient des bibliothèques et des cinoches locaux, les sacripants ! Je parle de mes petits, non de mes cellules cérébrales, vous aurez compris.
J‘avais tout faux.
- On veut voir comment c’est avec le bus qui passe plus au milieu du Bombaril, a déclaré César, l’aîné, onze ans. Il veut devenir urbaniste depuis que H.P. l’a envoyé vivre à Barcelone. Devenu européen, le bonhomme développe un sens critique qui me laisse pantoise.
Frauduleusement nous prenons le raccourci par le parc de la Maison de Repos. Commence l’exploration des abribus. « Non, que je leur dis, c’est pas aujourd’hui qu’on ira au cinoche à Tataouine… J’ai compris pourquoi vous vouliez voir la nouvelle ligne du Trois, filous ! »
Rafraîchis par la brise poussiéreuse qu’engendre la circulation, nous atteignons le carrefour qu’agrémentent fleurs, feux de circulation sans oublier le cadran qui donne la date, la température et l’heure et le Sein à Téter- pardon, le Saint à fêter. C’est le moment de vérifier que Lili sait lire l’heure. C’est bon, elle sait.
- Et ça, c’est quoi ? interroge César.
Damned ! J’avais oublié la dernière en date des œuvres d’art érigées au village.
Suivi de Lili, César bafoue le feu rouge. Je les rejoins en faisant voler Arnaud au bout de mon bras.
J’enguirlande copieusement les grands. En vain. Ils sont ravis dans la contemplation de la statue.
César : C’est un niti…
Moi : C’est quoi un niti ?
César : Ben Mamie, tu lis quoi ? C’est un Alien.
Moi : Un fou ?
César : Mais Mamie, où est-ce que t’habites ? Un Alien c’est un extraterrestre, un venu d’un autre monde.
Ce mioche en sait plus qu’une Bombariloise aggravant la moyenne d’âge du canton.
César poursuit :
- Tu vois bien que c’est un niti : il a deux cerveaux et il a quand même du mal à lire tout ce qu’on doit savoir sur les humains. Ses oreilles de Pluto pendent de chaque côté des joues. Je les trouve très chouettes. Il hésite, réfléchit… A mon avis l’air de la Terre ne lui convient pas parce qu’il est en train de se décomposer. Vise les couleurs ! C’est d’un super réalisme. Il est bon pour danser avec les Morts Vivants de Mikaèle Jaquesonne. Faudrait ajouter des mouches et des vers, ça ferait plus vrai, hein, Mamie ? Je peux jeter de la terre dessus pour que ça fasse lèpre ?
Mamie n’a vu qu’un lecteur nu en position inconfortable, sur la pointe des pieds, ce que critiquerait notre animatrice de gym douce. Le pauvre, il ploie sous le fardeau d’une génération pas du tout intéressée par la lecture : un bambin à califourchon sur ses épaules d’ex-concentrationnarisé. Ah, combien est grande ma sympathie pour ce Papi ! Il ne fera pas de vieux os celui-là ! Même si on lui fait des rayons verts et violets la nuit. Cancer des os ou de la peau ?
Lili me chuchote :
- Dis Mamie, pourquoi le monsieur moche il fait caca sur des livres ?
- On ne parle pas comme ça. Il faut dire déféquer. Et puis il n’y a pas de chasse d’eau. C’est la preuve qu’il ne fait pas ce que tu dis !

J’entends un gros « blurp ». C’est Arnaud qui vomit un truc vert.
Soudain coup de vent glacial, mini tornades sur le bitume, passent des touffes d’herbes enroulées sur elles-mêmes… un harmonica invisible gémit au loin.
Tandis que nous fonçons aux abris, des bruits de tôles froissées ! Une dame aux dents de morse sort de sa Clio dont le pare-choc arrière gît sur le macadam. Poing droit levé, elle se dirige vers l’automobiliste qui lui a embouti le coffre. Tout penaud le jeune homme au menton démesuré, au cou filiforme montre le Niti en guise d’excuse.
Ouaf ! Fuyons ce lieu malsain ! Je crains un remake bombanilois de la Guerre des Mondes.
César me suit à regrets : « T’as peur de tout Mamie ! » Il n’a pas vu les écailles qui lui poussent sur la main. A double tour, je nous enferme dans mon bunker pressurisé.
Cérémonial avant le coucher :
César quand tu auras fini de brosser ta longue barbe, pense à la tresser. Elle pourrait t’étouffer pendant le sommeil. Il y a des chouchoux dans le tiroir sous le lavabo.
Arnaud, cesse de chougner ! César est un imbécile : tu n’as pas des oreilles d’âne. Les ânes n’ont pas les oreilles roses. Allez, dors bien mon lapin.
Lili ! Tu n’es pas encore couchée. Ah, je vois. Tu ne sais pas encore replier tes ailes. Je vais t’aider. Bonne nuit, ma petite fée.

Quel délice de s’allonger sous la couette ! Mes pieds bleu marine et qui plus est palmés n’ont pas froid. Plus besoin de chaussons de nuit ! Nageons dans un sommeil sans cauchemar…
Marie Treize

mardi 29 décembre 2009

En famille

La soupe aux choux de grand-mère, un événement.
Grand-père se déchaussait le premier : cors, durillons, oeils de perdrix, quelques poils blancs. Il riait, agitait les orteils- les vieux sont joueurs- remontait le bas de son bleu de travail- on ne lui connaissait pas d’autre accoutrement- trempait le doigt dans la marmite. Vérifions la température du bouillon. Trop chaud c’est pas bon pour mes varices.
On l’aidait à se hisser sur le banc, puis sur la table paysanne de bois brut poli par le temps comme il se doit dans les illustrations de bouquins pour gamins, une manière de leur apprendre l’histoire des classes populaires.
Grand-père aimait les soupes de sa femme. Il levait le pied droit, soutenu par sa descendance, le plongeait dans la marmite, le gauche suivait vite le même chemin.
C’est qu’il avait fait la guerre dans les Aurès ; alors, la soupe vous pensez bien !
Le patriarche de son piédestal : oui, elle est assez salée. Comment un pied peut-il doser la salinité d’un liquide ? Je n’ai aucune réponse, de toute façon c’est en famille, les secrets, vous savez. Non, elle n’était pas trop grasse, l’os à moelle avait la bonne taille. Nous devinions que le pépé palpait la chose consciencieusement. Comment un pied peut-il palper, hein ? C’est un secret pour personne que les pieds palpent surtout dans les contes.
Il poussait un soupir de soulagement comme après une longue séance de massage podologique, lâchait un pet. Nous, on aimait les pets de Pépé : c’est pas un vice quand même !
Enfin il redescendait sur la terre battue, eh ! Pauvre terre ! C’était le tour d’oncle Hubert.
Il ne s’asseyait pas sur le tabouret à trois pattes placé dans la marmite. Debout, ses fesses de gendarme pointant. Son regard bleu ne mentait pas ; il fixait par la fenêtre les terres de l’héritage. Il jouissait du glissement des poireaux entre ses orteils et nous en avisait. Ca lui rappelait les algues à marée basse du côté de St Valérie-en-Caux.
Ma grande sœur Berthe, prenait la relève, son missel-mi-raisin, à la main. Droite comme une sainte médiévale, elle gravissait le banc, la table. Sa tête ignorait ce que trafiquaient ses panards. Avec un prénom pareil, on ne peut avoir que des panards, même si ce n’est pas élégant pour une future sainte d’en avoir de si grands.
Je souhaitais furieusement, follement, violemment que mon étourdie de sœur renversât le faitout. Je savais, hélas, de quelle extrême attention sont capables les distraits. Quant aux distraites…
C’était mon tour. Je n’étais pas bien vieille et si timide. Alors monter sur les planches même en famille me fichait la chamade. Je chougnais bien que je susse l’inutilité de mes larmes. Oh ! La grande fille pas courageuse ! Oh la brailloux !
On me juchait de force parmi les couverts. Le bouillon m’arrivait au bas des cuisses. C’était gluant et doux, ça sentait le laurier. Je fermais les yeux toujours et je chantais.
Qui aurait supporté tant d’appétit dans leurs yeux de loups ?

Marie Treize

mardi 24 novembre 2009

Extravagante pugnacité de l’être.

Au-dessus du miroir aux alouettes qu’est mon P.C. j’ai affiché la phrase signée Valéry Paul :
« L’espérance est la résistance de l’être devant les prévisions de son esprit ».
Voilà une pensée qui me nourrit.
Quand je me suis rendue au service de réanimation à l’hôpital Nord, je me suis perdue sans coup férir entre les niveaux, les services. J’ai tourné de vestibules en coursives. Oubliée en un vaisseau fantôme, je ne parvenais plus à lire les écriteaux. Aveugle, je demande ma route à d’autres égarés parlant vite et bas, me désignant des directions que cassent d’imprévisibles bifurcations. Dans ce Château, je n’étais pas prête pour autant à reprendre le chemin de la sortie puisque ce chemin de toute façon je l’avais perdu aussi. Par ces tunnels, ces couloirs insensibles je devais rejoindre l’armée des soignants, des blessés. Trouver la chambre d’Y. accidenté en Chartreuse. Sans carte, sans cailloux blancs, sans fil providentiel, à un moment j’ai appelé : « Il y a quelqu’un ? »
Je tendais l’oreille mais n’entendais que des aboiements, des grincements de poulies, des chuintements, des échos de fonds de ravins ! Et puis un barbu, poussant un chariot de bonbonnes m’a dit : « Au fond à droite… » avant de disparaître dans un autre labyrinthe. Au fond à droite nul Cerbère, juste l’équipe de déminage en blouses vertes.
Enfile cette blouse, ce bonnet, lave-toi les mains, tu peux pisser avant si tu en as besoin… J’en avais besoin. Pas plus de deux personnes à la fois dans la salle de réa. Quand Jo va sortir, nous pourrons entrer. Jo est sorti et nous sommes entrées dans un sombre sapin de Noël. Chambre noire et dans ce noir les yeux clignotants d’une dizaine de robots, leurs âmes à nu sur des moniteurs opalescents. Ce bruit de soufflerie, régulier, trop régulier pour être humain. Ce tube dans une bouche, paille géante pour aspirer l’air. La bouche meurtrie de Y. Sous le drap le corps figé de Y. Une machine fait le boulot pour qu’il respire, le vieux copain. De part et d’autre du lit nous tenons ses mains. Il ne peut parler, nous nous regardons.
Les larmes viennent, les larmes viennent quand il n’y a pas d’autre recours. Les larmes chassent les images, les larmes sont réelles. Les larmes sont bonnes. Pleurer nous abreuve. « Le ciel, son soleil et ses étoiles sont pour toi, vieux frère, tu les retrouveras bientôt. » Y. approuve avec ses mains qu’il serre dans les nôtres. De temps en temps nous tentons des interprétations qu’il valide ou invalide à coups de paupières. Conversation lente, lenteur de ce qui s’élabore dans la vie en péril quand elle s’obstine à vivre.
A. essuie les larmes de son mari. J’assiste à une transfusion d’amour entre ces deux là.
Les miroirs et notre peur de mourir, volent en éclats. Terrain déminé.
Clémence Psyché

mardi 17 novembre 2009

Les miroirs étaient trop hauts

Les miroirs étaient trop hauts dans notre logement étroit, ou alors, ma joie de vivre était si forte qu’elle se passait de sa représentation.
Autrefois je contemplais mon image pour me voir belle, pour le croire, pour enfin aujourd’hui ne plus m’en préoccuper après en avoir douté. Je me dis que je suis enfin libérée de cette hallucination servie sur le plateau vertical des miroirs.
Quand un homme de ma génération me dit, mi figue mi raisin : « Tu es encore consommable… », je réponds que je ne suis plus une oie blanche et qu’il n’a pas l’air non plus d’un pigeon. Nous rigolons, nous nous faisons la bise. C’est moins fatigant que de trampoliner dans un plumard et plus sûr pour nos ostéoporoses ! Bien entendu, ces messieurs sur le retour (on devrait plutôt dire en avance sur le peloton) audacieux en paroles ne sont pas toujours très doués dans l’art de séduire.
Tandis qu’en catastrophe le Don Juan évoque les images de ses dulcinées d’antan afin de ravigoter son ustensile, elle, en attente paresseuse de l’événement improbable finit par ouvrir sa flore (à défaut d’autre chose) et de s’écrier :
- Botrychium Lunaria ! Je savais que j’en trouverais dans ce coin ! Regarde, n’est-elle pas mignonne cette minuscule fougère rescapée du Tertiaire ? Deux centimètres au plus…
- Ce n’est pas beaucoup en effet, commente-t-il, en se refalzarisant. Faudrait que je la photographie en macro ta… Tu as dit ?
Charmante sexualité des seniors !
Les miroirs étaient placés trop haut dans le logement étroit de mon enfance. Je trottais plus bas que ces nids aux alouettes, préoccupée de ce que je trouvais par terre. Si les vieillards regardent par prédilection le ciel en dépit de leurs arthroses cervicales, les petits enfants, depuis si peu de temps sur terre et encore tout étonnés de l’aventure, examinent le sol, l’apprivoisent à pas branlants cette chose qui les tient et parfois les bascule.
Clémence Psyché

mardi 10 novembre 2009

Ce jour-là

Et puis ce jour là dans le clair obscur de notre demeure nordique, je me suis vue dans le miroir disposé sur le buffet. C’était l’époque où les Arts Décos influençaient jusqu’au mobilier bas de gamme des foyers populaires. J’avais été gravement grondée, peut-être même battue par une mère sans cesse excédée. Pour mon esprit de six ans, la réprimande était injuste et je n’avais pu m’en expliquer. Il en était ainsi dans une famille où l’on ne savait parler. Les enfants filaient doux, menaient leur vraie vie dehors avec leurs bandes (peut-être en est-il toujours ainsi dans ce que les medias et les politiques appellent les quartiers sensibles). On rentrait au logis pour manger, déféquer et dormir ou se prendre une raclée pour absence prolongée, jamais un bisou (ce mot n’existait pas). Au mieux on se retrouvait le dimanche sur des genoux, entre des bras fatigués : le chat ou le chiot faisaient aussi bien l’affaire. Dans le commerce surtout si celui-ci est artisanal, en l’occurrence dans une boulangerie, il n’y a pas de place pour les enfants. Ils se débrouillent, pratiquent l’évitement des petites tâches : va porter ce pain à Mme X., surveille le lait, recharge le poêle, va ici, va là. Ne pas se faire chopper, se glisser en catimini dans la rue et courir, courir vers les jeux, courir vers les autres enfants. Liberté conditionnelle… dont les lois étaient la faim et le sommeil. Liberté réelle : l’apprentissage de la débrouillardise.
Peut-être avais-je sauté le repas de midi ; cette mère électrique qui parlait peu, mais gueulait fort, veillait scrupuleusement à la survie de ses rejetons, les gavant de nourriture « fortifiante » , les persécutant de lavements intestinaux si elle soupçonnait un fonctionnement défaillant de leurs tubes intimes. Une mère qui ne pense qu’à vous remplir selon ses désirs, selon ses peurs, selon les souffrances de sa propre enfance nécessiteuse.
J’avais pris une torgnole - pas grave, comme on le dit aujourd’hui, surtout si c’est douloureux. En prime j’avais reçu la haine, la folle haine dans les yeux de ma mère, ses cris. En morceaux je me voyais dans les yeux de ma mère. J’étais promise à la destruction. Furieuse aussi, je l’étais …
Me voilà réfugiée, au plus noir de la salle à manger, grimpée sur une chaise, secouée de sanglots, suffoquant, crachant, expulsant ma morve.
Je lève les yeux et je la vois. Qui est-ce, celle-là ? C’est un visage de fillette blonde, elle essuie son visage, le salissant. Elle a les yeux comme des flaques d’eau. Des yeux de fée ou de princesse qui coulent sur ses joues. Elle renifle et me regarde. Comme elle est intéressante ! Comme Je suis belle !
Consolée. La vie est admirable ! Je ris : ma mère est moche, mais moche. La pire des sorcières !

Sorcière bien-aimée, petite enfant des corons sans miroirs, sans robinets, sans électricité. Pour l’intimité, des chiottes au fond du jardin.

Clémence Psyché

mardi 3 novembre 2009

Poussin

Le bleu, surtout ciel, c’est pas une couleur que j’aime. J’ai trop vu les voiles bleus en plâtre des statues de cette vierge dans l’église et par-ci par- là, dans les chapelles de campagne. On me traînait dans les processions, on m’abandonnait sur le banc dans la chapelle de la Sainte Vierge avec les envies de pipi qui ne tardaient pas ; j’avais peur des toiles d’araignées pendues aux colonnes, peur des recoins où s’entassaient les débris des dieux démodés, peur des souris qui n’avaient pas peur de moi et se livraient à leurs petits commerces.
Je ne manquais pas de mères pourtant. J’étais l’enfant unique de Louise la boulangère toujours dans le pétrin par ces temps de guerre. Elle avait quatre sœurs. Elle me confiait à ses frangines toutes célibataires et sans enfants. Il y avait ma préférée, Berthe aux grands pieds de palmipède et puis Augustine la grande gueule, Florine aux gros lolos voyageurs, Olivia et ses moustaches. Toutes pieuses, les petites mains du curé ! On m’embarquait, on me déposait, on me laissait en attente, on m’oubliait, on me couvrait de baisers en me retrouvant sur le banc en face des voiles de plâtre bleu, sage, assis en tailleur sous la garde des araignées et des souris besogneuses. Les tantes ne manquaient pas d’ouvrage dans l’église du bourg normand : Berthe lavait à grande eau la nef. Belle et bien bête. Je veux dire bien bête de s’esquinter le dos au lieu de regarder ses soupirants. Augustine dirigeait le chœur des dames et demoiselles, Florine s’occupait de la sacristie avec le curé pour l’aider. Ca prenait du temps tandis que je rongeais mon frein et que l’envie de pipi me tortillait sur mon banc. Olivia s’occupait de dépoussiérer les Joseph, Rita, Thérèse, Nicolas et autres Martin. Une fois même elle me caressa de son plumeau. Somnolant dans la pénombre j’ai poussé un hurlement croyant à une attaque des toiles d’araignées. “ Et alors, Poussin ! Qu’est-ce qui t’arrive ? ”

Et voilà, Poussin ! J’étais le poussin d’Augustine, de Florine, de Berthe, d’Olivia. Un mot doux avec un bec.

J’ai parlé très tard. Mes premiers interlocuteurs furent Miquette la chienne papillon qui ne s’est jamais envolée en dépit de ses grandes oreilles qu’elle dressait pour me répondre. Oui, l’oreille droite ; non l’oreille gauche. Rien du tout quand elle ne comprenait rien. Alors elle s’asseyait et me tirait la langue. Le chat me comprenait aussi, un fainéant aux griffes prestes. Il me ronronnait des berceuses bien plus efficaces que les contes horrifiques de mes tantes. Elles raffolaient d’histoires d’ogres et de revenants : pourvoyeuses en cauchemars.

J’ai eu, me disait-on, un berceau garni de satin bleu et je n’ai pas beaucoup gazouillé. Je vomissais beaucoup dans les dentelles. Le lait de ma mère ne passait pas. Toujours pressée de retourner à son commerce, elle n’attendait pas mon rot et me confiait à d’autres bras, d’autres haleines, d’autres odeurs musquées d’aisselles et de ventre, d’autres voix postillonnantes, d’autres manières de manipuler mon petit torse et mes petites fesses.

Poussin, poussinet, pupuce, poussipouninet, poupou et j’en passe…

Ah ! Je les ai bien remplies vos mains, mes tantes. Ah ! Je les ai bien humidifiées de mes larmes vos lèvres voraces. Poussin, poussinet, je te mangerai de baisers. Pourquoi pleures-tu ? Si mignon à croquer ! Miam, miam, miam sur le petit ventre ! Le joli zizi du poussinounet ! J’avais peur de vos grandes bouches (sauf celle de Berthe, si paisible), de vos baves, de votre force inattentive. Je passais de mains froides en mains chaudes ; de seins plats en seins ronds. Les seins doux et ronds de Berthe, son odeur de tilleul et de cerise. Contre eux, j’avais un peu de repos et je m’endormais.

Et puis j’ai grandi. Mon corps. Je parlais peu. Mes études au cours privé de la rue des Augustins furent un fiasco : rêve au lieu d’écouter, répond à côté de la question, recherche la solitude. Certes j’avais d’excellents résultats en rédaction mais j’étais tellement nul dans toutes les autres disciplines qu’il fallut renoncer au séminaire.
Je bricolais à la boulangerie, décorateur de mokas, virtuose de la poche à douille.. Faut bien que tu gagnes ta croûte, Poussin ! Je peignais aussi de petites natures mortes, des chats, des chiens et des souris sans jamais utiliser le bleu. J’ai eu un succès paroissial. Les commandes rapidement étendues au canton. Le tourisme gagnait notre région riche en églises romanes. Je vendais des images de chapiteaux sous un ciel blanc.
Pauline n’était pas une beauté mais elle sentait bon. Elle était parfumeuse et esthéticienne dans la localité voisine. Le soir des noces je tremblais de désir dans la chambre nuptiale réservée par mes parents à l’hôtel des Voyageurs. Mon father me parlait pour la première fois, me donnant des conseils que j’écoutai à peine tant ils me firent rougir.
Pauline en nuisette de satin bleu, m’appela. Elle rayonnait de bonheur dans le grand lit : Viens mon Poussin, Viens…
Nous n’eûmes pas d’enfants ensemble, c’est le responsable de la cellule communiste qui se chargea de ma descendance avec foi et persévérance. Je devins le père légal d’enfants du plus beau roux. Tante Augustine rappela que nous avions eu un ancêtre rouquin au XIX me siècle…
Je me fichais bien des gênes et autres ciments générationnels. Je peignais nuit et jour pour nourrir et éduquer notre portée de renardeaux.
Poussin ! Il faut commander du mazout ! Poussin, as-tu réglé la facture d’électricité ?
Pauline me rappelait à mes devoirs. Je regardais avec appréhension les canines naissantes des petits. Plus ils grandissaient, plus j’avais l’impression de rétrécir et d’être en danger.

Cette époque est bien loin maintenant. J’ai trouvé le bonheur et la paix. Je peins toujours. Le directeur m’encourage. Grâce à ton talent, me dit-il, nous allons enfin pouvoir rénover le réfectoire et les chambres du premier étage. Il me tape amicalement sur l’épaule et m’apporte personnellement du café et des crêpes. Ne perds pas de temps…
Et il y a mieux… Je me suis trouvé une bien jolie poule, la plus fraîche de l’hôpital. Elle glousse quand je la baise dans ses draps de soie commandés à la Redoute (la valeur de trois tableaux). Elle dort nue. Je la regarde dormir nue au matin, cette lumière nacrée qui joue dans le duvet de ses joues. Elle m’appelle Son Grand Coq Génial.
Quelque fois une très belle femme, plus très jeune, un peu cassée, me rend visite.
Elle m’apporte des mokas. Elle est bien gentille mais… je ne la connais pas.
Elle me dit : c’est pour toi Robert. Je sais que tu les aimes.
Je crois qu’elle est un peu folle. Peut-être a-t-elle perdu un être cher qui se nommait Robert ? J’aime son odeur de tilleul et de cerise.
Marie Treize

mardi 20 octobre 2009

Charlotte et le Poulpe

Un jour, il avait bousculé Charlotte devant la machine à café :
« Pousse ton vieux cul de là ».
On se fait des ennemis mortels pour moins que ça, surtout si l'affront a pour témoins les plus épais machos d'un laboratoire.
Charlotte sortit du local en se brûlant les doigts au gobelet, mortifiée de n'avoir trouvé en riposte qu'un :
« Tu crois que le tien est de la dernière fraîcheur ! ».
N'empêche qu'elle avait battu froid au Poulpe pendant quelques semaines. Mais le Poulpe était le Poulpe. Comment l'éviter longtemps ? L'individu portait un sempiternel pull en faux jacquard qui soulevait sa blouse en perpétuel lambeaux. C'était un grand type, célibataire d'une quarantaine d'années, barbe poivre et sel déjà, l'œil glauque, rampant. Il trainait les pieds, développait des théories jamais renouvelées sur l'inutilité du zèle, les vertus du laisser-aller, la vanité des combats.
Technicien titulaire du C.N.R.S. Et donc inamovible, il avait, depuis sa promotion au dernier échelon de sa catégorie sensiblement abaissé son efficacité professionnelle si bien que les trois équipes de recherches se le refilaient sournoisement, invoquant des raisons brumeuses pour s'en débarrasser. Personne n'était dupe. Surtout pas le Poulpe qui promenait ses gros souliers nonchalants d'étage en étage, prenait prétexte de ses changements d'affectation pour échapper aux réunions de synthèse, oublier les vaisselles de ses supérieurs tout un week-end, oublier la routine des horaires.
Le Poulpe recherchait surtout la compagnie des femmes. Caressait de loin, prenait dans ses tentacules les plus âgées. Ces dernières se dégageaient en riant après des simulacres de résistances. Il n'avait subi qu'une rebuffade et de la part d'une thésarde nouvellement arrivée qui l'avait repoussé les mains tendues devant elle :
« Vous, vous trompez ! Laissez moi ».
« Je suis un incompris, avait-il soupiré ».

Il avait repris son vieux speech sur la froideur du monde en général et de ce laboratoire en particulier, le dos contre un radiateur à trois mètres de l'évier débordant de fioles et tubes à essai encrassés.
La lame oblique du soleil d'octobre tranchait le sentier dans le calcaire. Ils montaient déjà depuis une heure. Charlotte peu entrainée aux marches en montagne, malgré leur proximité habituelle, soufflait, accrochait ses yeux aux « technica » imprimés sur les talons de son compagnon et gardait le rythme dans cette sorte d'hypnose : « technica » à droite, « technica » à gauche.
Elle pensait que depuis son veuvage elle avait négligé son corps et que ce dernier le lui reprochait bien. Que d'énergie à tirer ses grosses fesses qu'elle tâta sans ménagement. Elle mangeait trop de chocolat et le petit verre de whisky le soir devant la télé, son goût pour les nourritures grasses, les parties fines au restaurant avec les copines, tout cela contribuait à son précoce vieillissement. A quarante-huit ans elle en paraissait dix de plus.
Le Poulpe lui avait suggéré le service qu'elle lui avait bien volontiers rendu : le mener tout en haut de la falaise avec son barda. L'incident de la machine à café avait été pardonné.
Elle avait laissé sa Lancia au départ du sentier, chaussé ses vieilles godasses de montagne, fait la grimace au contact du cuir racorni et ils étaient partis vers la crête blanc et gris.
L´automne s´envolait dans des bruissements jaunes et rouges. De la roche friable montaient des odeurs d´aisselle, des parfums de cheveux et de poivre. Les voici au faîte. Derrière eux la prairie en douce pente a le pelage gris blanc des vieux chevaux. Devant eux il y a le vide. « Trois cent mètres de gaz », commente le Poulpe. Charlotte a retiré son pull, ses godillos et se masse les pieds avec difficulté. Elle chantonne un peu modulant selon le profil d´une chaîne de montagne lointaine que la neige brode déjà.
« C´est pas tout ça, faut que je me prépare ; s´agirait pas que le vent change. J´ai tout à vérifier. Il va falloir te pousser un peu, j´ai besoin de beaucoup de place ».
Il sort de son sac à dos une masse bleue et molle d´où pendent courroies et ficelles. Ses gestes sont rapides et francs. Il étale le tissu soyeux qui recouvre bientôt une bonne partie de la pente. A petits coups du plat de la main il déplisse, lisse, rectifie, fignole.
Placé devant tout cet azur qui nargue le ciel, il s´attaque aux ficelles :
« Tu comprends faut pas que je parte les ficelles emmêlées. Tiens, ça c´est les freins, tu vois la ficelle jaune ? Y a intérêt à savoir où elle est ».
A son air satisfait Charlotte estime que tout est en ordre. Il coiffe le casque orange, glisse la moitie d´une fesse dans le siège léger dont il boucle la ceinture. Dans chaque main il a saisi le bouquet de cordelettes. Il fixe un point droit devant lui – parfaitement immobile. Charlotte intriguée, assiste à la métamorphose du Poulpe : les rides s´effacent, le front s´élargit, la bouche se délasse, les épaules se déchargent. Il a 20 ans.
Coup de poignets ! La toile flasque s´élève en panache . Le Poulpe court, court, décolle. Charlotte se dresse, agite les mains, saute comme une gamine :
« Bye, bye, papillon ! Veinard ! Salaud ! ».
Mais il ne l´entend pas, il se balance déjà loin, visage ordonné à l´air, boursouflure bleu tendre sur l´indigo céleste, méduse, anémone, libellule.
Elle se rassoit :
« Veinard, salaud ! »
et elle rit en caressant l´herbe sèche. Puis se dépouille de tous ses vêtements, râle un peu en roulant sur la pente. Crissement de la soie sur la soie. Elle râle plus fort, arrête d´un coup de reins la chute lente. Bouche contre terre, elle mord, s´agrippe aux herbes, se remet sur le dos, écarte les cuisses, caresse son ventre, le gonfle, observe les jeux de la lumière dans sa toison. Un papillon rescapé des premières gelées se pose sur son genou.
Marie Treize

mardi 23 juin 2009

Taï Chi chuan

Il en serait ainsi pendant les jours à venir, les mois et les années, tant que la vie s'y prêterait. Elle bougerait en silence, la petite dame de 89 ans, aux yeux bridés.
Regardez-la. Elle est petite comme une enfant de douze ans. Elle porte des chaussons de toile noire, un pantalon de coton froissé. Elle ne sait que deux ou trois mots de Français : bonjour, oui, ça va, et vous ? Quelques uns vont à sa rencontre dans ce coin de la grande salle où mardi après mardi nous nous retrouvons pour bouger en silence.
- Comment allez-vous aujourd'hui ?
- Ca va. Bonjour,
répond-elle
Son visage est presque sévère. Comment savoir si nos salutations lui plaisent ou si nous l'importunons à venir la saluer au début de la séance. Son visage est bistre légèrement fripé, une énigme.
Le sol du gymnase est de caoutchouc bleu, les fenêtres haut perchées donnent à voir des arbres qui nous content les saisons, qui rapportent les humeurs des vents.
Vingt corps s'adonnent au mouvement en silence. Vingt corps vêtus de tissus flasques si l'on excepte quelques uniformes noirs à revers blancs.
La Chinoise de 89 ans, petite, dans l'angle ouest de la salle ne porte pas d'uniforme. Elle remue dans des étoffes gris rose et jamais son visage ne nous dit quoi que ce soit. Dans son coin, elle tourne comme une planète incompréhensible, inexplorable, un très vieux mystère appliqué à tourner en silence. Quand les équilibres se font audacieux, que sur un talon nous examinons la rose des vents, elle s'arrête, nous regarde impassible. Elle regarde les feuillages, frotte ses petites mains. Elle repart, meut ses membres courts sans effort. On voit rarement son visage. Elle aussi ne voit que nos dos. Le Taï chi ne sait rien de l'improvisation.
Les corps s'appliquent, tendent membres, visages, hanches, coudes et genoux. Tâtent le vide, pulsent le sang vers les orteils, le bout des doigts. Dans le silence, chacun perçoit le murmure de ses vertèbres, chevilles, rotules. Craquement d'une articulation malmenée, chuintement des talons se vissant au sol. Ronde perpétuelle. Yin, je me dérobe, m'aplatis, m'arrondis. Yang, j'attaque, tranche des mains, coups de pieds, coups de poings. Lutte avec l'air, avec la gravité, édification du squelette depuis la plante des pieds et sa précise cartographie, jusqu'au menton volontaire.
La Chinoise vibre telle une feuille de tremble. Comment imaginer un corps sous l’étoffe gris et rose?
Quelques uns vont encore la saluer à la fin de la séance après les mouvements taoïstes qui brassent l'univers.
- Au revoir, Madame.
- Au revoir,
répond-elle, le visage indéchiffrable.
On ne la voit jamais quitter la salle, ni dans les vestiaires. Peut-être arrive-t-elle la première et s'en va-t-elle la dernière. Elle apparaît, elle disparaît, telle un esprit. Elle bougera ainsi tant que la vie lui prêtera l'incalculable nombre des électrons qui font la cohésion des corps.
Son visage impassible semble dire : Tournez en silence avec moi. Je ne suis qu'une âme, vous n'êtes que des âmes, du vent, du soleil et des herbes. Vous n'êtes que du soleil, du vent et des herbes. Bougez lentement, droits, entrez dans la ronde des astres, jusqu'à la fin des jours. Abandonnez-vous au vide parfait, dans le ventre du temps.
Philomène

mardi 9 juin 2009

Elle est à toi

Il m'a dit : Elle est à toi, cette maison.
Puis il a chaussé ses godasses de montagnard, il a enfilé son anorak, enfoncé son bonnet sur sa tignasse qui grisonne. Il a ajusté son sac à dos, vérifié que ses gants étaient bien accrochés à sa ceinture. Il m'a encore regardée. Regard sans faiblesse, au gris pâli mois après mois dans son visage aminci. " N'oublie jamais qu' elle est à toi cette maison, quoi qu'il arrive…"
Devant la porte, il s'est arrêté, il s'est retourné, il a posé sa main gauche sur mon épaule droite qu'il a un peu serrée, comme si cela lui faisait mal cet effort dans ses doigts. J'ai regardé sa bouche demeurée fraîche, une bouche d'enfant. La porte s'est refermée sans bruit sur la brume d'altitude. Ses semelles ont raclé les grosses pierres au delà du perron et le silence est revenu petit à petit gelant l'espace, posant dans ma poitrine des cristaux acides.
J'ai cherché du regard la pendule et les réveils, j'ai froissé le journal de la veille, j'ai serré mes bras contre mon ventre. J'ai allumé un feu dans la cheminée histoire de dégeler la glace qui pressait mes côtes. Quand l'eau bouillante a empli la théière m'envoyant au visage sa vapeur, j'ai entendu le mot " solitude ".
Je ne reverrai plus jamais Jean.
Au matin je l'avais trouvé s'affairant autour de son sac. Il avait très mal dormi : " Ca ne peut plus durer ; je vide mon compte en banque. Je pars voir le monde, les fleurs, les bêtes et les hommes quoi ! Ne dis rien même si tu ne comprends pas. Tu as la maison ; j'ai fait le nécessaire. Tout est en ordre. Moi, il faut que j'arpente la terre avant la fin… " IL s'était appuyé du front et des mains contre le manteau de la cheminée. Ses épaules pointaient sous le pull bleu qu'il ne quittait plus. Ses hanches étroites, des hanches d'ado, avaient encore fondu ; son pantalon faisait des poches sous ses fesses. Ses jambes si longues tremblaient un peu.
Il est parti maintenant.
J'ai bu un bol de thé et j'ai installé un matelas près de la cheminée. J'ai bu de l'eau chaude toute la nuit. Le vent s'est levé vers minuit. La branche du cèdre a frotté contre les lauzes. Jean n'avait pas eu la force de la couper ; je m'y mettrai demain. J'ai écouté France-Culture. La nuit les voix sont proches, elles sont dans la pièce, feutrées, chuchotantes. J'ai écouté les voix des femmes et des hommes, surtout celles des hommes. J'ai peut-être dormi.
Au matin, j'ai remis le matelas dans la chambre d'amis, j'ai pris un petit déjeuner, beaucoup de miel. La brume s'était levée, on apercevait la muraille éclatante du Mont Aiguille. Au printemps je partirai, je vendrai le chalet. Je quitterai ce cul-de-sac. Cette maison est un bateau échoué. Bientôt elle sentira le moisi.
Jean est parti. Il n'a pas voulu partager les derniers mois. Je l'aurais aidé pourtant mais que savait-il de mon amour ? Il a choisi cette marche contre la mort qui me laisse à moitié vivante.
Dans la salle de bain, sur l'étagère de Jean, j'ai trouvé ses boîtes de pilules… la galère de la trithérapie. Aura-t-il le temps d'atteindre les premiers déserts africains?
Le café, c'est vraiment une grande invention. Je vais en boire beaucoup aujourd'hui. Je couperai la branche du cèdre comme on coupe l'avenir. Le temps me portera le temps qu'il voudra.
Philomène

mardi 2 juin 2009

Dormir, dormir encore…

Dormir, dormir encore. Le chat est couché sur les pieds de l’enfant, chaton léger, si léger. C’est un chat qui jamais ne ronronne. C’est un chat de guerre qui craint les guerres. Son refuge, ce n’est pas la cave. Son refuge, il le trouve sur les pieds d’une enfant qui respire lentement pour retarder l’avenir. Elle rêve vite, elle veut terminer son rêve avant que ne se fende le silence. Le silence quand on le laisse tranquille, c’est le poids d’un chaton.
On marche dans la rue. La mère regarde par la fenêtre. Dans le ciel des fleurs de lumière achèvent de se faner. Les tirs de la défense anti-aérienne font leur boulot d’éclairagiste. Le spectacle son et lumière commence par la lumière. Faut bien qu’ils y voient, ceux qui vont tuer et ceux que l’on tuera. Les étoiles du feu d’artifice dégringolent quand se tait le chant des sirènes. Ils glissent sur les toits, le beffroi, disparaissent. On va peut-être mourir cette fois, murmure la mère, c’est beau pourtant ce ciel en fleurs.
L’homme et l’enfant ont sursauté. Ils ne se sont pas réveillés. Peut-être qu’ils rêvaient de l’enfer. Il faudrait réveiller l’enfant avant que le ciel ne lâche la mort. La mère regarde la rue, comme si c’était la chose la plus importante à faire par cette nuit d’été : prendre le frais à la fenêtre. Des ombres marchent, chuchotent. La petite s’enfonce sous son drap. La mère se penche pour l’écouter respirer. Dormir, dormir encore, c’est ce que disent les cheveux, le front de l’enfant, sa main posée sur la patte du chat… Elle n’a pas entendu les sirènes. Les nuits précédentes, elle était la première à jaillir du lit. Elle n’a pas entendu les jurons de l’homme répandu, long et large au travers du lit. « Merde ! Je ne descends pas, laisse-moi, tant pis… Y en a marre… Va… Prends l’enfant ou laisse-la avec moi… J’veux pas mourir sous terre… »
Déjà, il se fout la tête sous l’oreiller.
Dormir. Elle voudrait s’étendre près de l’homme long et large. Cacher son visage à l’aisselle de son homme, respirer sa vie, laisser passer la guerre, confier l’enfant au chat, à la maladresse des bombardiers. S’endormir, ne pas rêver, ne jamais se réveiller.
Elle se redresse. C’est ce silence. Un bloc de gelée aux tympans. Ses oreilles guettent les vibrations qui font de la gelée du silence imbécile mille aiguilles de terreur. C’est un bruit qui prendra à peine le temps de passer par les oreilles, qui ira droit au ventre pour le saccager. Alors, il sera trop tard.
Elle enroule la petite dans sa couverture.
Le couloir, c’est du goudron dans la gelée du silence. L’enfant ne pèse pas lourd, le sommeil l’allège encore. Parfois elle murmure, ne veux pas, veux pas… Mais la mère fait son travail de mère avec douceur et furie, c’est une chatte son petit entre les crocs.
La rue a le gris des vieilles rues sous les nuages frôleurs de lune. La mère évite les trottoirs, les murs traîtres ; elle gagne le milieu de la chaussée. Tout ce qui est de main d’homme lui fait peur. Soudain le vent les frappe. Pas de bruit formidable, à peine quelques cliquetis de tôles, le grincement de la girouette au carrefour de leur rue et du boulevard. La lumière arrive brutale sur le front de l’enfant. Elle ouvre si grand les yeux que la mère trébuche. Elle dit à la mère qu’elle veut marcher. Elle montre le disque filant sous l’effilochure des nuages.
- C’est une bombe ?
- C’est la lune, la pleine. Vite, on n’a pas le temps.
Le bourdonnement qui se retenait de l’autre côté du ciel, lance son boucan. Une sauvagerie, un hurlement. Retour des titans d’acier.
Les deux courent. Les tigres à leurs trousses lancent des rafales de frelons : c’est la lune bien sûr, c’est cette saleté de lune. Si elle brille de son gros ventre obscène, alors les tigres et les frelons arrivent pour le percer. Rien à faire. La petite pleure. Elle court plus vite que sa mère, ses pieds nus font clap, clap sur les pavés. Les mères ne sont pas rapides quand les coursent les tigres : elles hésitent entre fuir ou faire face.
- Regarde ! Ils sont là, les salopards ! Regarde bien, n’oublie pas !
Elles sont pétrifiées au carrefour. Puis sèchement l’enfant libère sa main. Volte-face. Elle court vers leur maison ;
- On a oublié le chat ! On l’a oublié !
Dans la chambre, l’homme n’a pas bougé. Tout est blanc et noir : des zébrures jaunes de plus en plus rapprochées. La maison tremble. Une gravure pieuse tombe dans un fracas de verre. A terre, saints, saintes, dieux et grigris ! Ils font une drôle de gueule les dieux lares ; personne ne sera épargné surtout pas les ventres des mères, aucun enfant, aucun chat. C’est contre eux que se font les guerres.
L’enfant compte, elle ne sait pas ce qu’elle compte. La voix froide qui jamais n’a peur lui dit de compter. Elle lui dit que si l’on entend le sifflement c’est que la bombe n’est pas pour vous. Alors elle espère les sifflements et se glace quand le silence revient.
Près de la mère, sous la table aux pieds grêles, elle guette les sifflements. Les pieds de l’homme font une drôle de danse. Ils courent. L’homme court dans son sommeil. Les tigres le pistent, rugissent dans son rêve.
La mère, son enfant, leurs dents claquent dans leur mâchoire… qu’une mâchoire pour hacher la peur… leurs entailles se vident… un seul ventre… ventre labouré, troué, explosé… oh…oh…oh… les serpents ne sifflent pas sur les têtes… les serpents se tordent et mordent dedans…
Les tigres sont repartis. Ils ont griffé la lune, ils ont chié dans les nuages, ils ont pété les tympans. Les pieds de l’homme sont au repos. L’enfant s’est rendormie, le chat entre les bras. La mère s’accoude à la fenêtre. Les gens sortis des abris regagnent leur demeures : c’était Five les usines de locos, ça brûle là-bas… Ce coup c’était pas pour nous… Ils sont heureux de respirer l’air de la nuit après la puanteur des souterrains.
On saura demain qui a casqué.
La mère se recouche. Pour se faire une place elle repousse le bras de l’homme. Le ciel est une fumée. Elle regarde la lutte que font les nuages aux fumées de la guerre. Elle ne peut pas dormir. Elle ne peut pas dormir. Elle ne veut plus dormir.
Lille 1943 ou 44 ou… ?
Kaboul, Bagdad, Gaza, Darfour, Sri Lanka, Peshawar et cetera.

Philomène