J’ai lu comme un roman cet essai limpide de 150 pages qui vient à point
nommé dans notre époque bouleversée.
« Le grand dilemme qui a structuré la
politique au XX° siècle est le rapport entre l’Etat et le marché : quelle part de notre vie et du fonctionnement de notre
société doit être sous le contrôle de l’état et quelle part doit être laissée
au marché et à la société civile ?
Au XXI° siècle, le
clivage décisif devient celui entre l’humain et la machine. »
Il est bien sûr question de Trump,
« un analphabète
fonctionnel comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à
résonner avec l'esprit du temps»
mais aussi de MBS, Mohammed Ben Salman le prince-héritier
d'Arabie Saoudite, de Bukele, président du Salvador dans sa lutte contre les
gangs :
« Certains disent que nous avons emprisonné des milliers
de personnes,
la vérité est que nous
en avons libéré des millions ».
Celui qui fut conseiller politique de Prodi n’ignore pas le
pouvoir de séduction de ces dirigeants sans limites, ni les erreurs de leurs
concurrents. Le compte-rendu d’une réunion de partisans d’Obama hors sol à propos du potager de la première dame inciterait au
rire, il est tragique. La catastrophe démocratique largement engagée n’en est
que plus effrayante.
« Si, au milieu
des années 2010, les Brexiters, Trump et Bolsonaro pouvaient apparaître comme
un groupe d’outsiders, défiant l’ordre établi et adoptant une stratégie du
chaos, comme le font les insurgés en guerre contre une puissance supérieure,
aujourd'hui la situation s’ est inversée : le chaos n'est plus l’arme des
rebelles,
mais le sceau des dominants. »
Au-delà de ces personnages caricaturaux, l’auteur du
« Mage du Kremlin » met en garde contre l’Intelligence Artificielle
et ses adorateurs Asperger de la même espèce prédatrice. « MBS construit
des enclaves où ne s'appliqueront que les lois de la tech, Bukele a adopté le
bitcoin comme monnaie officielle de son pays, Milei envisage de bâtir des
centrales nucléaires pour alimenter les serveurs de l'IA. De son côté, Trump a
confié des pans entiers de son administration aux accélérationnistes les plus
déchaînés de la Valley. »« Les ingénieurs
de la Silicon Valley ont cessé depuis longtemps de programmer des ordinateurs,
pour se transformer en programmateurs de comportements humains. »
Pour un bon mot, Da
Empoli, sans être un luddiste comme ceux qui s’opposèrent aux premières machine
à tisser, joue au modeste:
« Il est vrai que je suis profondément
incompétent en matière d’intelligence artificielle.
En revanche,
fréquentant la politique, j’ai développé une certaine compétence en matière de
stupidité naturelle. »
Ses références à Borgia modèle du « Prince » de
Machiavel, à Shakespeare, à Kafka donnent de la profondeur à des informations
qui habituellement nous noient sous leur profusion.
« L'IA surgit
comme une technologie borgienne, dont le pouvoir repose sur sa capacité à
produire de la sidération »
« Il y a des
phases dans l’histoire où les techniques défensives progressent plus vite que
les techniques offensives. Ce sont des périodes où les guerres deviennent plus
rares parce que le coût de l’attaque est plus élevé que celui de la défense. A
d’autres moments, ce sont surtout les technologies offensives qui se
développent. Ce sont des époques sanglantes où les guerres se multiplient, car
attaquer coûte beaucoup moins cher que se défendre. »
Lecteur, parfois commentateur, je me sens si petit que je ne
sais que picorer des formules, quelques remarques originales lorsqu’il note
qu’en quarante ans chez les démocrates les vingt candidats à la présidence et à
la vice-présidence étaient tous des avocats, sauf le dernier colistier de
Kamala Harris.
Le seul mot d’espoir serait dans le verbe « prétendre » de
cette dernière citation :
« Si, en
Occident, la première moitié du XX° siècle avait enseigné aux hommes politiques
les vertus de la retenue, la disparition de la dernière génération issue de la
guerre a permis le retour des démiurges qui réinventent la réalité et
prétendent la façonner selon leurs désirs. »