vendredi 3 mai 2024

Ecrans.

Amateur de paradoxes, je ne vais pas rechigner à reconnaître l’absurdité d’entamer une critique de l’abus d’écrans par écran interposé. La fugacité de leur clignotement et ma courte vue ne permettent pas de prendre le temps de s’appesantir pour aller au delà de l’image de foules regardant  le creux de leur main.
De petites observations peuvent cependant émerger à propos des mutations progressives de nos configurations mentales.
- Lors d’un match de ligue 2, vu en vrai, je n’ai pas été emballé par le spectacle, trop gavé de séquences répétitives des fulgurances de Ronaldinho ou Messi  qui permettent de patienter dans les salles d’attente. Le réel est décevant. La vélocité de Mbappé demeure aussi lointaine qu’un destin de princesse promis à tout enfant. 
- Je persiste à expliquer en vain à ma petite fille que le requin en baudruche au plafond du magasin est inoffensif, mais combien de vessies ai-je pris pour des lanternes? Tellement de feuilles de papier, de pigments et de pixels m’ont rongé les sangs. 
- Pédagogiquement parlant, la virtuosité des artistes sur Instagram décourage-t-elle les spectateurs ou fait-elle naître des vocations ?
Le développement des innovations technologiques (IA) est tellement fulgurant que la lenteur à se réformer de nos démocraties, accompagnant nos aveuglements, n’en est que plus flagrante.
Les querelles virtuelles ne restent pas forcément dans le fictif, elles plantent leur tente au coin des rues et des amphis. Des informations traumatisantes parfois gonflées à l’infox désinhibent les violences qui croissent de leurs croisements.
Les débats se déportent spécialement quand il s’agit de l’Europe : poule woke et coq nationaliste crachotent ou s’égosillent, les ergots plantés dans le fumier, ignorant toutes les décisions qui ont permis de traverser de sérieuses crises (Covid) et d’en affronter d’autres tant bien que mal (Ukraine).
Parmi les expressions qui me ravissent le « Tout à l’égo » a une place de choix. Et s’il en est de la traditionnelle querelle de générations, le boomeur, bavard par définition, ne peut fermer sa gueule, quand les abords de nos villes sont tatoués de signatures débordant des entrepôts désaffectés et des arrières cours ferroviaires, pour constituer de nouvelles arches à nos portes, sous nos ponts.
La gravité se leste de légèreté. Des faits anodins prennent une importance démesurée depuis un exemple déjà mentionné, quand avait été vu comme un Weinstein des bacs à sable, un garçonnet qui avait soulevé la jupe d’une fillette au bas d’un toboggan. Cette fois un élève privé de voyage scolaire apparaissant sur le fil de nos infos aurait dû voir son cas réglé sur place et qu’on n’en parle plus.
Il y avait de quoi s’esclaffer quand les médias qui avaient campé devant la porte d’une caravane pendant des heures s’indignaient que la vie privée d’un chanteur soit trop exposée. 
« C'est du vent le cinéma, de l'illusion, des bulles, du bidon. » Jean Gabin
.…….
J’interromps mes publications pendant 3 semaines … je vais m'étourdir de films au festival de Cannes où désormais Truffaut serait mis impitoyablement à l’index  par quelques indulgentes avec tant de malfaisants, lorsqu’il disait : 
«  Le cinéma c’est l’art de faire faire de joies choses à de jolies femmes ».

jeudi 2 mai 2024

Joan Miró. Sophie Bernard.

Depuis 4 ans la « conservateure en chef » du Musée de Grenoble prépare l’exposition « Un brasier de signes » consacrée à  l’iconoclaste Miró. Devant les Amis du Musée, elle a présenté un large panorama choisi parmi les 130 œuvres qui seront Place Lavalette jusqu’au 21 juillet 2024, dont « Bleu II » parmi trois « bleus » en prêt du Centre Pompidou pendant un an. Dès les années 30, le conservateur André Farcy avait acquis un dessin d’un des piliers de la modernité né en 1893.
Après le tableau « La ferme » de la période « détailliste » acheté par Hemingway,
« Intérieur »
au « réalisme magique » annonce
un vocabulaire nouveau par ses simplifications, ses grossissements, ses schématisations. Assiette et torchon sont abstraits, la paysanne monumentale s’ancre comme lui en Catalogne à Montroig.
Miró se dégage de toute convention picturale lorsqu’il s’installe à Paris au milieu des années 20, années effervescentes. Au contact d’Eluard, Tzara, Leiris, Char… il se découvre :  
« tout ce que je suis, tout ce que je deviendrai ». « La sieste », dada et surréaliste, vient après plusieurs études préparatoires où le réel s’est décanté : la baigneuse fusionne avec une maison, la Sardane se réduit à un cercle en pointillés sur fond propice au rêve.
En contrepoint, « L’addition », aux têtes de fèves, s'inspire d’Ubu de Jarry, mystérieuse, limoneuse, parmi ses immenses toiles «moins peintes que salies, troubles comme des bâtiments détruits, aguichantes comme des murs délabrés» Leiris. 
Son « Mirómonde » au langage onirique peuplé d’étoiles et de points, s’épure.
Du «  Catalan » ne reste que le béret en apesanteur,
Il réduit « Le toréador » à une tête d’épingle .
« Peinture »
(1927) témoigne de son goût pour le cirque partagé avec Calder.
Il ambitionne « d’assassiner la peinture »
au moyen de la peinture et expérimente avec le laconique « 
Portrait d'une danseuse » 
des sculptures matiéristes
et des collages de papier de verre, papier goudron, fil de fer, chiffons, 
pour un « Sans titre » de 1929.
Dans les années de guerre civile espagnole, le « Personnage » au pastel, mi-homme mi-oiseau fait partie d’une cohorte inquiétante
comme la « Tête d’homme » spectrale, grotesque.
«  L’objet du couchant » présente une féminité menaçante . 
Après avoir quitté la Catalogne, sa sensualité palpite dans un « dessin poème » de 1937.
Réfugié en Normandie, il produit « Constellations », une série de peintures en petit format sur des supports de fortune. 
« Je ressentais un profond désir d’évasion. Je me renfermais en moi-même, à dessein. La nuit, la musique et les étoiles commencèrent à jouer un rôle majeur, dans la suggestion de mes tableaux ».
En 1947, il retrouve Pierre Matisse qui a contribué à sa notoriété en Amérique où il quitte la peinture de chevalet pour des formats très grands : « Grande bande »  de 5 m du musée de Grenoble parsemée
de « Miróglyphes en liberté » selon le mot de Jacques Dupin, son biographe. En 1956, il s’installe à Palma de Majorque.
Son « Personnage devant le soleil » ébahi au cœur de l’espace, enfantin et cosmique, attendrit Prévert :« Gentil spectre, intimidant de beauté solaire ».
« Bleu I »
est l’aboutissement d'une ascèse propre à un archer japonais, 
le temps de la méditation est plus long que celui de la réalisation épurée.
Avec le minimum de moyen, le maximum d’intensité : «  Sans titre 26 »
Dans une période exubérante il lacère ses toiles, les brûle. 
« Silence »  libre et violent, contre Franco, serait « la négation de la négativité ».
Grâce à Maeght, il s’essaye à la sculpture en bronze :  
« Femme »  1969, rejoint d’antiques représentations.
Le noir envahit « Personnages et oiseaux dans la nuit » de 1974. Il avait rencontré la calligraphie orientale et la peinture japonaise, il a suivi un parcours parallèle à l’éphémère groupe Cobra qui voulait fusionner expressionnisme, surréalisme et abstraction.
« Femme »
(1978) aux touches violentes, exprime une émotion violente, entre l’orgasme et la mort. Tout en contraste, le peintre du silence crie, l’aérien éclabousse, gribouille.
L’azur côtoyant toujours les ténèbres, il expérimente jusqu’à sa mort en 1983. 
« Ce qui compte, ce n’est pas une œuvre, c’est la trajectoire de l’esprit ».

mercredi 1 mai 2024

Nous ne sommes plus… Tatiana Frolova / théâtre KnAM.

Cette fois la représentation est à la hauteur de notes d’intentions pourtant ambitieuses : 
«…  la terre… c’est elle dont la Russie a besoin. Pas des gens : eux on peut simplement les tuer ou les expulser du pays. Le territoire est une chose très importante pour mon pays, il n’en a jamais assez. Les gens veulent remplir leur vide intérieur au moins avec des terres… » 
La troupe de théâtre de Komsomolsk-sur-Amour exilée en France sait de quoi elle parle avec humour et désespoir sous des lumières magnifiques pas du tout artificielles.
Nous révisons et apprenons : 20 millions de victimes d’un stalinisme qui irradie encore, et cet enfant si curieux engagé volontaire dans l’armée quand il a eu 18 ans,  et puis le marteau collé à la faucille dans le logo P.C., remplacé par une masse comme celle qui a fracassé le crâne d’un déserteur. 
Les acteur de la troupe ont mis, dans une petite valise, quelques  objets:
un cahier de chansons, « Grand-père Gel », un mignon petit ours …
Tout est limpide et profond, sans chichi, sentimental et puissant. Mireille Mathieu est de la partie, la vie et la mort, l’absurde et la résistance, le courage et la modestie.
Pour ne cesser de regretter qu’on nous serve sur les plateaux essentiellement des déclamations et si peu de dialogues, je me suis senti cette fois destinataire des interpellations, peut-être aussi que le sujet de la guerre suggéré lors d’autres spectacles est très directement développé avec inventivité pendant une heure vingt. 
Ce théâtre documentaire nous empoigne sans nous étouffer quand le dévoiement des mots nous concerne comme la définition de la liberté à remettre sans cesse en question.
Dans le désert critique du Net en matière de théâtre, Jean Pierre Thibaudat tranche avec son blog de Médiapart : 
il a bien vu les trois points de suspension du titre permettant une pointe d’espoir,
se montre très juste lorsqu’il souligne que la troupe est partie de la partie orientale de la Russie, «  la mort dans l’âme »,
et instructif quand il précise que KnAM est le sigle de la ville de Komsomolsk-sur-Amour à 8700 km de Moscou. 
Les Komsomol étaient l’organisation des jeunesses communistes, mais les bâtisseurs furent surtout des prisonniers.