mardi 12 janvier 2010

Envahisseurs

Une copine me disait, ironie inspirée par l’envie :
« Tu habites une Petite Suisse ! »
J’en suis restée chocolat, mais vérification faite, la dame a bien raison.
Tout est coquet, propret, sécurisé au Bombaril, département Risée, canton de Sainte Fièvre.
Cheu nous pas de pétarades nocturnes, pas d’agressions, pas de rixes, pas de risques. Pourtant les ancêtres à sac à main ne manquent pas, musardant en toute quiétude de banc en banc.
Chaque été mes chers petits enfants déboulent dans mes lieux sécurisés. Des gamins venus de cités moins protégées : Toulon, Perpignan, Barcelone… Des coins qui vous apprennent la vigilance pour biens et abatis.
Privée de siestes et de scrabble avec mes chevrotantes copines, je dois accompagner mes moustiques dans une tournée intégrale du village. Notre pacte est simple : si je veux regarder Super Nany sur la Six, Derrick sur la Trois, si je souhaite les jeux télévisés afin de ne pas attraper la sénilité, il leur faut absolument une histoire devant les récentes œuvres d’art apparues dans notre village mécénesque.
Les sculptures qu’ils préfèrent sont : « le prince et la princesse », au départ du sentier des Mollah et cette féerie de pierre, de verre et de métal prête à s’envoler. Hélas ! Elle a récemment perdu ses ailes caillassées par des ennemis de la beauté venus, c’est certain, de St Quentin les Voyous ! Cheu nous ya pas de voyous ! On ne veut pas de ça cheu nous a dit le Conseil Municipal. Donc onnennapa.
- Ca fait rêver, s’extasie Lili, six ans devant la fée privée de ses ailes.
- C’est trop, ajoute César en caressant la tête du roi.
- Beau, complété-je.
Arnaud, trop jeune, se contente de tripoter ses incisives.
Cette année là, j’ai cru à un été tranquille pour mes neurones. Ils se contenteraient des bibliothèques et des cinoches locaux, les sacripants ! Je parle de mes petits, non de mes cellules cérébrales, vous aurez compris.
J‘avais tout faux.
- On veut voir comment c’est avec le bus qui passe plus au milieu du Bombaril, a déclaré César, l’aîné, onze ans. Il veut devenir urbaniste depuis que H.P. l’a envoyé vivre à Barcelone. Devenu européen, le bonhomme développe un sens critique qui me laisse pantoise.
Frauduleusement nous prenons le raccourci par le parc de la Maison de Repos. Commence l’exploration des abribus. « Non, que je leur dis, c’est pas aujourd’hui qu’on ira au cinoche à Tataouine… J’ai compris pourquoi vous vouliez voir la nouvelle ligne du Trois, filous ! »
Rafraîchis par la brise poussiéreuse qu’engendre la circulation, nous atteignons le carrefour qu’agrémentent fleurs, feux de circulation sans oublier le cadran qui donne la date, la température et l’heure et le Sein à Téter- pardon, le Saint à fêter. C’est le moment de vérifier que Lili sait lire l’heure. C’est bon, elle sait.
- Et ça, c’est quoi ? interroge César.
Damned ! J’avais oublié la dernière en date des œuvres d’art érigées au village.
Suivi de Lili, César bafoue le feu rouge. Je les rejoins en faisant voler Arnaud au bout de mon bras.
J’enguirlande copieusement les grands. En vain. Ils sont ravis dans la contemplation de la statue.
César : C’est un niti…
Moi : C’est quoi un niti ?
César : Ben Mamie, tu lis quoi ? C’est un Alien.
Moi : Un fou ?
César : Mais Mamie, où est-ce que t’habites ? Un Alien c’est un extraterrestre, un venu d’un autre monde.
Ce mioche en sait plus qu’une Bombariloise aggravant la moyenne d’âge du canton.
César poursuit :
- Tu vois bien que c’est un niti : il a deux cerveaux et il a quand même du mal à lire tout ce qu’on doit savoir sur les humains. Ses oreilles de Pluto pendent de chaque côté des joues. Je les trouve très chouettes. Il hésite, réfléchit… A mon avis l’air de la Terre ne lui convient pas parce qu’il est en train de se décomposer. Vise les couleurs ! C’est d’un super réalisme. Il est bon pour danser avec les Morts Vivants de Mikaèle Jaquesonne. Faudrait ajouter des mouches et des vers, ça ferait plus vrai, hein, Mamie ? Je peux jeter de la terre dessus pour que ça fasse lèpre ?
Mamie n’a vu qu’un lecteur nu en position inconfortable, sur la pointe des pieds, ce que critiquerait notre animatrice de gym douce. Le pauvre, il ploie sous le fardeau d’une génération pas du tout intéressée par la lecture : un bambin à califourchon sur ses épaules d’ex-concentrationnarisé. Ah, combien est grande ma sympathie pour ce Papi ! Il ne fera pas de vieux os celui-là ! Même si on lui fait des rayons verts et violets la nuit. Cancer des os ou de la peau ?
Lili me chuchote :
- Dis Mamie, pourquoi le monsieur moche il fait caca sur des livres ?
- On ne parle pas comme ça. Il faut dire déféquer. Et puis il n’y a pas de chasse d’eau. C’est la preuve qu’il ne fait pas ce que tu dis !

J’entends un gros « blurp ». C’est Arnaud qui vomit un truc vert.
Soudain coup de vent glacial, mini tornades sur le bitume, passent des touffes d’herbes enroulées sur elles-mêmes… un harmonica invisible gémit au loin.
Tandis que nous fonçons aux abris, des bruits de tôles froissées ! Une dame aux dents de morse sort de sa Clio dont le pare-choc arrière gît sur le macadam. Poing droit levé, elle se dirige vers l’automobiliste qui lui a embouti le coffre. Tout penaud le jeune homme au menton démesuré, au cou filiforme montre le Niti en guise d’excuse.
Ouaf ! Fuyons ce lieu malsain ! Je crains un remake bombanilois de la Guerre des Mondes.
César me suit à regrets : « T’as peur de tout Mamie ! » Il n’a pas vu les écailles qui lui poussent sur la main. A double tour, je nous enferme dans mon bunker pressurisé.
Cérémonial avant le coucher :
César quand tu auras fini de brosser ta longue barbe, pense à la tresser. Elle pourrait t’étouffer pendant le sommeil. Il y a des chouchoux dans le tiroir sous le lavabo.
Arnaud, cesse de chougner ! César est un imbécile : tu n’as pas des oreilles d’âne. Les ânes n’ont pas les oreilles roses. Allez, dors bien mon lapin.
Lili ! Tu n’es pas encore couchée. Ah, je vois. Tu ne sais pas encore replier tes ailes. Je vais t’aider. Bonne nuit, ma petite fée.

Quel délice de s’allonger sous la couette ! Mes pieds bleu marine et qui plus est palmés n’ont pas froid. Plus besoin de chaussons de nuit ! Nageons dans un sommeil sans cauchemar…
Marie Treize

1 commentaire:

  1. Je la trouve pleine d'invention et très amusante, votre "Marie-Treize". Je n'avais pas encore pris le temps de lire son billet. C'est fait.
    J'ai passé quelques instants agréables. Bien.

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