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samedi 23 septembre 2023

Les vertueux. Yasmina Khadra.

Le singulier aurait mieux convenu au titre, car les méchants, les tordus ne manquent pas, qui mettent en valeur le narrateur en héros sans grand mérite puisqu’il ne fait que suivre, en bon fidèle, le destin tracé par Dieu. 
« On ne peut pas être trop près du bon Dieu sans se mettre à la merci du diable. » 
Certes les péripéties ne manquent pas et comme on dirait d’une clairette qui aurait perdu de sa fraîcheur : il faut bien finir la bouteille ! 
« J’avais fait une guerre à laquelle je n’étais pas convoqué pour défendre l’honneur d’un ingrat qui ne songeait qu’à me faire disparaître ; j’étais recherché par la police pour avoir défendu l’intégrité d’une femme qui avait abusé de mon amour pour elle, et maintenant, on allait me lyncher pour avoir protégé un bien qui n’était pas à moi… » 
De la guerre de 14 au bagne, de la misère la plus noire à la quiétude la plus douce, de Verdun au désert le plus aride, le jeune homme a l’occasion d’exposer une certaine sagesse alors que les horreurs, les amours l’effleurent, il en parle mais sans jamais vibrer ni entreprendre de son propre chef, toujours guidé. 
«  … tu nous fatigues avec tes humeurs de coq qui a mal au cul pendant que sa poule pond. » 
La lecture des 540 pages est confortable dans cette édition Miallet Barrault avec circuit touristique en Algérie et sa palette de métiers de là bas.
« C’était un beau jour de septembre, chaud comme le ventre d’un chiot. »
Et si les images ne sont pas toujours aussi originales, l’on pardonnera quelques expressions anachroniques pour des conversations se situant dans l’entre deux guerres dans un langage qui ne varie pas suffisamment au gré des diverses conditions sociales aperçues.

vendredi 22 septembre 2023

Rocard, l’enchanteur désenchanté. Jean-Michel Djian.

Venu à Grenoble présenter son documentaire « J’irai dormir en Corse » sur la vie de l’ancien premier ministre disparu il y a six ans, Jean-Michel Djian dédicaçait son livre au titre parfait pour résumer l’apport de Rocard à la vie politique français et amorcer une réponse à la question : 
« Par quelle injustice alors sa pensée survit-elle moins que sa caricature, qu’entrés en scène au mitan du siècle dernier ses épigones l’escamotent ? ». 
J’en avais profité pour regretter qu’il reprenne trop dans le film la critique malencontreuse envers la complexité du verbe de l’ancien maire de Conflans Saint Honorine ; les 150 pages du livre ont permis de détromper cette impression. 
« Qui au sein des nouvelles générations nées en ce début du troisième millénaire sait que ce gros fumeur fut aussi l’instigateur de la loi anti-tabac, de la CSG, de la paix en Nouvelle Calédonie, du compte individuel de formation, de la réforme d’air France et des PTT, du livre blanc des retraites, du revenu minimum d’insertion surtout ? » 
L’intitulé du film extrait d’une lettre testament est également significatif de la richesse de sa personnalité qui au moment du dépôt de son urne funéraire avait valu de Jacques Dutronc habitant de Monticello, la formule : « Un Rocard sinon rien ! »  
« Je n’ai pas une goutte de sang corse, et n’avais jamais mis les pieds sur l’île avant 1968. Le mois de mai de cette année-là avait échauffé les esprits. Je ressentis puissamment le besoin de rassembler pour une bonne semaine, la quarantaine la plus active d’étudiants et de cadres du PSU. La mutuelle étudiante rendit cela possible en Corse. »
L’ouvrage acquis comme consolation de voir en une ville qui fut jadis « rocardienne » seulement une cinquantaine de personnes blanchies sous le harnois à l’invitation de Michel Destot,  ancien maire, est comme son objet, tranchant, honnête, stimulant. 
« Comment voulez-vous éclairer les électeurs avec des gens qui cherchent sans cesse à attiser les peurs, déformer vos propos, les décontextualiser, les tirer vers le bas. »

samedi 16 septembre 2023

A prendre ou à laisser. Lionel Shiver.

Convaincu par « Le masque et la plume », je passe le lendemain à la librairie derrière un client qui vient de commander ce roman sur la fin de vie déjà en rupture de stock, titré par l’auteure américaine installée en Angleterre : « Should I Stay or Should I Go » (The Clash).
Après la mort d’un père au bout d’une longue dégénérescence, un couple de quinquagénaires décide de se suicider quand ils auront 80 ans,
« Avant de coûter un bras à nos compatriotes pour survivre à l’état d’imitations grotesques de ce que nous étions jeunes ou comme de simples outres à souffrance. » 
L’auteur, sans que cela tourne à l’exercice de style, déploie toute son imagination pour inventer plus d’une dizaine de scénarios possibles après cette décision difficile. 
« J'ai un peu l'impression d'être au milieu d'une flopée d'intrigues incroyables et de devoir soudain rendre les romans commencés à la bibliothèque. »
L’intime le plus dérisoire se mêle aux questions fondamentales du choix de la sortie où sont mis en jeux les pouvoirs dans le couple, les choix d’une vie au temps du Brexit et du confinement. Lui est un ancien médecin, sa femme Kay, infirmière : 
« Pour Kay Wilkinson, le fait que le Royaume unis reste ou non membre de l’UE - ou de l’OTAN ou des Nations Unies ou du Commonwealth - se situait au même niveau que sa participation ou non au concours de l’Eurovision. » 
L’humour permet de passer d’une résidence haut de gamme à des établissements sordides au personnel malfaisant, jusqu’à la science-fiction la plus débridée, d’une planète ensauvagée à un monde apaisé. 
« Au lieu de forcer leurs populations affamées et révoltées à fuir à l’étranger en quête d’ «un avenir meilleur », les chefs de gouvernement africains supplièrent leurs diasporas de bien vouloir revenir au pays pour occuper des postes bien rémunérés qui n’attendaient qu’elles. » 
Ces 280 pages très vivantes évoquent une tendresse indestructible, la solitude, la trahison, entre deux verres de Sauvignon. Le panorama des affres de la vieillesse se laisse voir sans pleurnicheries derrière les portes où attendent des représentants de la rupture générationnelle, vivement campés: 
« En sus de la montagne de comprimés à avaler plusieurs fois par jour, les bilans incessants, les analyses de sang, d’urine, les coloscopies, les tests auditifs et ophtalmologiques, les pesées, les analyses de selles, les électrocardiogrammes et les IRM étaient manifestement le prix à payer pour quiconque dépassait sa date de péremption sur terre. »  

samedi 9 septembre 2023

Zigzag. Florence Delay.

En 160 pages, de petit format, sans compter la liste des auteurs cités, cet éloge de la forme brève aurait peut être gagné à être plus ramassé.
Etant peu amateur des formes trop construites, cette promenade poétique parmi les aphorismes, maximes, proverbes, adages me va bien : 
«  grelot d’argent, haïkus en prose, métaphore optimiste, fleur de l’air, ou qui s’épanouit dans l’eau façon fleur japonaise, nuance (d’un pluriel, d’une virgule, d’un diminutif), médaille offerte, au passage, par un arbre, un clou sur un mur qu’on regarde fixement, goutte des siècles qui traverse son crâne… » 
Ce serait abuser de la mise en abyme que de prélever parmi les citations qui abondent 
... ou alors une seule : 
« Sans le diable, Dieu n’aurait jamais atteint le grand public. » Cocteau.
Quoique « Le crocodile est une valise qui voyage pour son propre compte. » n’a pas la  notoriété du « couteau sans lame auquel ne manque que le manche », mais l’aurait méritée.
Ce n’est pas un recueil de blagues, mais un condensé d’érudition d’où s’échappent des fulgurances, où persistent des mystères.
L’académicienne joue avec les mots : c’est son boulot, c’est notre plaisir.

jeudi 29 juin 2023

Histoires de peintures. Daniel Arasse.

345 pages à déguster en 25 chapitres et plutôt deux fois qu’une 
pour traverser 10 siècles de peinture depuis une Joconde revisitée avec finesse jusqu’à Rothko ; de l’invention de la perspective à la figure engloutie.
45 toiles en trop petit format sont regroupées au centre du livre de poche, simples rappels format Smartphone pour des développements exigeants où peut s’appliquer la réflexion de Saint Bernardin à propos de l’Annonciation, quand  
« l'infini vient dans le fini, l'incommensurable dans la mesure ».
Nos horizons peuvent s’élargir sans risquer l'anachronisme, notion fouillée ainsi que les restaurations, les détails, les photographies, les façons d’exposer: 
« La perspective construit d’abord un lieu d’architecture, qui est une place, et sur cette place l’Histoire se déroule […] Alors que la maison privée, en particulier celle du prince, est le lieu de la trahison et de la fourberie. » 
Rien que le positionnement de Judas dans la Dernière Cène, isolé ou dans le groupe, permet de comprendre le passage d’ 
« un système mnémonique, juxtaposé, clos, répétitif même, à un système rhétorique de persuasion du spectateur ».
A propos de l’Olympia de Manet et de la Vénus d’Urbino du Titien : 
« On peut s’interroger sur la façon dont une œuvre peut suggérer un regard tout à fait inattendu, singulier, personnel, appropriateur, de tel artiste sur tel artiste du passé. »
Nous sommes conduits au-delà des images des dieux des anciens  
« enchevêtrés les uns avec les autres, qu’un même dieu montre souvent diverses choses et que divers noms signifient parfois une même chose »  
quand Freud est cité : 
« Des associations d’idées mènent d’un élément du rêve à plusieurs pensées, d’une pensée à plusieurs éléments. » 
La description d’une Annonciation par une étudiante peut aussi nous éclairer : 
« A gauche, il y a un jeune homme richement vêtu avec des ailes. C’est peut être un ange. Ce jeune homme a l’air de rendre hommage à une jeune femme vêtue d’un très beau manteau bleu. Au dessus à gauche, bizarrement il y a un vieillard accoudé sur un nuage, peut être Dieu. »
Oui il est question du maniérisme, de « pensements » et du « désoeuvrement de l’art » pour permettre de savoir pour mieux voir.

samedi 24 juin 2023

Journal. Jules Renard.

L’ouvrage est tellement cité que j’ai voulu aller voir dans les 325 pages où gisent tant de formules nerveuses, mais après avoir croisé quelques pépites, il me reste l’impression de n’avoir attrapé que quelques brèves de comptoir, fin XIX°.
Oui bien sûr, j’ai connu dans ma jeunesse, les bigotes, comme on n’en fait plus : 
« Elles couchent avec Dieu le dimanche, et le trompent toute la semaine ». 
 Et l’humour noir sera toujours à la mode : 
« Pendant la guerre, un homme se résigne à manger son chien, regarde les os qu’il laisse et dit :
- Pauvre Médor ! Comme il se serait régalé. » 
Quand un orage éclate, subsistent quelques moments de poésie et de modestie: 
« Un combat de nuages. Quelques-uns reviennent comme blessés, vidés. Des petits se sauvent, puis y retournent. Une armée nombreuse et épaisse de pluie accourt de là-bas. Et cela devient si impressionnant que le carnet se ferme sur le crayon. » 
La page consacrée à la ville et à la campagne peut être riche, il partageait son temps entre les deux :
« De mon village je peux regarder l’âme humaine et la fourmi. »
« C’est en pleine ville qu’on écrit les plus belles pages sur la campagne. »
Mais ses réflexions à propos des femmes, vraiment lourdes, pèsent sur mon jugement : 
« Comme des ciseaux, la femme, avec ses cuisses qui s'ouvrent, coupe les gerbes de nos désirs. » 
Pourtant en souvenir de pages bouleversantes, je garde l’auteur de « Poil de Carotte » parmi mes auteurs favoris même s’il se regarde écrire : 
« …ce que je viens d’écrire n’est déjà plus ce que je voulais écrire. » 
 « Le mot le plus vrai, le plus exact, le mieux rempli de sens, c'est le mot « rien ». »
« Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux. » 

samedi 17 juin 2023

Autour de ton cou. Chimamanda Ngozi Adichie.

Ce recueil de nouvelles permet de savourer la diversité des histoires à la mesure du pays le plus peuplé d’Afrique, le Nigéria, tout en décrivant de nombreuses situations d’émigrées aux Etats-Unis. 
Loin du lyrisme de beaucoup de ses compatriotes, l’écriture efficace de la quadragénaire rend ces 310 pages palpitantes. La violence éclate souvent dans un univers qui garde pourtant le souvenir de la douceur de vivre : 
« … elle sera frappée de constater qu’elle ne peut dire si cet homme en partie brûlé est ibo ou haoussa, chrétien ou musulman, en regardant cette chair calcinée. »
«  La tiède moiteur du jardin de Grandmama, un jardin aux arbres si nombreux que le câble du téléphone se prenait dans les feuilles, que les branches différentes se mêlaient et qu’on voyait parfois des mangues aux anacardiers et des goyaves aux manguiers. » 
Quelques formules imagées sont savoureuses, sans sacrifier au pittoresque : 
« … elle ne pouvait se plaindre de ne pas avoir de chaussures à quelqu’un qui n’a pas de jambes. » 
La vivacité du regard ne contredit pas une générosité certaine : 
« Les Américains avaient le temps d'avoir peur que leurs enfants aient une maladie rare sur laquelle ils venaient de lire un article, et ils pensaient qu'ils étaient en droit de protéger leurs enfants des déceptions, du besoin et de l'échec. Parce qu'ils avaient le ventre plein, les Américains pouvaient s'offrir le luxe de se féliciter d'être de bons parents, comme si s'occuper de son enfant était l'exception et non la règle. »
 Le rapprochement des civilisations, des genres et des races amène des réponses variées : 
« Tu voyais aux réactions des gens que vous formiez un couple anormal - les méchants qui étaient trop méchants et les gentils trop gentils. Les vieilles dames et vieux messieurs blancs qui le fusillaient du regard en marmonnant, les hommes noirs qui secouaient la tête, les femmes noires dont les yeux pleins de pitié déploraient ton manque d’amour-propre, ton mépris de soi. Les femmes noires qui te décochaient de rapides sourires de solidarité ; les hommes noirs qui se forçaient à te pardonner, qui lui lançaient un bonjour trop appuyé ; les Blancs, femmes et hommes, qui disaient « Quel beau couple » d’une voix trop forte et trop enthousiaste, comme pour se prouver leur propre ouverture d’esprit. » 
Le choix de quelques phrases pourrait laisser croire à de définitifs énoncés alors que les péripéties de la douzaine de tableaux souvent surprenantes, rendent la lecture aisée d’un univers où pourtant ne pénètrent ni l’amour ni quelque pittoresque rayon de soleil.

samedi 10 juin 2023

L’homme qui voulait vivre sa vie. Douglas Kennedy.

Pour lire sa propre chronique nécrologique, il convient de s’appliquer.
« C’est là que j’ai craqué. J’ai cogné Gary. Avec la bouteille de Cloudy-bay. Je lui ai assené un coup terrible sur le côté du crâne. La bouteille s’est cassée en deux. Assommé, Gary a vacillé, s’est écarté en titubant. A ce moment, un nouvel accès de rage m’a pris. Soudain, j’ai découvert que le goulot brisé, que j’avais gardé entre mes doigts, était enfoncé dans sa nuque. »
Le narrateur est un assassin qui se doit de mettre des gants, et nous le suivons dans sa nouvelle vie en espérant qu’il réussisse, mais pas trop car il risquerait d’être découvert.
Ça c’est du roman ! Roman de la fuite, de la renaissance et toujours de la culpabilité, minutieusement agencé et en même temps libre, fluide avec des moments intéressants de pause qui donnent à voir autour de la photographie et des portraits de personnages secondaires savoureux. 
«  …ne pas avoir à reconnaître qu'on ne fait que passer sur cette terre, qu'on la quittera bientôt sans autres biens que les habits dont sera revêtu notre cadavre. » 
l’écrivain bonhomme nous embarque de la côte Est à l’Ouest des Etats-Unis dans les habits d’un avocat de Wall Street jusqu’à une cabane en rondins au fin fond du Nevada, dans les bras de plusieurs femmes d’avant le pêché Mitou, en voiture d’avant les ZFE. 
«… ce coin des Rocheuses dégageait une atmosphère de mélancolie, comme si les sommets eux-mêmes se sentaient écrasés par l'immensité de la terre et du ciel. Un pays esseulé, qui renforçait l'impression d'avoir atteint un univers à la géographie incommensurable, où les termes de limite, de frontière, n'avaient plus de sens. »

samedi 3 juin 2023

Requiem pour la classe moyenne. Aurélien Delsaux.

Les premières phrases mettent en appétit.
« Les vacances étaient terminées, jusque-là tout s’était bien passé. Je me souviens des chiffres d’alors, je voudrais les saluer : il allait bientôt être dix-huit heures, Blanche, ma femme chérie, somnolait à mon côté, nos deux enfants dormaient à l’arrière, je roulais sur la flambant neuve A89, j’avais quarante-cinq ans, j’avais enregistré sur le régulateur la vitesse maximale autorisée, le tableau de bord annonçait quarante et un degrés à l’extérieur.
Ce que les chiffres mesuraient, le temps et la vitesse, la température ou le prix, j’étais depuis longtemps persuadé de ne pas savoir l’évaluer, de n’être plus capable de le ressentir vraiment. Les chiffres fixaient tout et tenaient tout en respect, ils épinglaient calmement en moi des papillons morts. Ils rendaient la vie saisissable, ils étaient les sigles de mon bonheur. »
 
Le style original rend ces 220 pages puissantes, car comme l’annonce le titre, il s’agit de la fin d’un monde, depuis que celui qui conduit la voiture a appris la mort de Jean-Jacques Goldman.
Bien des formules frappent juste : 
«  …les rêves ne sont que des perroquets malades, des miroirs dépolis. Preuve qu’il faut s’être saoulé d’illusions pour les prendre pour des devins et des sages. »
L’existence tellement normale de cette famille dans la moyenne dérape vers des dysfonctionnements surprenants d’où les délires du narrateur dont l’humour permet de garder les distances. 
Le décor lyonnais qui m’est familier a ajouté au plaisir d’une écriture ouvrant à des réflexions loin de la frivolité ambiante ou des lourdes leçons. 
«  Mais qu’allait-il nous arriver maintenant si comme le vieux Souchon nous nous mettions à oublier nos paroles. Si nos chants s’étiolaient. Si la musique disparaissait de nous. »

samedi 27 mai 2023

André Malraux- Charles de Gaulle : une histoire, deux légendes. Alexandre Duval-Stalla.

J’ai apprécié les biographies croisées de deux grands hommes de l’histoire de France, alors qu’imprégné de l’ironie du Canard enchaîné, je n’ai su bien les comprendre de leur vivant, puisque déjà les statues se déboulonnaient avant même d’être installées. 
« Alors que le général de Gaulle et lui s’apprêtent à se rencontrer, c’est essentiellement la France, et l’idée qu’ils s’en font qui permet que se noue cette amitié fidèle et loyale. »
Celui qui a haussé la France au dessus d’elle même a dit de l’auteur de « La condition humaine » : 
« La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l'impression que, par là, je suis couvert du terre-à-terre. L'idée que se fait de moi cet incomparable témoin contribue à m'affermir. Je sais que, dans le débat, quand le sujet est grave, son fulgurant jugement m'aidera à dissiper les ombres. » 
Leurs lumineuses intuitions connues de tous viennent de loin : l’appel du 18 juin est l’aboutissement d’une démarche originale, obstinée, engagée depuis des années et l’invention du ministère des affaires culturelles, l’affaire d’une vie. 
« André prit conscience de ce qu’un ensemble d’hommes n’était pas la somme des individus qui le composait mais un élément nouveau qui les dépasse. »
« Le général de Gaulle fait son entrée dans Paris et, avec lui, l’honneur de la France maintenu à bout de bras depuis quatre années comme un invincible songe. »
Les citations de citations ne manqueraient pas quand se mesure la force des mots chez ces personnages si différents mais dialoguant sur les mêmes hauteurs quand il est question de politique et qu’il s’agit rien moins: 
« de refaire l’Etat, de stabiliser la monnaie, d’en finir avec le colonialisme ». 
Au moment du débarquement :  
« La bataille suprême est engagée… c'est la bataille de France, et c'est la bataille de la France … derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparait le soleil de notre grandeur. »
En écoutant ces mots, Winston Churchill, à la surprise de ses collaborateurs réunis autour de lui, pleure : 
«Grand lard, vous n’avez donc pas de sensibilité ? » grogne-t-il à l’adresse du général Ismay… » 
Plutôt que revenir sur le plus beau des discours, celui de l’entrée au Panthéon de Jean Moulin, où ceux pour les inaugurations des maisons de la culture quand de hautes pensées s’élèvent : 
un extrait du discours pour les funérailles de Le Corbusier :
« … aucun n'a signifié avec une telle force la révolution de l'architecture, parce qu'aucun n'a été si longtemps, si patiemment insulté. La gloire trouve à travers l'outrage son suprême éclat, et cette gloire-là s'adressait à une œuvre plus qu'à une personne, qui s'y prêtait peu. »

samedi 20 mai 2023

Mensonges au paradis. Colombe Schneck.

La journaliste revient sur ses vacances heureuses dans une maison d’enfants en Suisse, dont les enfants de ceux qui tenaient ce chalet, le « Home », ont mal vieilli.
Ses recherches autour de ces moments heureux, durs et tendres, ne débouchent pas sur des révélations de scandales mais nous interrogent, au-delà des problématiques littéraires, sur ce que l’on veut garder de nos souvenirs.
Le dernier mot de Deleuze cité au cours des remerciements au bout des 172 pages situe bien les enjeux : 
« Il faut beaucoup de mémoire pour repousser le passé » 
La vérité ne s’écrit pas en lettres majuscules, elle se cherche honnêtement, avec ses contradictions, sa complexité, ses causes et ses dénis, chacun s’arrange. 
« J'aime être crédule, me persuader que la solitude mène à l'amour, la pauvreté à la fortune, la destruction à la séparation. » 
L’écriture sincère, sensible, sans apprêt, permet de surmonter notre appréhension de découvrir au fil de la lecture, de noirs aveux. Ce retour vers l’enfance l’amène à revoir bien des tombes et à travers les mensonges attestés des autres, nuancer ses certitudes, relativiser ses engouements, distinguer, apprécier, se regarder en face. 
« Auschwitz était pour moi un gros mot, comme les mots du sexe, qui m’attiraient et me révulsaient à la foi.» 
Hommes et des femmes formateurs sont respectés sans que la lucidité soit abandonnée à une mièvre bienveillance. 
« Je me suis dressée, des muscles dans les jambes, des épaules pour impressionner, des poings fermés, des dents et des ongles dont je sais me servir, prête à rendre coup par coup, une géante, une tête d’acier, faut pas m’emmerder, je suis la fille du Home que rien n’arrête. »

samedi 13 mai 2023

Le monde d’avant. Marc Lambron.

Petit livre  en hommage à des grands parents nivernais en milieu ouvrier à la campagne  
« On allait vers le monde d’Orwell mais il était ourlé d’une campagne à la George Sand »
Ces 90 pages ressemblent à un cadeau offert aux parents pour leurs noces d’or recueillant les anecdotes familiales et pour lesquelles ont aurait fait appel à l’académicien sachant bien écrire. 
« Etendus sur les fils à linge, les rectangles menstruels permettent de savoir, quand ils disparaissent que la voisine est en état de bonne espérance. » 
Les portraits sont vivement tracés et la nostalgie envers le siècle précédent cultivée à coup de « Piste aux étoiles », de Tour de France et de profession enviable d’institutrice. 
« Il était entendu que la mère Piqueprune, épicière de son état, avait été placée de toute éternité dans son échoppe pour que les enfants du village lui dérobent des bonbons en l’envoyant quérir des denrées dans son arrière-boutique. C’était comme ça. »
Mais tout est bien dosé, les expressions du patois mentionnées sans s’y attarder, la liste des marques vintage restreinte. 
« Ces pauvres m’ont fait riche. » 
La pudeur dont il fait preuve donnerait l’exemple pour s’essayer à l’exercice, si l’on ne craignait d’être lourd. 
« J’écris ici comme un passant des jardins, habité par le scrupule de ne pas désobliger le passé des autres, celui de ne pas m’approprier le crédit de leur vaillance »

samedi 6 mai 2023

Le train des enfants. Viola Ardone.

Après la seconde guerre mondiale, des enfants du sud de l’Italie sont accueillis quelques mois par des familles du nord à l’initiative du parti communiste. 
« Il dit aux autres que je suis un des enfants du train, qu'ils doivent m'accueillir et me faire me sentir comme chez moi. Chez moi je n'avais rien, je me dis. Alors ce serait mieux qu'ils me fassent me sentir comme chez eux. » 
Le récit de cet épisode assez extraordinaire par Amérigo, sept ans, élevé seul par sa maman, est émouvant et drôle. 
« La fin de la chanson, ils lèvent tous le poing vers le ciel, qui est gris et plein de nuages longs et fins. Mariuccia et Tommasino pensent qu’ils montrent leurs poings parce qu’ils s’engueulent. Alors je leur explique qu’ils font le salut communiste, c’est différent du salut fasciste, que je connais par la Royale. Quand elles se croisaient dans la ruelle, la Jacasse et la Royale faisaient chacune son salut et on aurait dit qu’elles jouaient à pierre-feuille-ciseaux. » 
Le ton juste, toujours délicat à saisir lorsqu’un auteur s’exprime comme un enfant, permet  d’aborder, sans lourdeur didactique ni pathos, cette distance entre Naples et Modène, les oppositions politiques, les dilemmes : 
« Ta maman te manque ?
- Non, oui, un peu. C'est que j'ai peur qu'au bout d'un moment elle ne me manque plus. »
La générosité et les croyances sont interrogées au fil du temps qui a passé : 
« Vous n’êtes pas en exil, répond le maire. Vous êtes avec des amis qui veulent vous aider, ou plutôt avec des camarades, c’est plus que des amis, parce que l’amitié c’est une affaire privée entre deux personnes, et ça peut se terminer. Alors qu’entre camarades on se bat ensemble parce qu’on croit dans les mêmes choses. »
Les caractères des personnages bien tracés se nuancent, se révèlent. Cette mère  que la misère avait rendue peu douée pour les câlins, a fait de son mieux : 
« Parfois ceux qui te laissent partir t'aiment plus que ceux qui te retiennent. » 
Je rejoins les lecteurs du « Livre de poche » qui lui ont accordé leur prix, bien que la dernière partie abandonnant les territoires de l’enfance rappelle quelques conclusions systématiquement optimistes des films américains, alors que les trois-quarts des 280 pages avaient le charme des films italiens que nous avons tant aimés. 

samedi 29 avril 2023

Du côté de chez Swann. Marcel Proust.

Je viens d’accéder enfin au fin du fin de la littérature, avec une certaine fierté d’avoir surmonté quelques à priori concernant les fameuses phrases interminables décrivant un milieu mondain d’un autre siècle.
La forme arborescente, hors du commun, intense, va fouiller au plus vif les passions, les caractères, les faux-semblants, la vérité, au cœur de la mémoire où l’imagination rend plus coloré le réel.
Les notations fiévreuses qui embellissent les lieux, les intermittences du cœur, transcendent les descriptions d’une belle époque parmi tant de beautiful people semblables aux nôtres si lointains et, si proches :  
« … il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte, l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon. » 
La tentation d’accumuler les citations peut vite s’épuiser, tant sont abondantes les occasions d’enchâsser de pertinentes observations teintées d’humour, 
« Qui du cul d'un chien s'amourose,
Il lui parait une rose. » 
de revenir sur des périodes déjà abondamment renseignées, 
« Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. »
de s’enivrer d’une langue tellement précise et délicate. 
« …se substituait en moi le rêve contraire le plus diapré, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles de givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d’anémones les champs de Fiesole et éblouissait Florence de fonds d’or pareils à ceux de Fra Angelico. » 
L’essentiel se mérite. 

samedi 22 avril 2023

Grâces matinales. François Morel.

Dans un volume de la collection « Bouquins » aux allures de Pléiade avec ses 992 pages, 
20 années de chroniques sont rassemblées qui avaient déjà fait l’objet de plusieurs recueils dont l’un d’eux avait été décrit ici, parmi tant d’autres productions de l’artiste complet.
Formatés pour 3 minutes trente, ces textes soigneusement travaillés font remonter tant de noms oubliés : Tibéri, DSK, Emmanuelli, Gilbert Lariaga, Barouin, El Khomri, les kosciuskomorizetistes, Madame de Fontenay, Henri Chapier, Huguette Bouchardeau, Ivan Levaï, Dadu, MAM…
Ses pastilles délicieuses mettent en évidence quelques procédés efficaces pour susciter le sourire dont l'accumulation : 
« D’accord il est un peu dégarni sur le dessus, mais ce n’est pas suffisant pour fonder tout un article sur ce handicap qui doit le faire souffrir puisque cela le rend volontiers acariâtre, violent, hargneux, brutal, méchant, malveillant, agressif, pisse-froid, déplaisant, désagréable, mauvais coucheur et par ailleurs extraordinairement susceptible quand on fait, ne serait-ce que la moindre  allusion, à ce qu’on est bien obligé d’appeler sa petite infirmité. » 
Si la juxtaposition de ces articles relativise certains de nos emballements passés, et souligne l’enracinement de tendances durables dans notre société, la variété des sujets rend la lecture agréable : le café gourmand, la vidéosurveillance, l’audace d’une dame qui commande un gâteau à la noix de coco…
Sa complicité avec quelques grands disparus, Rochefort ou Marielle, ses enthousiasmes mettent des mots justes sur nos jours :  
« Ce presque rien que le crayon de Sempé transforme en humanité précieuse, inoubliable »
Dans une époque traversée de drames, en 2015, il remarque une violoncelliste dans l’orchestre philharmonique lors d’un hommage aux victimes : 
« La violoncelliste pleurait et ses larmes étaient les nôtres, les larmes de ceux qui n’arrivent pas à se résoudre à ce qu’un peu plus d’amour, de compassion,  de compréhension, un peu plus d’humanité ne soient pas possible sur terre. » 
Il peut assurer en alexandrins et efficacement débusquer les abus de langage : 
«  L’écriture de Michel Audiard met en œuvre une psychologie plane dont l’affirmation paradoxale, précédée par l’incise métalinguistique, inscrit l’intrigue dans un continuum spatio-temporel :«  Il entendra chanter les anges, le gugusse de Montauban. Je vais te le renvoyer tout droit à la maison mère, au terminus des prétentieux» 
Sa poésie ferait passer ses grossièretés, ses vacheries pour de la tendresse.
La rigolade peut mener loin, avec la complicité de Thomas Legrand, « Les Deschiens » sont devenus « Daechiens » 
«  Alors mon gars Thomas, qu’est ce qui pousse un gars comme toi, avec ton intelligence médiocre, avec ton physique ingrat, à devenir terrorisse ? ».

samedi 8 avril 2023

Le cœur innombrable. Anna de Noailles.

Il y a belle lurette que je n’avais lu un livre de poésie, mais pour avoir croisé quelques vers charmants de la belle mystérieuse, j’ai osé aller chercher ce recueil dans un coin exilé de la librairie; quelle audace! 
« La forêt, les étangs et les plaines fécondes
 Ont plus touché mes yeux que les regards humains.
Je me suis appuyée à la beauté du monde
Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains. »
Loin des anecdotes, sa sensibilité envers la nature traverse les époques.
Elle saisit avec finesse les variations des saisons dans un univers de beauté, de tendresse.
« Serrer entre ses bras le monde et ses désirs
Comme un enfant qui tient une bête retorse,
Et qui mordu, saignant, est ivre du plaisir
De sentir contre soi sa chaleur et sa force. »
 
Mais les molles complaisances, qui pourraient naître d’un excès d’élégies, s’éloignent lorsque la mort familière apparaît derrière chaque statue. 
« Et puis regarde fuir, sans regret ni tourment
Les rives infidèles,
Ayant donné ton cœur et ton consentement
À la nuit éternelle… »

samedi 1 avril 2023

Les sources. Marie-Hélène Lafon.

Retour dans le Cantal pour ma puissante et subtile Nobel à moi :
« le feulement de la Santoire qui monte jusqu'à elle dans l'air chaud et bleu » 
Le panorama des âpres collines, s’efface cette fois derrière l’intimité pudiquement et profondément décrite d’une femme humiliée, battue.
Une fois entré dans cet univers oppressant, je redoutais de reprendre la lecture de ces 118 pages intenses tant j'ai été bouleversé tout en étant irradié par la façon de raconter.
La maumariée rumine, et même les gestes du quotidien ne peuvent recouvrir un destin désespérant. 
« Les deux combinaisons, le chemisier, la jupe ; elle les dépose sur le dessus de la corbeille ; elle ne reconnait pas son corps que les trois enfants ont traversé ; elle ne sait pas ce qu'elle est devenue, elle est perdue dans les replis de son ventre couturé, haché par les cicatrices des trois césariennes. Ses bras, ses cuisses, ses mollets, et le reste. Saccagé ; son premier corps, le vrai, celui d'avant, est caché là-dedans, terré, tapi. Il dit, tu ressembles plus à rien. Il dit, tu pues, ça pue. Et il s'enfonce ».
Peut-on remercier l’auteure de nous faire partager si justement la pesante résignation de cette femme et son ressentiment ? 
Dès les premières pages, dont j'attends déjà les prochaines, nous sommes dans la cour : 
« Il dort sur le banc. Elle ne bouge pas, son corps est vissé sur la chaise, les filles et Gilles sont dans la cour. Ils sont sortis aussitôt après avoir mangé, ils savent qu’il ne faut pas faire de bruit quand il dort sur le banc. Claire a refermé derrière elle les deux portes, celle de la cuisine et celle du couloir. La table n’est pas débarrassée, elle s’en occupera plus tard, quand il aura fini la sieste. »
Une citation de Giono ouvre un récit où pas un mot n’est de trop ni pas assez.  
«  Le sanglier solitaire hume vers les fermes. Il connaît l’heure de la sieste. Il trotte un grand détour sous les frondaisons, puis de la corne la plus rapprochée, il s’élance.Le voilà. Il se vautre sur l’eau. La boue est sur son ventre. La fraîcheur le traverse d’outre en outre, de son ventre à son échine. Il mord la source. »
L’exercice de citation que je me contrains d’interrompre est pourtant utile pour s’imprégner de son style limpide qui permet de comprendre cette femme avec tous ses dilemmes. Il vaut mieux acheter (16, 50€) le livre pour prendre le temps de la lecture qui nous emmène encore plus loin dans la compréhension de notre humaine nature.

samedi 18 mars 2023

La fascination du pire. Florian Zeller.

Posé sur la table où nous échangeons des livres avec les voisins, j’ai saisi celui-ci pour son titre et le bandeau Prix Interallié 2004 qui aurait pu m’éloigner des querelles d’aujourd’hui, loin des portables omniprésents : 
« Nous sommes entrés dans une période sans retour qui signe la fin de l’attente, c'est-à-dire de la confiance et du silence »
Mais comme ces 150 pages à l’humour désabusé abordent une critique d’une vigueur prémonitoire de l’Islam lors du voyage de deux écrivains en Egypte, nous ne quittons pas le terrain d’un affrontement de civilisations, avant Charlie et le Bataclan.
« Dans le mini bar, il n’y avait pas d’alcool fort. Certains musulmans sont très généreux : les lois qu’ils s’imposent à eux-mêmes, ils veulent aussi vous les imposer. » 
Certes l’explication par la frustration sexuelle des violences perpétrées au nom de la religion, peut paraître sommaire, surtout que les deux obsédés occidentaux à la recherche de putes ne sont guère épanouis.
Ce voyage quelque peu dépressif fournit une occasion de mesurer la distance entre littérature et réalité quand des images orientalistes de jadis ne peuvent naître dans de sordides bouges du Caire :
« Je la vis en levant les yeux ; ce fut comme une apparition. Debout, sous les derniers rayons du soleil qui l’enveloppaient de lumière, vêtue d’une simple petite chemise en gaze couleur brun de Madère… »
L’auteur du « Father » nous emmène où il veut, nous manipulant, tout en montrant ses stratagèmes et c’est bon.
« Nous nous sommes aimés, je le crois du moins » Flaubert

samedi 11 mars 2023

Regain. Giono.

Comme une pierre qui délimite un champ, ce livre témoigne pour moi des étapes d’une vie qui se superposerait volontiers à l’histoire d’une époque voire à celle de notre condition humaine. 
« On est peu à peu arrivé à ce temps où l’hiver s’amollit comme un fruit malade. Jusqu’à présent, il était dur et vert et bien acide, et puis d’un coup le voilà tendre. » 
Adolescent, je fus emporté par le style foisonnant du résident de Manosque, puis gavé de trop d’adjectifs, je pris mes distances avec « la terre qui ne ment pas ». 
Je retrouve sur le tard cet ouvrage fort, autant par la manière que par le fond : un chasseur-cueilleur redevient agriculteur prenant le chemin inverse de ceux qui prônent en ce siècle 2.0, un retour au paléolithique d’avant la propriété capitaliste. 
« Ça a changé depuis la tombée du jour : une force souple et parfumée court dans la nuit. On dirait une jeune bête bien reposée. C’est tiède comme la vie sous le poil des bêtes, ça sent amer. Il renifle. Un peu comme l’aubépine. Ça vient du sud par bonds et on entend toute la terre qui en parle.Le vent du printemps ! » 
Un hymne à la nature et à l’homme tellement évident qu’il n’est pas besoin de surcharger de précautions oratoires ou d’allusions à d’anecdotiques verts vaseux.
Il suffit de reprendre des bribes pour dire le bonheur de la lecture à chaque phrase : 
« Les bords transparents du ciel s’appuient de tous les côtés dans l’herbe » 
« Un grand silence craquant comme une pastèque »… 
Les parfums de la Provence, les rudesses d’un temps passé, la confiance en la vie, jaillissent de chacune des 177 pages que l’on aurait envie de lancer comme grains de blé en bout de « geste auguste du semeur ». 
« Il a des chansons qui sont là, entassées dans sa gorge à presser ses dents. Et il serre les lèvres. C'est une joie dont il veut mâcher toute l'odeur et saliver longtemps le jus comme un mouton qui mange la saladelle du soir sur les collines. Il va, comme ça, jusqu'au moment où le beau silence s'est épaissi en lui, et autour de lui comme un pré. »