Ma grand-mère s’appelait Philomène, elle est morte à 45 ans, elle était née un 20 décembre.
Son fils, un fils d’assassin, a épousé ma mère, Augustine, née un 20 décembre. Ils ont eu un premier enfant, une fille. Son nom est le mien, je suis cette petite fille d’un assassin envoyé au bagne à Saint Laurent du Maroni, décédé en 1944.
Il était menuisier, souffleur de verre. Il avait été allemand, puis français selon les oscillations de l’histoire de l’Alsace. IL est devenu alcoolique sur le front de Russie. Les pioupioux, on les dopait à la vinasse des deux côtés de la boucherie. Je suis la petite fille d’une jeune mère de onze enfants que son époux a privé de mots et de vie. Direct, d’une balle tirée direct à bout portant devant trois de leurs enfants.
Je suis la fille de Charles, celui qui n’a pu sauver sa mère, celui qui a scellé sa mémoire, croyait-il, celui qui m’a langée de secrets, m’a nourrie de vide, m’a aimée de désespoir.
Je suis cette enfant-là se mirant dans le chagrin fou d’un père privé de mots. Je suis née un 20 décembre, solstice d’hiver.
Et arrive toujours le moment. Le choix. Enquêter ou dépérir.
J’ai choisi de vivre. J’ai pris le train pour Strasbourg au printemps.
Je n’ai pas vu Strasbourg. Pendant deux jours munie d’un crayon et de papier j’ai lu les archives, j’ai promené les yeux dans des témoignages du passé, les témoignages de Français parlant allemand, rapport d’autopsie que je n’ai pas eu la force de lire jusqu’au bout.
Philomène, ma grand-mère inconnue. Je n’ai connu de son apparence que ce qu’en a écrit le médecin légiste. Le cadavre de ma grand-mère dans les yeux d’un technicien de l’autopsie.
Je n’ai pas vu ses yeux vivants, entendu sa voix et ses rires. Elle ne m’a pas prise sur ses genoux. A Strasbourg j’ai lu sans répit. Le ventre tordu d’effroi et de pitié.
Maie Treize
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