Une nouvelle recueillie dans le livre « Paroles d’enfance » édité par radio France chez Librio (3€) qui assemble des extraits de lettres, de journaux intimes épatants, émouvants.
« Nous étions extrêmement pauvres. J'allais avoir cinq ans. Mon père était parti travailler en France. Ma mère faisait du mieux qu'elle pouvait pour nous élever, mon frère et moi. Le mandat qu'elle recevait de France suffisait à peine à couvrir les dettes du mois. Sa principale préoccupation était de nous nourrir. Ma mère m'envoyait souvent chez ma tante Rosine qui n'était pas mariée et n'avait donc pas d'enfants. Pour lui tenir compagnie, me disait-elle.
L'heure du goûter n'évoque pas pour moi le moment délicieux entre la sortie des classes et la partie de billes, la bouche pleine de chocolat et de friandises, ça je l'ai connu un peu plus tard en France.
Non, le goûter était l'un des trois repas que l'on ne faisait souvent pas. En tout cas à la maison. Mais chez ma tante, j'avais toujours droit à une tranche de pain. Pain que ma tante pétrissait elle-même et cuisait une fois par mois au four communal. Le pain était frais et tendre la première semaine, ensuite il durcissait. A la fin du mois, je me souviens qu'il fallait le mettre à tremper pour pouvoir le manger. Nous étions tous les gosses à jouer dans la rue.
Vers 5 heures, une mère, du pas de la porte, appelait : « Tonino, Giuseppe, a mangiare ». C'était comme un signal. Alors de chaque porte ou fenêtre, apparaissait une tête pour appeler son petit. Nous nous précipitions. Chacun chez soi. Il n'était pas de coutume en ce temps-là de s'inviter aux goûters. Même pour son anniversaire. Les jours fastes, ma tante étalait sur le pain un filet d'huile d'olive et la saupoudrait parcimonieusement de sucre. Et je replongeais dans la rue rejoindre mes camarades de jeux.
Un jour, en train de croquer ma tranche de pain, je vois ma petite voisine, sur le pas de sa porte, qui mangeait quelque chose que je n’avais encore jamais vu.
Intrigué, je m'approche et je lui demande ce qu'elle mange.
« Tu vois bien, c'est de la brioche, tu connais pas ? » « Ben non. » « Alors goûte. » Et elle me tend cette brioche prise entre le pouce et l'index qu’elle dépose dans ma bouche. Je n'avais jamais goûté quelque chose d'aussi mou, d'aussi tendre, d'aussi sucré.
« Tu vois, me dit-elle, pour goûter on a toujours de la brioche, maman me donne dix lires pour aller l'acheter à la boulangerie. » « Tu manges jamais de pain ? » « Ah non ! ». Je retourne chez ma tante et lui dis : « Je ne veux plus manger de pain au goûter, pourquoi tu m'achètes pas de la brioche comme le fait la mère d'Angela ? » « Mais malheureux, que dis-tu là? Jésus s’il t'entend te punira si tu ne lui demandes pas pardon ! Tu sais pourquoi elle mange de la brioche ? » « Non. »« Parce que ses parents sont tellement pauvres qu'ils ne peuvent pas se payer du pain ! Voilà pourquoi elle est obligée de manger de la brioche. Tu devrais remercier le Seigneur d'être dans une famille qui ne manque pas de pain »
Je me suis retrouvé tout penaud, malheureux d'avoir envié quelqu'un de plus pauvre que moi.
Je me voyais déjà condamné à manger de la brioche par la colère de Dieu qui ne manquerait pas de me priver de pain si je ne me rachetais pas. Je me suis alors précipité à l'église et je suis allé m'agenouiller au pied de l'immense crucifix. Tout en demandant à Jésus de ne jamais me faire manquer de pain, j'ai eu une pensée pour ma petite voisine et je l'ai remercié d'avoir donné quand même un si bon goût à la brioche, pour l'aider à mieux supporter son malheur. »
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