vendredi 12 mars 2021

Hors champs.

Chacun reste chez soi et dans le même temps nous ne cessons de nous occuper de ce qui ne nous regarde pas
. Lorsqu’une société en est à atteindre 60 millions de commentateurs, comment pouvons nous encore respirer, vivre, agir, rire, ensemble ?
Dans les décharges pleines de papiers gras que constituent les commentaires sur Facebook, je renonce à la retenue quand je lis : 
« De quel droit Boris Cyrulnik se permet-il de s’exprimer ? » 
Une telle bêtise ne prête même plus à sourire quand l’ignorance se porte plus volontiers en bandoulière que l’expertise. La reconnaissance du talent de ceux qui ont fait avancer notre humanité devient rare, sous prétexte d’égalité. Celle-ci n’allant pas jusqu’à mélanger Noirs et blancs selon la typographie du New York Times, je me dispenserai de discuter de la  blanche traductrice batave indigne de traduire une noire. Elle ne traduira pas Amanda Gorman, la jeune poétesse qui s'était fait connaître lors de l’investiture de Joe Biden.
Et dire que j’avais horreur du terme « vulgarité » qui pesait de tout son mépris de classe, je ne trouve pourtant pas mieux pour caractériser certaines réflexions, bien que le recours à quelques gros mots signe mon impuissance !
Dans l’affaire de la dénonciation publique de profs de Sciences Po Grenoble, le débat aurait du rester en interne. Mais il est sorti.
Alors voilà encore de quoi être accablé de constater à quel niveau est tombée l’UNEF. 
Je voudrais croire que les afficheurs ne sont que des individus qui tournent autour de Science Po sans avoir été admis dans cet établissement où la distinction entre Islam et Islamisme devrait aller de soi, où l’on apprendrait que le droit à la critique, au blasphème existent, mais qu’il en va différemment pour le racisme et la connerie. Près du Bataclan, il n’y avait pas besoin d’afficher : « l’Islamisme tue », les intégristes avaient fait leurs preuves, alors quel besoin d’apposer à côté des dénonciations sur les murs de Sciences Po : «  l’islamophobie  tue »?
 Il fut un temps où se distribuaient à la pelle, des points Godwin, « référence au nazisme, pour disqualifier l'argumentation de son adversaire ». Aujourd’hui toute personne qui ne se prosterne pas en direction de La Mecque est accusée de se tourner carrément vers le fascisme. Ce manichéisme, qui nourrit les extrêmes, aggravé par la perte de la notion du second degré, accentue notre avancée vers l’imbécillité. Il est un signe de notre épuisement démocratique, loin de tout sens de la nuance et de la tolérance. La tolérance ne peut s’exercer qu’avec des individus aux opinions déclarées et non cachées sous de lâches pseudos. Il  semble qu'il soit trop tard pour échanger quand ceux qui s’expriment doivent  bénéficier d’une protection policière.
Les matchs se jouent devant des gradins vides et dans les journaux les tribunes se juxtaposent sans se parler. II convient de ne pas oublier ses codes à la porte quand les séparatismes s'accumulent; l'abus du mot «proximité» aurait dû nous mettre la puce à l'oreille.
Les prairies sont vertes où affluent les victimes venues de loin : les souffrances des Rohingyas et Ouïghours ont été plus décrites que celles des chrétiens d’Orient en dehors du «Pape tour».
Il est aussi des zones pas loin de nos balcons où poussent d'autres herbes, mais nous n'entendons pas les kalachnikovs en fond sonore de quelques rappeurs. Pendant ce temps, la maire de Paris se dit choquée qu’il faille faire respecter la loi : « zéro Covid » mais démagogie virulente sur les quais de Seine.
Pour décrire ce qui devrait nous grouper mais qui nous sépare, le mot  « territoire » est devenu banal, que ce soit ceux qui sont perdus pour la République ou déclinés en « collectivités territoriales » qui n’en finissent pas de s’empiler et compliquer la vie. Alors que « champ » dopé aux glyphosates devient moins couru, « lopin » suffirait à tous les voltairiens admis par les néo-terreux pour cultiver leur jardin. 
« Ce n'est pas le champ qui nourrit, c'est la culture. » Proverbe russe

 

jeudi 11 mars 2021

Dictionnaire amoureux des menus plaisirs. Alain Schifres.

A la liste des agréments de notre vie, il faut ajouter la collection « Dictionnaire amoureux »  comme ce volume dans la collection bien nommée menant de « abats » à « zinc » en 450 pages :
Faisant l'impasse sur les satisfactions d’un jour, cette édition datant de 2005 évite d’être démodée, elle exhausse nos délectations revalorisées avec le confinement et rappelle des ravissements oubliés. Parlant  des familles le dimanche matin : 
« Tout d’un coup, ils ont énormément d’enfants et vous réalisez qu’en semaine, on ne les voit jamais sur les trottoirs de mon quartier. Ils sont à l’école, ou à des « activités ». Il n’y a plus que les adultes aujourd’hui qui jouent dans la rue. Ils font du patin. »
 Si l’écrivain-journaliste décortique avec virtuosité « les cacahuètes », ainsi que « les anchois », « les boulettes », « l’ennui », « le train », « les vaches », « le gras », « les nouvelles locales »… il sait être laconique :  
« Femme : Ah les femmes ! » 
ou 
« X : On dira ce qu’on voudra de la pornographie, mais c’est le seul moyen d’échapper à l’érotisme. »
Avec des accents qui pourraient valoir l'appellation «manuel de savoir vivre», le facétieux rédacteur à l’écriture vive excuse nos faiblesses coupables tout en partageant de sages réflexions bien éloignées des préceptes des diététiciens et autres maîtres à penser qui envahissent les ondes en ce moment. 
« On peut se délecter de la mythologie grecque et romaine, s’engouer de la nuque des femmes, savourer le haut moyen-âge, s’enthousiasmer pour les hérésies, se régaler des orages d’été, il n’y a pas de bonheur plus simple et plus rond que celui d’engouffrer un de ces œufs mayo. »

mercredi 10 mars 2021

Reims # 1

A la canicule d’hier succède la fraîcheur.
Nous demandons au GPS de nous mener au parking Erlon.
Comme nous avons pris l’habitude de le faire dans chaque nouvelle ville, nous glanons à l’Office du tourisme, cartes/plans et prospectus. De là nous voulons retenir une visite commentée de la cathédrale mais celle de 14h affiche déjà complet. 
La chapelle Fujita, elle, ferme ses portes le mardi : pas de chance  aujourd’hui …
Donc nous nous débrouillerons seuls pour découvrir la Cathédrale Notre dame
Nous franchissons le portail, et nous nous fions aux grands panneaux explicatifs bienvenus qui facilitent la visite de l’intérieur.
Ils nous rafraichissent la mémoire tout en complétant nos connaissances :
- Ce haut lieu de l’histoire achevé au XIV° siècle a été choisi pour le sacre des rois de France  dès le XI° siècle.
Lors de la 1ère guerre mondiale, il a été ravagé par les bombardements allemands.
- La cathédrale s’inscrit dans le style gothique (certains préfèrent le mot ogival), il s’en dégage une sensation de hauteur impressionnante. 
Les murs sont  percés de fenêtres rémoises, constituées de deux lancettes surmontées d’une rosace.
Plusieurs styles de vitraux filtrent la lumière.
Marc Chagall en a dessiné trois: l’arbre de Jessé, les deux testaments et les grandes heures de Reims. La dominance des bleus est en liaison avec une technique, spécificité rémoise remontant au Moyen âge.
Imi Knoebel  apporte lui aussi une touche de modernité à la vieille dame. Ses vitraux montrent des fragments géométriques très colorés, dans l’esprit d’un pardon, d’une compensation pour les dégâts provoqués par les Allemands.
Les vitraux contemporains de Brigitte Simon contrastent par leurs couleurs gris/bleu et adoucissent la lumière.
Outre des vitraux d'artistes confirmés, il a ceux qui sont offerts par des corporations. Celui des vignerons date des années 1950. Figuratif, il met en scène le travail de la vigne, les paysans qui piétinent le raisin, les moines qui retournent les bouteilles, les noces de Cana… dans une lecture facile des images. J’apprends aussi que Saint Jean Baptiste est le saint patron des cavistes.
- La cathédrale s’enorgueillit d’un orgue monumental équipé de plus de 6600 tuyaux, mais l’instrument reste délabré suite à un incendie. Une horloge suspendue à côté sonne les heures de sa petite clochette aigrelette.
Nous ressortons afin de prendre du temps pour admirer la façade extérieure, seulement entrevue hier. 
Nous avons déjà repéré l’ange au sourire situé près du portail gauche, nous constatons aussi l’absence de tympans au-dessus des 3 portails remplacés par des vitraux. 
Nous remarquons les gâbles avec le couronnement de la Vierge surmontant le portail central,
et la crucifixion surmontant celui de gauche. 
Mais nous manquons d’informations concernant les nombreuses statues alignées ou  prisonnières dans des tourelles terminées en pinacle.
Nous retournons au parking récupérer un gilet avant de nous rendre au restau 
« Copain comme cochon »  rue du temple, recommandé par notre logeur. 
Il est situé près du marché couvert, les halles Boulingrin, curieux de forme et fermé.
A cause de la fraicheur, nous nous installons à l’intérieur plutôt que sous les chauffages à gaz proposés et commandons : un tartare d’avocats sauce Thaï, une cuisse de canard et purée nappée d’une sauce originale et un tiramisu avec biscuit rose de Reims. Un peu d’humour aux toilettes : « Usage limité à 5 minutes, lecture tolérée ». 
Nous sommes indécis et  interrogeons Internet  sur le Palais du Tau. Devant des avis très favorables, nous y allons et nous ne le regretterons pas.  
Mais en chemin,  nous découvrons par hasard la bibliothèque Carnegie, du nom de son donateur, pur bijou de l’art déco ;
son style s’exprime dans les lustres, fenêtres et vitraux, les formes rondes du bâtiment, les petites scènes décoratives en mosaïque du hall, la rampe enroulée de fer forgé de l’escalier.
Dans la salle silencieuse et feutrée de la bibliothèque où règne une lumière douce filtrée par les vitraux, les rayonnages en  bois comportent des rangées de livres sur plusieurs étages.
La salle du catalogue de l’autre côté renferme les fiches classées dans des casiers en bois  étiquetés alphabétiquement.

mardi 9 mars 2021

Les petites distances. Camille Benyamina Véro Cazot.

En milieu jeunes urbains, la copine de Max ne sait plus qu’elle vivait avec lui depuis 4 ans, celui-ci est tellement effacé que sa psy ne fait, elle non plus, pas attention à lui et ses parents l’ont oublié.
Il est transparent, et se permet sans tapage d’exister dans l’intimité des autres. 
Il trouvera une certaine place chez une belle rouquine : son fantôme chassera les démons imaginaires de la jeune fantasque.
Bien que les relations plus sexuelles qu’amoureuses soient abondamment et délicatement traitées, l’évanescence du personnage principal ne fournit pas prétexte à des inventions torrides comme celles du « Déclic » de Manara.   
On finit par se montrer indifférent aux aléas de la relation du discret Max avec Léonie bien que le premier chapitre s’intitulant: «  le parfum imaginaire des fleurs artificielles » laisse espérer quelque poésie. Celle-ci est présente, mais trop étirée en 176 pages, elle devient elle aussi trop discrète, parmi de douces couleurs au cours d’un tendre scénario.

lundi 8 mars 2021

Un cœur en hiver. Claude Sautet.

Avant dernier film datant de 1991 du réalisateur qui mit en valeur Romy Schneider et Patrick Dewaere dans d’autres étapes de sa carrière.
Sur des musiques de Ravel, un trio accompagne les énigmes d’un trio amoureux jouées avec délicatesse par Dussolier et Auteuil, avec passion par Emmanuelle Béart au sommet de sa beauté.
Subtils comme les réglages d’un violon, les jeux de l’amitié, les non-dits et les confidences réservent des surprises. Les spectateurs ont la liberté de juger au-delà des postures extraverties ou des pudeurs, ce qui relève de la sincérité ou du sacrifice. 
Amour, solitude : ces mystères toujours remis en scène restent d’actualité.
Les bons films se reconnaissent lorsqu’ils traversent le temps au-delà des formes depuis un autre siècle aux luthiers cravatés, aux brasseries enfumées jusqu’aux terrasses vides. 
Ces ambiances, de notre jeunesse, se rapprochent désormais de la catégorie « films en costumes », mais apprécier l’harmonie d’une musique, la justesse des dialogues, la précision d’un jeu, l’approche de la complexité de personnages, nous immunise de l’indifférence.   

dimanche 7 mars 2021

Tous les marins sont des chanteurs. François Morel.

J’ai tant aimé le chroniqueur du vendredi, et bien que je ne sois plus guère fidèle au poste, je gardais le chanteur en haute estime
alors je mes suis précipité sur ce CD d’autant plus qu’il s’agit de chants de marins susceptibles de me rappeler de bons moments de classe de mer.
A cette occasion, j’aimais bien jouer sur les mythologies bretonnes avec trésors engloutis, bateaux à voiles, forêts à druides et embruns. Alors pourquoi je n’ai pas adhéré au récit, repris dans les mêmes termes par les commentateurs, d’une découverte dans un vide-grenier d’un auteur oublié : Yves Marie Le Guilvinec, dreyfusard, marié à une métisse, mort en mer à trente ans en 1900, imbibé d’alcool ?
La veine parodique habillée en Kway, multipliant les clichés, se parfume à l’air de notre temps, la chanson « La Cancalaise » imitant « La Paimpolaise » de Botrel qui lui était antidreyfusard. 
« Elle est toujours ma Cancalaise
Celle que je croisais le soir
A la pointe des Roches noires
J’avais quinze ans peut être seize »
 L’hommage à la Bretagne sur des musiques poignantes de nostalgie, n’est pas si évident avec en première chanson « A l’Espérance », du nom d’un bistrot où matelot rime avec poivrot. 
Lavilliers participe au morceau « Tous les marins sont des chanteurs » 
«  Pour espérer un jour revoir
Toutes les filles de La Rochelle » 
« Le petit moussaillon » travaille sous les ordres d’un capitaine pourri et d’une andouille de chef d’escadre, lui est « mignon comme un chaton », heureusement le dernier couplet réserve une surprise.
Les valeurs des hommes de mer sont célébrées «  Quand un homme » tombe à la mer : 
« Tu lui donnes la main »
Les ports sont les lieux des départs : « Adieu Brest ».
Pourtant il n’est pas question d’aller à « La pêche à la morue »  
« Sans avoir courtisé Lulu. » 
La famille de « Fanche de Pontivy » a connu bien des malheurs avec l’alcool jouant encore son rôle mais aussi la météo incertaine comme il se doit :  
« On sait plus comment s’habiller ». 
Et même dans « Le ventre de la baleine » le solitaire qui n’avait  
« Comme maîtresse qu’une sirène au fond d’un verre »« épousé  une bouteille ».
Le duo « Mer et fils » est délectable, entre Juliette grandiloquente :
«  A terre tu peux trouver du taff
Paraît qu’ils embauchent chez Henaff »
et son fils séraphique :
« Maman
Moi j’aime les navires
Le vent
Qui souffle et qu’on respire » 
« La petite Edith » prend à contre-pied les images des femmes de marins attendant sur la digue, elle prend son pied :   
« Mais en attendant allez viens
Elle est si courte la vie » 
Avant la locale chorale finale « Kenavo Brest » 
le rappel qu’« Un jour il n’y aura plus un poisson » « Plus rien que le sel » aurait pu être nuancé, car la situation des réserves halieutiques est en voie d’être améliorée : 
« En dix ans, la part des poissons jugés « en bon état écologique » est passée de 18 % à 43 % et la proportion de poissons en situation de surpêche a fortement diminué, passant de 33 % à 23 % sur une décennie. »

 

samedi 6 mars 2021

Le pays des autres. Leïla Slimani.

Un marocain qui était dans l’armée française revient marié à une jeune alsacienne pour mettre en valeur la ferme de son père du côté de Meknès. Le titre exprime bien les difficultés, les contradictions de cette famille destinée à s’agrandir au début des années 50, veille de l’indépendance. 
«  N’avaient-ils pas une vraie existence, tous ceux qui travaillaient dans les champs de son père ? Ça ne comptait pas, cette façon qu’ils avaient de chanter, cette tendresse avec laquelle ils accueillaient Aïcha pour leur pique-nique à l’ombre des oliviers ? » 
A deux reprises, la fête de Noël, en des scènes marquantes, apparaît comme un moment de vérité.
La belle autrice, inspirée par l’histoire de ses grands-parents, fait évoluer ses personnages : la jeune mère a perdu de sa légèreté et le père de sa confiance. 
La limpidité de l’écriture ne donne jamais dans la caricature, sa ligne claire a déjà convenu à la bande dessinée. 
La tension monte au cours des 360 pages, sur fond d’une misère évoquée sans insistance à l’image de Mathilde préservée par son innocence, traversant des moments d’ennui et de solitude n’abandonnant pas. Pas de burn out sous le burnou.
Après des plaisirs lumineux exceptionnels au bord de l’océan, les flammes : 
« ...nos ennemis ou ceux qui devraient l’être, nous vivons avec eux depuis longtemps. Certains sont nos amis, nos voisins, notre famille. Ils ont grandi avec nous et quand je les regarde, je ne vois pas un ennemi à abattre, non je vois un enfant. »