samedi 3 février 2024

Continuer. Laurent Mauvignier.

Les montagnes kirghizes seraient surpeuplées si tout le monde pouvait résoudre la crise d’adolescence de son garçon comme la mère-courage dans ce récit puissant, violent, émouvant.
Samuel, risque de tourner mal, alors sa mère  Sibylle sacrifie tout pour le sauver du silence, de la haine. Il faudra du temps pour que vienne le temps de la réconciliation et que tous deux se réparent. 
« Samuel était resté éperdu de honte et mortifié. Sa mère se faisait des illusions si elle pensait qu’elle pourrait changer quelque chose en lui, de lui, si elle croyait qu’il lui suffirait de prendre quelques semaines de grand air, accompagné de chevaux et de montagnes, de silence et de lacs, pour que soudain tout dans sa vie se déplie et devienne simple et clair, pacifié, lumineux, pour qu’il cesse enfin de se sentir écrasé à l’intérieur de lui-même, comme si on allait arrêter un jour d’appuyer sur son cœur, sur son âme, sur sa vie, comme si l’étau pouvait un jour se desserrer. »
La densité de cette production irait vers la métaphore, le conte, si l’écriture n’était pas aussi incarnée.Les premières lignes tiendront leur promesse : 
« La veille, Samuel et Sibylle se sont endormis avec les images des chevaux disparaissant sous les ombelles sauvages et dans les masses de fleurs d’alpage ; les parois des glaciers, des montagnes, les nuages cotonneux, la fatigue dans tout le corps et la nuit sous les étoiles, sur le sommet d’une colline formant un replat idéal pour les deux tentes. Et puis au réveil, lorsque Sibylle sort de sa tente, une poignée d’hommes se tient debout et la regarde. Il lui faut trois secondes pour les compter, ils sont huit, et une seconde de plus pour constater que les deux chevaux sont encore à quelques mètres, là où on les avait laissés hier soir. Samuel se lève à son tour, il ne comprend pas tout de suite. Il regarde sa mère et, à l’agressivité qu’il reconnaît dans la voix des Kirghizes quand ils se mettent à parler, à questionner en russe, et surtout parce qu’à sa façon de répondre il voit que sa mère a peur, il se dit que la journée commence mal. » 
Au bout de 235 pages nerveuses, nous avons chevauché dans des paysages magnifiques, étreints par l’angoisse que le lauréat présumé chaque année du Goncourt sait décidément bien amener.
Ce sentiment est délicieux car excité par un style toujours aussi séduisant et efficace sur une trame qui nous tient en haleine tout du long, alors que la peur est au cœur des problèmes à résoudre pour des personnalités durement campées mais passionnantes..

vendredi 2 février 2024

Euh !

Quand nous dénoncions la présence U.S. au Vietnam, nous prenions exemple sur les chevelus qui s’y opposaient depuis Berkeley : le maître du monde s’affirmait au napalm et la contre culture de là-bas nous séduisait. La guerre en ces années brûlait des fillettes qui s’enfuyaient le long des rizières mais il était « interdit d’interdire » à nous, enfants de l’après guerre précédente, fantasmant sur « jouir sans entrave ».  
Tina est morte et Woody est plus morose que jamais.
La planète s’est encore rétrécie mais la sempiternelle rupture générationnelle se reproduit, encore, alors le vieil observateur ne peut que regretter : aujourd’hui entre Trump et « woke » avec qui rire et danser ?
Nous restons formatés par Google gum et sous X que les médias traditionnels vilipendent tout en ayant comme principales inspirations ces « gafafeurs », en toute intelligence artificielle avec  les Dieux de la Silicon Valley.
La subtilité a disparu aussi de la vieille Europe quand se vérifie la banale remarque que les mouvements de la société US débarquent chez nous peu de temps après. La 666 a été rendue  au désert  et le dernier des shérifs a été revêtu de goudron et de plumes.
Nous sommes dans le double-face des bigots, avec jovialité surjouée et brutalité, positivité affichée et compétition impitoyable, puritanisme déclaré et grossièreté.
La judiciarisation de la société marque la méfiance générale sous des proclamations de tolérance à géométrie variable et les injonctions concernant la vie privée se multiplient alors que se blinde chaque personnalité derrière son quant à soi. 
L’argent  est devenu la mesure de chaque geste et l’individualisme a vaincu. 
« Etre pauvre, c'est être étranger dans son propre pays, c'est participer d'une culture radicalement différente de celle qui domine la société normale. » Michael Harrington
Nous nous asseyons de moins en moins à table, et les émissions de cuisine à succès ne comblent pas des plans de travail de plus en plus vastes, nous ne lavons plus une salade. La planche à repasser devient ringarde et le coup de peigne superfétatoire. Les devoirs se font sur les genoux et les bonjours s’ignorent au détriment d'autoportraits au téléphone, alors il faut multiplier les émojs pour faire croire en sa présence et à son attachement. On ne va plus guère au cinéma et le canapé recueille plutôt un avachi solitaire que la famille autour d’un même programme.
En contrepoint de cette complainte d’un vieux du vieux monde, je sors - un court instant - de mes déplorations pour apprécier dans les vœux de la municipalité de Saint Egrève la reprise de la formule olympique : « l’important est de participer ». Outre qu’elle évoque un évènement à venir susceptible de réunir une nation querelleuse, ce souci de contribuer, d'être avec les autres, se remarque localement tout au long de l’année avec valorisation de chaque membre du conseil municipal et appel aux citoyens à apporter leurs contributions à la réflexion collective. Pourtant du même parti écologiste que le célèbre maire de Grenoble, la pratique de la nouvelle équipe municipale est discrète, respectueuse, tout le contraire du sectaire promoteur du burkini ne sachant que mettre sur le dos de l’état ses manquements.  Au point qu’il me donnerait envie de reprendre un double scotch quand il demande de souscrire au « Dry January », alors que vous êtes en train d’adopter tout seul un comportement plus vertueux en matière de liquide alcoolisé. 
« Est fanatique celui qui est sûr de posséder la vérité. Il est définitivement enfermé dans cette certitude ; il ne peut donc plus participer aux échanges ; il perd l’essentiel de sa personne. Il n’est plus qu’un objet prêt à être manipulé. » Albert Jacquard 
Je viens aussi de me régaler d’un article, tellement inhabituel : compte rendu d’une classe dédoublée à Noisy- Le- Sec par une journaliste allemande décrivant un bonheur d’apprendre et à enseigner qu'elle juge inspirant pour son pays. 

jeudi 1 février 2024

Klimt. Raoul Ruiz.

Ruiz
, le réalisateur du film à propos du peintre autrichien, est né au Chili, puis a adopté la nationalité française après s’être exilé au moment du coup d’état de Pinochet en 1973.
L’onirisme de « Trois tristes tigres » tourné précédemment, « L’hypothèse du tableau volé » et les dédoublements de  « Trois vies et une seule mort » ont des caractéristiques qui se retrouvent dans son film de 2005 parmi la soixantaine qu’il a proposée dont «  Le temps retrouvé » de Proust.
Ruiz a travaillé à la maison de la culture de Grenoble du temps 
de « Richard III » de Lavaudant et  du « Mammame » de Galotta.
Mêlant réel et imaginaire autour de Klimt à la renommée internationale, la production se devait d’être européenne. John Malkovich qui avait déjà joué dans «  Les âmes fortes «  d’après Giono interprète, sans passion, le leader du mouvement de la Sécession de Vienne.
Klimt, l’artiste art nouveau, né en 1862 d’un père orfèvre 
et d’une mère chanteuse lyrique, intéressé par les arts appliqués,
sera d’abord décorateur avant de prendre pour compagne Emilie Flöge créatrice de mode.
Il se détache de l’académisme, faisant scandale avec son affiche à l’occasion de l' « Ouverture du palais de la Sécession » dont l’intitulé était : 
« À chaque époque son art, à tout art sa liberté ».
Il a vécu très longtemps chez sa mère, mais sa progéniture compte quatorze enfants. 
« Le baiser »
 Les nazis l'ont catalogué parmi les artistes dégénérés ;
ils ont brulé de ses œuvres « La Philosophie » qui avait reçu une médaille d'or en 1900 
à l' Exposition universelle de Paris et en ont volé d’autres.
« La frise Beethoven »
réunissant la peinture, la musique et l'architecture 
se voulait œuvre d’art totale. 
Egon Schiele
son successeur meurt aussi en 1918.
Le traitement cinématographique éclaté adapte des personnages, en invente aussi, dans un univers viennois qui est celui de « La ronde » tourbillonnante de Max Ophüls inspiré d’Arthur Schnitzler, médecin écrivain à l’époque d’un certain Freud.
Méliès
, le prestidigitateur, représenté dans le film n’a jamais rencontré Klimt.
Les couleurs sont exubérantes, les visions étirées, les traits sinueux, 
en ce début du XX° siècle malade.
Cependant quand la réalité est déformée sous des feuilles d’or,
chacun peut se permettre de rêver.
Ruiz comme Klimt eurent affaire avec la censure.
Et si l’histoire de l’art se confond avec l’histoire de la nudité, nous voilà en pleine régression quand
une professeure qui a présenté à ses élèves « Diane et Actéon » du peintre Giuseppe Cesari fait scandale au XXI° siècle, décidément malade lui aussi. 

mercredi 31 janvier 2024

White out. Piergiorgio Milano.

Au moment du choix pour les spectacles à la MC2 dont le catalogue portait l’interrogation : « qu’est ce que c’est tout ce cirque ? » il était possible d’envisager des acrobaties inédites, qui sans atteindre à tous coups les sommets, n’ébranleraient pas la confiance que l’on porte à l’institution inaugurée par Malraux. 
Nous avions été gâtés aussi en danse contemporaine mariée au cirque, 
mais pendant une petite heure, cette évocation de la haute montagne et de ses conquérants tombe à plat : traversée interminable du plateau par trois alpinistes harassés trainant une boule à facettes, précédant la présence d’une tente Quechua d’où s’extirpe un homme en slip transi.
Il y aura bien quelques roulades derrière un rideau de vapeur mais les combinaisons engoncent les « danseurs ». Quand ils passent d’une reptation à l’horizontale pour mimer une escalade à la corde en macramé à la verticale, la moindre école de cirque pourrait proposer à ses stagiaires d’un été de présenter des figures bien plus spectaculaires en matière de tissus aériens.
La musique tragique interrompue parfois par celle crachotée par un poste de radio confirme la pertinence du titre : 
 « En alpinisme, le terme « White out » désigne la perte complète de points de repères due à des conditions météorologiques particulières : lorsque la neige et les nuages se confondent et créent une uniformité apparente rendant tout déplacement impossible. »

mardi 30 janvier 2024

Sapiens. Harari. Vandermeulen. Casanave.

Ce premier volume de 245 pages parmi trois productions en BD d’après « Une brève histoire de l’humanité » vendu à plus de 21 millions d’exemplaires traduit dans plus de 65 langues est passionnant.
Grâce à l’habileté du scénario, son humour, la modestie et la diversité des personnages intervenants, cette information sur la naissance de l’humanité devient accessible.
« Les humains sont des animaux, et tout ce qui s’est passé dans l’histoire est soumis aux lois de la physique, de la chimie et de la biologie ».
Les dessins un peu secs laissent la place aux dialogues essentiels agrémentés de trouvailles.
L’historien, passeur principal auprès de sa nièce, fait appel à un spécialiste de la communication, à une anthropologue, à une biologiste généticienne, un archéologue.
Lors du dernier chapitre, une policière les convoque en tant que profileurs avant le procès intenté à un couple de sapiens où un avocat relativise toutes les charges pesant sur eux, sur nous. 
« Nos sociétés humaines actuelles en savent beaucoup plus que les bandes de l'âge de pierre. Mais sur un plan individuel, en revanche, les fourrageurs de l'âge de pierre en savaient beaucoup plus que nous. » 
Sapiens aurait supplanté les autres espèces par ses capacités à coopérer et à sa faculté à croire en des choses imaginaires. 
« Les théories des chercheurs qui prétendent savoir ce qu’éprouvaient les fourrageurs en disent plus long sur leurs propres préjugés que sur les religions de l’âge de pierre. »
Cet ouvrage apporte un éclairage intéressant, qui m’a semblé nouveau, en présentant une évolution de l’humanité loin d’être linéaire, tout en faisant part souvent de plusieurs interprétations possibles quant aux découvertes toujours nouvelles sur notre passé. 
« L’absence de preuve n’est pas preuve de l’absence. »

lundi 29 janvier 2024

L'Innocence. Hirokazu Kore-eda.

Un des charmes du cinéma consiste à nous emmener dans des contrées singulières et de nous émouvoir avec des histoires universelles.
Les courbettes japonaises nous paraissent souvent étranges. Quand elles voisinent avec des attitudes respectueuses, elles peuvent aussi exprimer une violence inattendue.
L’enfance ici ou là est un moment bouleversant que le réalisateur prix du scénario à Cannes aborde dans toutes les ambigüités que promet le titre : l’« innocence ».
Si l’image du puzzle a été souvent évoquée  pour décrire le procédé de montage, je n’ai pas vu le moindre système énigmatique dans ce cheminement limpide de plus de deux heures.
A partir du quotidien d’une famille monoparentale où la bienveillance maternelle entre en conflit avec l’institution scolaire, la vérité se fait jour petit à petit, subtilement, clairement depuis trois points de vue qui déterminent la structure du film.
Des mots peuvent prendre des dimensions inattendues et blesser. Des personnages, des passions se révèlent, ponctués de moments d’émotion et de belles images tempétueuses rendant inquiétants les refuges les plus poétiques.  

samedi 27 janvier 2024

La péremption. Nicolas Fargues.

Ne pas se fier à la quatrième de couverture : « Assignée femme » mais plutôt à la première phrase du livre de 190 pages écrit par un écrivain, se mettant dans la peau d’une femme, alors que les écrivaines ne manquent pas: 
« Ce qui a de bien avec vous, Madame, c’est que vous donnez envie d’être vieille ».
Elle vient de prendre sa retraite de prof d’art plastique à 50 ans et si son écriture est pleine de verve, de lucidité désabusée, elle se refuse à intervenir tant auprès de ses élèves, de son fils, de ses ex, de sa mère, de son frère, de son nouvel amant qui la conduira au bord du lac Kivu au Congo.
Sa grande tolérance alimente tant de renoncements, se laissant si facilement prendre par « des ivresses sans fondement. » L’indifférence maquillée en bienveillance me semble dans cet air du temps maternant dont je connais la délicatesse bien que son hypocrite aveuglement agace. 
« Une raison de vivre, cela peut se délaisser pour mieux que ça : se laisser vivre. »
Le vieillissement devient pathétique lorsqu’il s’accroche aux modes tout en sachant leur vanité. 
« Il y a pire que notre splendeur d’antan qui pique l’égo : les éloges qui blessent. » 
J’ai aimé quelques nuances grammaticales signifiantes : 
« Qu’est ce qui t’a prise ? ça ne te va pas du tout. »
« Mais que te prend-il ? » 
La mise à distance épargne les grandes douleurs pendant que la lucidité, l’ironie font des bonheurs de lecture, nous donnant l’impression de ne pas être dupe, d’être un malin nous aussi :  
« Tu penses à cette phrase de Robert-Louis Stevenson, tellement citée et tellement reprise pour justifier tout et n’importe quoi qu’elle a fini par s’apparenter à un bibelot de boutique pour touristes : «  L’important, ce n’est pas la destination, c’est le voyage. » 
Avec tes mots à toi, cela reviendrait à prétendre qu’à défaut d’un avenir, tu es en train de te fabriquer de beaux souvenirs. »