mardi 18 juin 2024

Le monde de Sophie. Nicoby. Vincent Zabus.

Reprise en bande dessinée du roman
du Norvégien Jostein Gaarder vendu depuis 1995 à 50 millions d’exemplaires, avec la même intention pédagogique permettant d’aborder l’histoire de la philosophie. 
Sophie ( La Sagesse), jeune suédoise, féministe préoccupée par le climat, fait d’abord connaissance dans l’ordre chronologique des mythes et philosophes de la nature, à partir de la question initiale : « Qui es-tu ? » déposée dans sa boîte aux lettres.
Puis elle comprend mieux le matérialisme avec les Légo de Démocrite et peut envisager ce qu’est le destin. Elle rencontre Socrate et Platon qui s’est davantage intéressé aux idées que son élève  Aristote « le premier biologiste », mais aussi les cyniques, les stoïciens, Epicure, Plotin…   
Entre Antiquité et Renaissance, le moyen-âge chrétien : 
«  Si on peut dire que saint Augustin a christianisé Platon, 
Saint thomas d’Aquin, lui, a christianisé Aristote. »  
Au bout de 264 pages de ce premier volume, la période baroque est évoquée par des personnages de théâtre shakespearien avant que la jeune fille prenne conscience d’être un personnage de BD : bien joué ! 
De toutes les citations qui n’entravent pas la fluidité du récit,  revient celle-ci : 
« Donne-moi le courage de changer les choses que je peux changer, 
la sérénité d'accepter celles que je ne peux pas changer,
et la sagesse de distinguer les deux. » 
Marc Aurèle

lundi 17 juin 2024

Le Deuxième acte. Quentin Dupieux.

Ce film dans le film, on ne peut mieux à sa place en ouverture du festival de Cannes,
aborde avec légèreté  des sujets plombants: ne sommes nous pas à nous abuser dans le divertissement quand la planète est vouée à sa perte ?
Humour grinçant, «  politesse du désespoir » : la salle rit quand il est question de la désaffection des salles.
Les acteurs, Lindon, Garrel, Seydoux, Quenard, sont mis en valeur lorsqu’ils doivent rejouer des scènes, car ils ont débordé dans leurs improvisations écrites avec malice.
Les soucis du cinéma vont au-delà de l’entre-soi : # MeToo, l’intelligence artificielle, égo des stars… Tout est fiction et c’est bien bon.
On ne voit pas passer le temps : 1h 20 avec un dernier travelling pendant lequel peut se lire toute l’ambition du cinéma et sa vanité, sa démesure et sa modestie, la voie des rêves et la banalité d’un chemin vers nulle part.

samedi 15 juin 2024

L’origine des larmes. Jean-Paul Dubois.

Le narrateur a mis deux balles de pistolet dans la tête de son père, mort depuis plusieurs jours de mort naturelle. Douze séances chez un psy dont les yeux coulent vont délimiter les chapitres. 
« Rouvrir les livres de peine, les almanachs de chagrin, les albums d’humiliation, entendre à nouveau cette voix de carnassier, voir ses mâchoires voraces mastiquer les jours de nos vies. » 
Ce prétexte insolite d’un assassinat, qui n’en est pas un, est pesant, tant l’auteur insiste sur le caractère haïssable de ce père à un point tel que seul le second degré peut le sauver:
« « Tu es un vrai salaud » Il a éclaté de rire. Un rire boueux, grasseyant, porteur de miasmes de toute une vie, un rire de bourreau, d’équarisseur, un rire de désaxé capable d’arracher la tête d’un oiseau avec les dents et celle de son fils au fil des ans » « Lanski a macéré dans l’immobilier véreux, la dépravation politique, les affaires frelatées, l’escroquerie médicale, le trafic d’animaux, les projets insensés, la corruption… » 
Mais  l’humour de Jean-Paul Dubois,
voyant son avocat en cocker, le psy en suricate et le père en murène, nous fait tout avaler.
Nous sommes pris par sa fantaisie farfelue, abordant vigoureusement les thèmes de l’intelligence artificielle, les rapports à la mémoire, à la réalité, les animaux bien plus consolants que les hommes ou les femmes, la mort, sous une pluie continue en 2032 à Toulouse. 
« De l’eau de l’eau partout et pas une goutte à boire ».
 L’écrivain à succès est facétieux lorsqu’il accumule les mots rares souvent à forte connotation médicale: sphénoïde, puisard, érubescence, cérébelleuse, ergastule, aristarque, épiphora, conjonctivochalasis, empyreume, enbata, acide ursodésoxycholique…
Quant à la corde d’un pendu il s’agit d’ :  
« Un beau cordage à trois torons, avec une épissure haute et une cosse en inox pour mieux faciliter le coulissement » 
Dans ce roman tourbillonnant de 256 pages, nous partons à la recherche d’un ancien secrétaire de L’ONU, retrouvons le livre d’un écrivain du moyen-âge Thomas a Kempis « L’imitation de Jésus Christ », accompagnant des cadavres, et souhaitons aller voir des images de Kim Tschang-Yeul peintre coréen des gouttes d'eau. 
« Il ne faudrait jamais rien dire, garder son moi pour soi, s’accommoder de ses nuisances intimes, les laisser décanter dans le bac à compost, attendre que ces épluchures de l’âme atteignent une granulométrie acceptable pour les évacuer à travers un tamis peu regardant. » 
Mais ce serait dommage de s’en passer !

vendredi 14 juin 2024

Dress code.

Le RN gagne du terrain. Quand le fond boueux est remué, des réalités peuvent apparaître à la surface. Les fariboles ci-dessous visent à distraire du stress démocratique dans lequel nous sommes plongés, tout en revenant sur des aspects en apparence hors sujet, avec la prétention de ne pas reproduire tant d’avis qui se ressemblent. 
Jadis, le baromètre s’en remettait à l’expertise de l’ancêtre de la maison qui après en avoir tapoté la vitre délivrait ses prévisions météorologiques.
Désormais le thermomètre est devenu l’instrument de nos angoisses planétaires quand 
«  Non seulement nous sommes en danger, mais nous sommes le danger ». 
António Guterres secrétaire général de l’ONU.
L’été hésite, la désinvolture apparaît hors saison, les robes légères seraient-elles devenues désuètes ?
Sans insister sur des photographies des années 1960 d’Afghanes ou d’Iraniennes « délurées », que de voiles noirs hissés ici et là en 2024 !
Même s'il s'agissait d’une anodine mode vestimentaire destinée à se faire remarquer pour sa discrétion, les tenues les plus couvrantes et les moins chatoyantes ont donné le ton.
Le plaisir de plaire s’est-il perdu ?
Le noir est chic certes, encore faudrait-il que le moindre regard ne conduise à se retrouver face à un juge en toge sombre. 
Depuis qu’ « enfoiré » est devenu un marqueur amical et que perdure le « grunge », « se faire une beauté » est devenu suranné. 
Pourtant montrer son meilleur aspect n’est pas que narcissique et l’on peut choisir la discrétion. Pourquoi le choix de la sophistication serait réservé aux drag-queens ou aux tribus exotiques (les Wodaabe en illustration de l’article) ?
Les hommes - pas tellement les femmes - se « foutent sur la gueule » depuis l’aube des temps jusqu’au crépuscule présent des civilités, alors que c’est par l’agréable commerce avec ses semblables que le chétif et frustre préhistorique a survécu, allant jusqu’à se sentir pousser des ailes par amour de son prochain ou de sa proche.
Lors du festival de Cannes, un dress code strict en vigueur au palais participe au côté exceptionnel des premières cinématographiques. Mais il y a belle lurette qu’on ne s’habille plus pour aller au spectacle et que la beauté a disparu des programmes. De la soupe éclabousse des tableaux. Les casqués en sandales - chaussettes sortis du garage à vélos au pied d’une scène couverte de pétales de fleurs de Pina Bausch détonnent-ils encore ?
Voilà les habits du dimanche relégués dans les armoires de mémé avec la blouse et les costars qui distinguaient les politiques quand ils pensaient honorer ainsi leurs électeurs. 
C’est d’ailleurs un des rares arguments de Bardella, mis en valeur par de conformistes Insoumis pensant afficher leur « rebellitude » en évitant la cravate.
Respect et distance sont dépassés, le tutoiement est de mise. Le journal « Le Monde » qui avait jadis de la tenue, tape volontiers sur le ventre du Président de la République  et par contre donne du « Monsieur » à Yahya Sinouar, le chef du Hamas. Combien de médias manquent de déférence envers les élus, tout en regrettant que ceux-ci soient attaqués violemment par de mauvais citoyens. 
La politesse ne remet pas en cause l’égalité républicaine, elle aurait permis peut être de faire des économies de garde du corps. 
« La politesse est plus généreuse que la franchise,
car elle signifie qu’on croit à l’intelligence de l’autre. »
Roland Barthes
Ces soupirs rétrogrades passeront pour moins pathétiques s’il ne fallait pas rappeler que la contradiction est indispensable à la conversation. 
Des pressions fortes font taire les opinions contraires aux dogmes communautaires et poussent au conformisme, bien que paradoxalement l’uniforme à l’école puisse marquer  la dignité, la singularité de l’institution républicaine, son prestige.
Faut-il inscrire certains lieux d’éducation parmi les « territoires perdus de la république » quand des portes se ferment au nez d’une juive et que se fragilise le lieu commun où il était permis de rencontrer d’autres milieux, d’autres individus, pour sortir de soi, de l’entre-soi, pour devenir soi? 

jeudi 13 juin 2024

Japon à Lyon.

Prévoir plus de deux heures de stationnement quand une voiture peut être utile pour parvenir à la Sucrière à la confluence de la Saône et du Rhône, si vous n’habitez pas la ville accueillante aux vélos en son centre mais cernée en périphérie de cohortes de véhicules à moteurs.
L’exposition annoncée immersive, en tous cas exhaustive tout en restant accessible, permet de réviser et d’apprendre à propos du « pays du soleil levant »
dans ses dimensions historiques, artistiques, culturelles, ses paysages, ses  traditions et ses innovations annoncé par son drapeau, …
Nous franchissons un torii (« là où sont les oiseaux »), portail traditionnel séparant le profane du sacré
placé à l’entrée des temples shintoïstes qui accueillent parfois des rites bouddhiques, 
les deux religions s’étant influencées.
La reconstitution d’un jardin zen en milieu fermé
( pas conforme à cette photographie)
nous déçoit un peu,
alors qu’une maison traditionnelle ou un « capsule hôtel » nous convainquent davantage.
De brèves vidéos nous expliquent dans les arts de la scène, la différence entre le nô plus statique sous ses masques et le kabuki plus expressif,
 
et distinguent sweet, classical et gothic Lolitas.
Arts martiaux, art du thé et de la table, art des origamis et des mangas,
art textile et des tatouages,
tout est codifié, chaque geste, chaque objet est chargé de sens.
Le raffinement est à la mesure de leur discrétion, par exemple :
le kimono n’ayant pas de poche, étaient glissées dans la ceinture des boites comportant au bout d’une cordelette un contrepoids finement sculpté.
Karaoké, cinéma, littérature, jeux d’arcade, geisha et cosplay ( quand l'amateur se met dans le costume de son héros) confirment les traits d’une culture sachant mêler harmonieusement tradition et modernité.

mercredi 12 juin 2024

S’en aller. François Sureau.

J’ai failli renoncer : 
« On y trouve des livres consacrés à Kew Gardens, à Nainital, à Bath, à Cimiez, à Mürren. 
J’y ai empilé dans les coins les centaines de boîtes de Balkan Sobranie dont ma mémoire physique ne peut se séparer. 
C’était un tabac de Latakieh qui dégageait une formidable odeur de papier brûlé. » 
Trop d’inconnus, et trop de subordonnées digressives comme j’en commets à longueur d’articles. 
Et puis je me suis remis à l’ouvrage après avoir lu le dernier chapitre consacré à la Grande Chartreuse dont j’avais quelques images me permettant d’apprécier les réflexions du retraitant à propos du silence. 
Il n’en est pas à son premier monastère : 
«… au milieu des  lourdes montagnes  dorées de l’automne et dans le bruit des sources, d’un esprit où le Moyen-âge se mêlait aux harmonies de l’époque ».
Il est question aussi d’Hugo, de Stevenson, de Loti et d’inconnus aux vies incroyables sans que soient délivrées quelques coutumières leçons de morale.
Tout au long des 285 pages où des résumés pourtant énigmatiques aiguisent la curiosité, les occasions d’apercevoir une pensée originale, érudite, poétique, ne manquent pas, qui évoquent les voyages, l’enfance, des destins singuliers à foison ...
Un tour du monde et un tour d’auteurs, un tourbillon : le Sahara ou sa chambre, l’exil face à l’océan ou l’exil intérieur. Je suis face à ce livre comme avec mon ordinateur, n’en exploitant qu’une infime partie de son potentiel.
Je comprends quand il s’amuse : 
« Longtemps je me suis caché de bonne heure » 
ou «  Qui n’a pas lu L’île au trésor dans un placard, aux environs de treize ans, n’a pas connu le bonheur de vivre. » 
Ces clins d’œil sont justifiés et même la multiplication adéquate des imparfaits du subjonctif permet d’aérer un ensemble ardu, plaisant justement pour ses aspérités.

mardi 11 juin 2024

A l’arrêt. Sandra Ndiaye. Frédéric Debomy. Benjamin Adès.

Une jeune fille anime des ateliers dans une prison.
En 100 pages, sans tapage, les couleurs, le rythme du récit nous donnent une idée de cet univers qu’elle a fréquenté un an jusqu’à la fin de sa grossesse.
Nous entendons les bruits accompagnant le franchissement des nombreuses portes qui mènent dans les lieux sonores de privation de liberté où les détenus crient.
Le regard d’abord idéaliste se nuance : 
« J’occultais une chose avec ma vision pleine de miséricorde : 
la délinquance et la criminalité relèvent bien d’un choix. » 
Avec Eric Fassin en contre-point, le discours est plus attendu : 
«  Si la petite délinquance est sévèrement sanctionnée, les délits commis par les catégories aisées de la population comme la délinquance financière et l’évasion fiscale bénéficient de mansuétude. » 
Par contre une approche des postures face à la relégation offre de riches pistes de réflexion même si c’est l’éternel renvoi de la responsabilité vers d’autres : 
« Tu m’exclus ? Ce n’est pas la peine, je m’exclus moi-même et les miens avec. »
«… je suis ce que tu as fait de moi, un paria égoïste et arrogant. » 
Le propos n’est pas univoque et à travers les réussites et les échecs de son travail social et culturel, les mots d’un détenu peuvent paraître décalés et faire sourire, ils peuvent constituer un espoir: 
« Mes enfants sont à Dubaï avec leur mère.
Ils sont dans une école Montessori, c’est important l’éducation. »