jeudi 24 octobre 2019

Picasso : « Au cœur des ténèbres ». Sophie Bernard.

Devant une salle comble, la conférencière a présenté aux amis du musée, l’exposition qu’elle a préparée. Alors que le musée de Grenoble a été le premier à obtenir dès 1932 une toile du catalan, Femme lisant (1920) grâce à André Farcy dont un hommage est rendu jusqu’à fin novembre place Lavalette, c’est la première fois qu’une exposition est consacrée, ici , entièrement à Picasso.  Après le 5 janvier, 137 productions et des documents d’archives prendront la route de Düsseldorf.
Guernica, le manifeste, la peinture d’histoire, a été peint en 1937.  A ce propos, Picasso aurait répondu à un officier allemand qui lui demandait « C'est vous qui avez fait cela ? » devant la photo d’un des tableaux les plus connus au monde : « Non, c'est vous ! »
Entre 1939 et 1945, Picasso est resté en France. Protégé par sa renommée, l’ « artiste dégénéré » n’a pas pris le maquis, il a intériorisé, personnifié une histoire féroce.
René Char: « Face au pouvoir totalitaire, Picasso est le maître charpentier de mille planches de salut »
En 1939, Prague est annexée. Il ne peut se rendre à l’enterrement de sa mère.
Toutes griffes dehors, un Chat saisissant un oiseau « animalise » la violence qui se grave comme sur la « plaque sensible » d’une œuvre comportant 2000 pièces exécutées pendant cette période de guerre.
Ses amis surréalistes sont partis, il s’installe un moment à Royan avec Dora Maar, pas loin de l’hôtel de Marie Thérèse Walter. Les deux maîtresses cohabitent dans Femme debout et femme assise. Il est revenu à Paris mettre à l’abri ses toiles dans un coffre fort à côté de celui de Matisse. Il connaît le succès aux Etats Unis.
En 1940, « Je travaille, je peins, je m’emmerde » Picasso. Le Café des bains, dans des couleurs acidulés garde la mémoire de son refuge atlantique, au centre d’un de ses rares paysages, désert. Il n’a pas obtenu la nationalité française qu’il ne demandera plus.
Les anguilles de mer menaçantes, grouillent de vie.
Faite de ficelles et d’un paquet de Gitanes, la Femme assise dans un fauteuil pleure encore et montre les dents.
Quand le rationnement est instauré, en 1941, sa propriété du Boisgeloup où vivait Olga lui a procuré des vivres. Il est question de restrictions dans la pièce qu’il a écrite « Le désir attrapé par la queue », farce surréaliste mise en scène par Camus à la fin de la guerre pour quelques amis. Son atelier des Grands Augustins à Paris était un lieu de rencontre intellectuel.
Femme au chapeau rond dans un fauteuil : dans un espace clos, l’atmosphère est lugubre.
Si les couleurs d’une autre femme assise dans un fauteuil sont plus vives, des clous sont plantés au dessus des yeux. Premières lois anti-juives.
Le portrait de la fragile Nusch Eluard  qui mourra en 1936, peut-il être un rempart contre l’inhumanité des temps ?
La sombre Aubade de 1942, mystérieuse ne comporte pas de trace anecdotique. Une figure mélancolique joue d’une mandoline décordée devant un nu hideux. Un oiseau se tait dans la prison.
Vlaminck lui  a reproché d’avoir mené la peinture « au néant », il est injurié dans la presse pourtant des galeristes l’ont soutenu.
La grimace évidée de la nature morte au crâne de taureau est si forte qu’elle a servi pour l’affiche de l’exposition.
Le buffet du Catalan dit bien l’ambiance lugubre de l’occupation en 1943. Desnos qui venait souvent dans ce restaurant, cantine du peintre, avait remarqué que le buffet avait disparu après que son ami l’ait peint.  
Il a rencontré là Françoise Gillot qui l’appelleraLe vert Galant, surnom du vigoureux Henri IV, et square à la pointe de l’île de la cité, où s’annonce le printemps.
Eros et thanatos jouent dans Le baiser, dévorant, pied de nez à la guerre.
En octobre 1944, il  a adhéré au parti communiste, « le parti des fusillés », se mettant en scène en tant que résistant. Dora Maar est La femme en bleu, dont les mains sont absentes. Elle va s’écrouler, Lacan l’aidera à surmonter sa peine.
En 1945, Le charnier resté au MOMA, rappelle le prophétique Guernica, se confondant avec les images des horreurs découvertes dans les camps.
Puisqu’ « une casserole peut crier », les objets du quotidien étant des « vaisseaux pour la pensée », La casserole émaillée que la bougie illumine est vivante.
« Non la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. La peinture est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi » Picasso
En 1946, il a illustré à la manière des enlumineurs du moyen âge, Le chant des morts de Reverdy le poète qui était resté silencieux pendant ces années noires.


mercredi 23 octobre 2019

Petit tour au pays basque.

Nous prenons la route pour Le Pas de Roland après avoir essayé, mais trop tard, de tester le restaurant typique « Chez Tante Ursule » qui nous avait été recommandé.
Mais le détour vaut le coup, par une route très étroite qui longe la Nive.
Le trou dans le rocher aurait été causé par le sabot du cheval du neveu de Charlemagne dont la légende est décidément liée à cette montagne. Roncevaux, de l’autre côté de la frontière n’est pas si loin. Nous sommes dans le Labourd.
 A l’écart du village d’Itxassou, dans une gorge étroite, où la rivière est bordée d’une plage agréable, nous mangeons à « Ondoria » qui est plus que le bistrot annoncé : son axoa, prononcer achoa, émincé de veau et jambon de … Bayonne avec piments…d’Espelette, méritera d’être reproduit. Fromage basque de rigueur.
Nous, touristes, apprécions de voir des vautours. Mais la patronne n’est pas de cet avis : leur nombre fait qu’ils ne se nourrissent plus seulement de charognes mais viennent de s’attaquer à une vache affaiblie en train de vêler.
Sur le chemin du retour, l’église d’Itxassou retient notre attention.
Le cimetière attenant mélange des sépultures anciennes et actuelles, les inscriptions sont en basque, les croix caractéristiques de la région inscrites souvent dans un cercle de pierre s’alignent parfois comme dans une file indienne.
L’intérieur de l’église est magnifique surtout quand il s’illumine après avoir mis 2 € dans la fente d’une boîte. 
Le retable doré de style espagnol révèle une richesse et une beauté insoupçonnées, face à trois étages de tribunes traditionnelles en bois sombre. 
Les bancs usés sont émouvants et le maître d’œuvre a mérité sa statue au pied de la montée vers les tribunes. Une explication sonore complète le plaisir de la découverte de ce bijou loin des foules.
Nous ne nous attardons pas à Hasparren bien que l’habitat traditionnel soit attrayant sous ses fanions verts rouges et blanc, le temps de constater la coexistence d’écoles privées et publiques et la vigueur de la langue basque en immersion dans Ezkia-Ikastola alors que « les écoles Jean-Verdun et Sainte-Thérèse proposent un enseignement bilingue français-basque à parité horaire ».

mardi 22 octobre 2019

Les cahiers d’Esther. Riad Sattouf.

Ces 52 histoires (vraies) qui dans ce troisième album voient grandir une petite fille de 12 ans sont un régal égal au premier.
Pré publiées dans l’Obs qui a le chic, après les frustrés de Bretécher, de découvrir des dessinateurs qui savent finement saisir l’esprit de l’époque et ses façons de parler, genre :
«  Là c’est moi en mode « mais j’ai pas le temps maintenant je suis en 6° ».
Le rapport entre la petite fille et le dessinateur est amusant : elle ne lit pas l’Obs car elle ne s’intéresse pas à la politique et conserve une distance rafraîchissante à l’égard d’elle-même.
Il lui est arrivé qu’elle se fasse offrir un album de ses aventures par ses copines qui ne se doutaient pas de sa notoriété.
En cette année d’élection présidentielle, elle n’échappe pas aux débats sur lesquels elle porte un regard parfois plus pertinent que celui de certains abstentionnistes.
La petite parisienne aime ses parents, l’école, et supporte de mieux en mieux son grand frère, tout en gardant une opinion très négative sur les garçons en général. Elle raconte ses rêves et son imagination l’amène à commencer un roman fantastique après avoir réinvesti les personnages qu’elle vient d’étudier, tels les dieux grecs qu’elle met au goût du jour, après Athéna sa préférée :
« Dancy, déesse de la souplesse et du sport qui fait maigrir quand on la prie et bien sûr Esther : déesse des gens populaires (Je plaisante bien sûr) ».
Cet humour tendre, rend plus léger un air de notre temps saisi habilement.

lundi 21 octobre 2019

Joker. Todd Phillips.

Dès le début, j’ai été happé par l’esthétique et j’ai adhéré à la fable se déroulant dans une époque incertaine, revenant cependant avec efficacité sur des traits saillants de notre époque crépusculaire.
Pas besoin de connaître son Batman sur le bout des ongles, le personnage principal est suffisamment troublant pour nous interpeler. Gotham, la ville du super héros ressemble furieusement à New York, elle est en train de colapser.
Joaquin Phoenix est épatant, mais tout le monde l’a dit sauf « Le Masque et la plume » qui se plait en ce moment à apporter la contradiction à l’unanimité critique. Ce n’est pas moi qui les en blâmerais.
Film violent. Mais comme avec les gilets jaunes, on peut regretter la casse, tout en reconnaissant que c’est ainsi qu’ils ont obtenu des sous. Sur le plan de la narration, l’efficacité passe par du sang sur les murs pour nous éloigner de nos coutumières tisanes.
Les sujets abordés reviennent sur des thèmes marquants de notre siècle. Si la bêtise des foules, leur folie, ne datent pas d’aujourd’hui, l’emprise du rire, de la blague et de la dérision, devient obsédante et les masques envahissants. Les passages à l’acte, la perte de tout sens moral abondent.
Les polémiques entourant la sortie du film, les interrogations sur sa dangerosité accentuent notre saisissement face à la frilosité de la période, nos fragilités.
Mais quand on voit à la tête du pays le plus puissant de la planète, un clown, on préfèrerait que ce soit une fiction et que l’on se chamaille s’il mériterait un Oscar; un Nobel quand même pour celui qui prononcera un impeachment. 

dimanche 20 octobre 2019

Vertikal. Mourad Merzouki.

Dans un commentaire en matière de spectacle, il est plus facile d’exprimer son mécontentement que son contentement, alors, allons pour la difficulté.
Tous ceux que j’ai rencontrés ont aimé.
Le chorégraphe, le musicien, l’éclairagiste sont au top, raccords, comme les dix danseurs aux mouvements parfaitement réglés.
Merzouki parmi d’autres nous a amené sur un plateau le hip hop qui a mis la danse cul par-dessus tête. Cette fois sa troupe grimpe après les murs, se joue de la pesanteur.
La musique douce parfois, ajoute à l’atmosphère irréelle, aquatique, de certains tableaux où par la délicatesse des éclairages, les acteurs aux positions incroyables semblent des hologrammes. La techno participe à la montée en tension amenant à un bouquet final splendide faisant même taire les turbulentes lycéennes du voisinage.
Les connotations acrobatiques ajoutent à la beauté des chorégraphies une touche d’appréhension lorsque se multiplient les chutes, mais les rebonds viennent immédiatement après.
J’ai préféré les escalades rythmées et synchronisées aux balancements du début, mais les silhouettes très graphiques sont souvent magnifiques et la touche humoristique avec élastiques jouant entre les structures, si elle nuit à la cohérence, peut passer, tant on peut comprendre qu’une pause soit nécessaire dans cette débauche d’énergie, de virtuosité, de poésie, de maîtrise et d’inventivité.

samedi 19 octobre 2019

Le voyage du canapé-lit. Pierre Jourde.

Jourde qui avait fustigé les auto-fictions genre Christine Angot, se lance dans un road récit en camionnette avec son frère et sa belle sœur lors du déménagement d’un meuble de famille de Créteil vers l’Auvergne http://blog-de-guy.blogspot.com/2014/03/fete-du-livre-bron-2014.html.
Ses souvenirs parfument habilement les 266 pages avec les villages traversés : 
« Ils sentent le froid, la cave, la croûte de fromage, la fumée, c’est un parfum bistre et noirâtre qui n’appartient qu’à eux, une sorte d’hiver traînant toujours dans le fond même de l’été, et qui , dirait-on, reposait déjà dans l’âme avant même qu’on les connût. »
Après un démarrage que j’ai trouvé laborieux où les compagnons de voyage jouent les utilités, avec évocations de coup pendables et mesquines passions, j’ai apprécié la sincérité, le punch, l’humour, de l’écorché littéraire qui peut se permettre de jouer avec le lecteur sur ses envies de pisser ou de vomir :
« Je n’ai pas tardé, c’était à prévoir, à écorcher le renard, à mettre le cœur sur le carreau, à appeler Raoul, à appeler Burque, à quicher, à poser une galette, à faire du Jackson Pollock en relief, à me vider le jabot, à donner à manger aux poissons, à aller au refile, à compter mes chemises… »
Sa poésie en est d’autant plus puissante:
« J’avais fini par comprendre que ce qui me serait donné là haut, au plus profond des forêts, dans l’antre noir et odorant des étables, au creux des vieux chemins qui paraissent toujours s’enfoncer dans un passé oublié, ce serait une promesse, l’attente nue du miracle, la même qui me tenait éveillé enfant, la veille de noël, dans le lit froid que je partageais avec mon arrière grand-mère. »
Son rapport au réel est très physique, mais l’auto dérision permet tout :
«  A ma façon, je poursuis la tradition familiale, je passe dans les avenues de la littérature avec ma camionnette, «  vieilles images, métaphores vermoulues, on prend tout, on ramasse tout ».  

vendredi 18 octobre 2019

Les racines de la colère. Vincent Jarousseau.

« Deux ans d’enquête dans une France qui n’est pas en marche » complète le titre de ces 160 pages qui content la vie de huit familles vivant à Denain. La problématique de la mobilité est centrale pour ces personnes modestes aux destins variés pour qui l’injonction de se bouger n’est pas forcément utile: le livreur, le routier, et ceux qui suivent des chantiers ont accepté des conditions de travail difficiles et de longs trajets. Alors que d’autres sont empêchés pour cause de handicap, ou absence de permis de conduire. 
La voiture pour ceux qui en possèdent une est encore un outil de reconnaissance, elle permet d’aller acheter des cigarettes moins chères en Belgique, ajoutant des vapeurs nicotinisées aux fumées du Diesel.
La modicité des loyers dans l’ancien bassin minier où Usinor employait 10 000 personnes jusqu’à la fin des années 70 rend les déménagements difficiles pour ceux qui sont restés dans une de villes les plus pauvres de France d’où un tiers de la population est parti. L’âge d’or de la ville est évoqué en bande dessinée alors que les portraits contemporains sous la forme de romans photos limpides, empathiques, rendent très compréhensibles les raisons de la colère ou du sentiment de fatalité de personnes qui ne sont pas regardées de haut.
Si l’auteur ne cache pas ses opinions qui lui ont permis de pressentir le moment « gilets jaunes », cet ouvrage est utile, car il  a su éviter une condescendance qui a existé parfois même chez ceux qui ont soutenu le mouvement… décidément le registre des mots de 2019 tourne autour de la mobilité.