mardi 11 décembre 2012

Aya de Yopougong. Abouet, Oubrerie.



Sur les six albums parus, j’ai lu le cinquième, en attendant le film.
« Personne ne peut presser tout seul l’abcès qu’il a dans son dos. »
Une vision de l’Afrique revigorante où les femmes tiennent la route, malgré des hommes infantiles.
« Le bouc pue mais les chèvres ne le repoussent pas. »
Dans cette Côte d’Ivoire des années 80, loin de la guerre civile, les jeunes gens et des filles choco se cherchent un avenir, se débattant avec une belle énergie contre la précarité et des traditions.
Du maquis du quartier de Yop (Yopougung) à  Abidjan, à Paris, au village par les pistes parcourues avec des voitures « France au revoir », les histoires qui s’entremêlent sont parfaitement menées avec l’émergence des prédicateurs, l’insuffisance des professeurs, la fatuité des nouveaux riches. 
Une galerie réjouissante de portraits où l’insouciance côtoie la sagesse, la mauvaise foi, la bonne volonté, la joie de vivre dans un pays où le suicide est un truc de blanc.
«  Ce sont les joues qui rendent la figure grosse et tu viens de maigrir devant ta fille »
Truffé de proverbes succulents il n’y a pas toujours besoin du lexique livré à la fin de l’album pour comprendre :
« Dis à ton troisième bras qui est entre tes cuisses d'arrêter de toucher mes fesses. »
On peut se sentir parfois  VDB (Venu direct de la brousse) mais ces 105 pages en apprennent plus sur l’Afrique que bien des reportages, et l‘on rit.

lundi 10 décembre 2012

Dans la maison. François Ozon.



Luchini est prof de français et sa femme Christin Scott Thomas tient une galerie d’art contemporain : nous sommes  encore dans un milieu familier au cinéma français, mais à part d’improbables applaudissements, lors de la rentrée, envers un proviseur qui n’a pas le pouvoir de révoquer un prof dans la vraie vie, les notations sont justes. Et les uniformes au Lycée Flaubert sont une métaphore.
De toutes les façons le propos n’est ni social, ni réaliste, bien que l’auteur de « Potiche » joue habilement du réel et de la  fiction.
Il met en jeu la création, la littérature,  les regards critiques qui  nous font sourire, mais lorsque les malins prennent trop de distance avec les médiocrités de nos vies, le désespoir n’est pas loin.  
Qu’est ce qu’il en sait le jeune apprenant du « parfum de la femme de la classe moyenne » dont la formulation accroche son professeur ?
Cette arrogance toute adolescente subsiste chez bien des observateurs de la société dont nous partageons parfois les postures. 
 Ce dimanche, à Grenoble, beaucoup de magasins avaient peint sur leurs devantures des citations du régional de l’étape : Stendhal.
L’une de ses plus connues vaut pour le cinéma bien sûr :
« Un roman, c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin »,
 il a dit aussi : « toute œuvre d’art est un beau mensonge ». Vrai.

dimanche 9 décembre 2012

Vise le ciel. Francis Cabrel.



Longtemps après Hugues Aufray, voilà le barde d’Astaffort qui reprend Dylan, c’est que Robert Zimmerman  a inspiré Francis Cabrel depuis ses débuts.
N’ayant pas eu en temps utile l’Américan folk attitude, ce « Bob Dylan pour les nuls » était fait pour moi.
Et je persiste avec mes franchouillardes oreilles : si je n’avais su de qui étaient les paroles, je n’aurais pas entendu tellement de différence avec le Cabrel ordinaire que j’apprécie,
« L’hiver approche, le portail grince
La rouille le ronge, la pluie le rince ».
En retrouvant  quelques mélodies oubliées, la curiosité me titille d’aller voir du côté des originaux : « Just like a woman », « I Want you » maintenant qu’ I know.
Sous un emballage très carton recyclé avec dessins pales, les textes sont bien sûr en lettres microscopiques; parfois le produit manque de vivacité.
Les musiques sont agréables mais ne surprennent pas derrière des textes qui coulent tranquillement sans accrocher.
« Je te veux » est joliet, il manque d’impatience.
« Vise le ciel », l’image est mignonne, mais c’est sur « un grand fauteuil » que le poète s’envole.
D’autres évocations sont justes et fortes :
« Tout en haut de la tour du guet
Les princes ont confisqué les longues-vues »
 Mais la rencontre  avec des grands mots n’est pas toujours facile :
«  J’ai demandé aux flics à chaque carrefour
Avez- vous vu la dignité ? »
Quelques visions nous empoignent :
« Les rats mangent ta farine, ils ont empoisonné le puits
Les rats  ont mangé ta farine et empoisonné le puits
Même le ciel veut dire qu’il ne faut pas compter sur lui. »
L’histoire d’Hollis Brown est-elle celle de notre monde désespérant ?

samedi 8 décembre 2012

Le temps de vieillir. Martine Franck.



Quand j’ai emprunté à la bibliothèque ce livre de photographies des années 80, le sujet était traité dans la série des voyages : cette entrée poétique au pays des rides me convenait.
Le nom de la photographe me disait vaguement quelque chose, il y a aussi un Robert Franck américain.
Elle était née en Belgique, amie de Mnouchkine, elle fut la deuxième femme de Cartier-Bresson, elle vient de mourir.
Elle a travaillé pour Les petits frères de pauvres et le choix du thème recoupe d’autres reportages consacrés aux exclus en tous genres.
Robert Doisneau qui écrit avec la même délicatesse que lorsqu’il photographie évoque le regard amical de celle qui appartenait à l’agence Magnum.
Les années ont passé depuis ces portraits où une poupée sur un lit crie à travers le temps, où le travail qui avait plié les corps  préservait la dignité du berger de Haute Provence ou du cantonnier chinois.
Une photographie résume toute une vie : une dermatologue à côté de sa lampe dont l’abat jour est constellé de papillons, reçoit encore des clients à plus de quatre-vingts ans, elle disparait devant un immense tableau la représentant dans tout l’éclat de sa jeunesse.
Ces vieillards qui comme dit Shakespeare « ont une abondante pénurie d’esprit en même temps que les jambes faibles » alimentent des textes appétissants.
« Quelle est la pire sottise ?
Celle des jeunes qui croient qu’avant eux le monde n’existait pas, ou celle des vieillards qui croient qu’il cessera avec eux ? »
Friedrich Hebbel.

vendredi 7 décembre 2012

L’invention de la France. Hervé le Bras Emmanuel Todd.



Il y a trente ans j’avais lu cet atlas anthropologique et politique avec une jubilation qui avait persisté. Les temps étaient simples, les cartes des votes pour Giscard coïncidaient avec celle des pratiques religieuses, je retrouvais sur le papier mon histoire familiale avec des grands parents légèrement singuliers en Dauphiné après avoir travaillé sur une terre gasconne qui les avait formés.
Avec la réédition de ce livre, je me suis remis en mémoire par exemple ce rapprochement étonnant : les zones où les chasses aux sorcières de la fin du moyen âge avaient été les plus virulentes correspondaient aux départements qui avaient le taux de sages-femmes le plus important. Et révisé que l’implantation protestante s’est faite en Europe  sur fond de sentiment national mâtiné d’une pointe d’identification au peuple élu, alors que le catholicisme était plus universaliste.
La superposition des cartes depuis les invasions barbares, en passant par les taux d’alcooliques, celui des suicides, l’âge des mariages, la proportion d’hommes en capacité de signer… montraient des persistances politiques qui nuançaient une approche uniquement économique.
La zone d’occupation romaine continuait à se distinguer de celle des germains et des celtes.
L’implantation du parti communiste était forte dans les zones intermédiaires entre les types de famille nucléaire (papa/maman) et la famille communautaire quand les enfants mariés cohabitent avec les parents.
La forme de transmission de l’héritage, les champs ouverts ou fermés étaient déterminants :
« En pays de population agglomérée, on tente de limiter les conflits de voisinage car le voisin est tout proche de vous, alors qu’en pays de bocage, au contraire on cherche à faciliter le rapprochement car le voisin est loin. »
L’ouvrage de 500 pages est agréable à lire avec des titres tels que « les Francs sont ils de gauche ? » mais la vision claire des années 80 s’est compliquée avec l’émergence du FN.
Les deux chercheurs récusent sur ce terrain là aussi les lectures simplificatrices qui voient l’implantation du parti d’extrême droite essentiellement sur les territoires perdus par le PC.
La quatrième de couverture donne le ton.
« … du nord au sud, de l’est à l’ouest de l’Hexagone les mœurs varient aujourd’hui comme en 1750. Chacun des pays de France a sa façon de naître, de vivre et de mourir. L’invention de la France est un atlas qui cartographie cette diversité en révélant le sens caché de l’histoire nationale : hétérogène, la France avait besoin pour exister de l’idée d’homme universel, qui nie les enracinements et les cloisonnements ethniques.
Produit d’une cohabitation réussie, la Déclaration des droits de l’homme jaillit d’une conscience aiguë mais refoulée de la différence. L’idéologie aujourd’hui dominante, analysée dans la nouvelle partie inédite de cet ouvrage augmenté, pourrait être décrite comme un programme de défense d’une homogénéité menacée, ou, chez les plus radicaux, le rêve d’un retour à une homogénéité perdue. Mais ce que montrait justement L’Invention de la France, dès 1981, c’est que cette homogénéité n’a jamais existé.
Les défenseurs autoproclamés de l’identité nationale ne comprennent pas l’histoire de leur propre pays. Osons le dire : ils sont aveugles à la subtilité et à la vérité du génie national. Alors, pourquoi ne pas ajouter quelques différences, parfois importantes, quelques nouvelles provinces mentales, maghrébine, africaine ou chinoise, pour les atténuer, les apprivoiser avec le temps, comme on l’a toujours fait en France ? Il n’y est pas question de fixer des différences pour l’éternité, d’essentialiser des pays et des peuples.
La culture est mouvement, progrès, diffusion, homogénéisation bien sûr, mais sans oublier que de nouvelles différences apparaissent sans cesse. L’Invention de la France s’achève par une partie politique. L’effondrement du catholicisme, puis du communisme ont engendré un vide religieux et idéologique qui a fini par couvrir tout l’hexagone. On peut donc parler d’une nouvelle homogénéité par le vide, qui explique l’apparition, parmi bien d’autres choses, dans un pays où les Français classés comme musulmans ne pratiquent pas plus leur religion que ceux d’origine catholique, protestante ou juive, d’une islamophobie laïco-chrétienne, qui prétend que la seule bonne façon de ne pas croire en Dieu est d’origine catholique.
Le vide métaphysique du moment Sarkozy est ici saisi à sa source. » 
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Un dessin du "Canard" de la semaine: 



jeudi 6 décembre 2012

Plan relief de Grenoble.



La maquette de Grenoble en 1840 du temps où elle était ville de garnison, est exposée au Magasin, musée d’art contemporain. Elle est monumentale: 60m2. 
La maquette de fort Barraux est installée au musée Dauphinois également  jusqu’au 6 janvier.
Ces deux représentations minutieuses figurent parmi les 260 plans reliefs constitués pour des raisons militaires depuis le règne de Louis XV jusqu'à Napoléon III. Pierre Mauroy les avait extirpées des réserves où elles prenaient la poussière.
Les fortifications servirent bien peu.
Des jumelles sont à la disposition des visiteurs mais un bon zoom d’appareil photo est plus efficace pour apprécier la finesse des détails, la beauté de l’ensemble.
Au-delà des courbes de l’Isère et des pentes de la Bastille, la cathédrale Saint André, le couvent de Sainte Marie d’en haut sont des repères immuables et le public se régale de voir les évolutions qui se sont opérées. Pas de trace de la gare qui sera édifiée 12 ans après la maquette.
Au moment où des transformations spectaculaires s’apprêtent, il est bien agréable de poser un regard surplombant, en retrouvant des sensations qui remontent à l’enfance.
« Je craignais trouver à Grenoble ce vilain petit pavé pointu qui à Lyon m’empêchait de marcher. Mais les grenoblois sont des gens d’esprit ; sept de leur rues sont déjà pavées de pierres plates que l’on tire de Fontaine, et dans six ans il n’y aura plus de pavé pointu » Stendhal n’a pas été toujours aussi indulgent avec sa ville ; d’autres citations enrichissent la visite :
 «  Ce que j’aime dans Grenoble c’est qu’elle a la physionomie d’une ville et non d’un grand village comme Reims, Poitiers ou Dijon. Toutes les maisons ont quatre ou cinq étages, quelquefois plus. Cela est incommode et  moins salubre, sans doute mais la première condition de l’architecture est de montrer la puissance. »

mercredi 5 décembre 2012

Bordeaux # 2. Moderne chez les anciens.



Dans le quartier Saint Pierre des mascarons ornent les dessus de portes avec des visages africains qui rappellent discrètement la traite négrière.
De cet âge d’or « ne peut être détaché de l’origine de sa richesse : les denrées coloniales, fruit du travail des esclaves des Antilles et de l’océan indien. »
Au cœur de cette zone touristique, le cinéma d’art et d’essai Utopia est installé dans une ancienne chapelle.
 « C’est Mériadeck ici! » dans le langage local signifiait « c’est le bordel !», c’est qu’il y en avait jadis dans ce quartier pauvre à présent témoin de l’architecture des années 60 à forte teneur en béton qui ne jure pas tant que ça avec la vieille ville qui nettoie ses noires façades. 
Récemment, Rogers, l’architecte qui a conçu Beaubourg, a réalisé le tribunal de grande instance dont chaque salle d’audience semble une ruche derrière la façade transparente.
A la limite du quartier des Chartrons, un entrepôt des denrées coloniales accueille depuis trente ans un musée d’art contemporain CAPC (centre d’arts plastiques contemporains).
Le quartier doit son nom à un couvent des chartreux qui en était le centre, et sa renommée aux négociants Anglais qui apportèrent un air d’outre manche, que Flamands, Irlandais ou russes perpétuèrent. 
La préservation des volumes imposants de l’entrepôt Lainé est le principal attrait du lieu.
Keith Haring est dans l’ascenseur. Buren, Warhol, Barcelo, Boltanski, Combas font partie de l’exposition permanente, mais j’ai regretté leur discrétion face à la rampe de Michel Majerus "If you are dead, so it is" qui occupait provisoirement la nef principale et aurait pu satisfaire les skateurs ailleurs.
Si le quartier des Chartrons est lié au commerce du vin, Bacalan à côté des bassins à flot accueillait les dockers. Son nom n’a rien à voir avec  quelque bacalhau portugaise, mais avec le patronyme d’une famille protestante de la région.
Bien mise en lumière, la base sous marine située au Nord de la ville, que nous n’avons pu visiter, éveille la curiosité. Ce bunker colossal construit en 1941 par 7000 ouvriers, abritait des sous marins allemands sous ses 6 mètres de ciment. Aujourd’hui des galeries y sont installées.
De préférence aux installations froides des institutions vouées à l’art contemporain, l’art brut est pour moi plus immédiat, plus bouleversant.
C’est à Bègles, ancienne banlieue rouge, chez  le vert Mamère,  que nous trouvons notre affaire au musée de la création franche.
Nous sommes dans l’intimité d’une maison du XVIII° où alors Rosemarie Koczÿ exposait. L’abondance de ses dessins intitulés « Je vous tisse un linceul », leur force, le thème des camps de concentration m’ont conduit à abréger ma visite. Je me suis reconstitué avec des œuvres de l’art postal qui parfois crient aussi mais dont la diversité m’a enchanté.