mercredi 15 juin 2016

Journal d’une femme de chambre. Benoit Jacquot.

Quand on se plaint de la dureté des rapports humains contemporains, ce retour  plus de cent vingt ans en arrière permet de relativiser, car dans ce film peu de personnages échappent à la violence, à la noirceur.
Pourtant en deçà du livre d’Octave Mirbeau, d’une modernité d’écriture qui a justement inspiré plusieurs cinéastes.
« Un domestique, ce n'est pas un être normal, un être social...C'est quelqu'un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s'ajuster l'un dans l'autre, se juxtaposer l'un à l'autre...C'est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain...Il n'est plus du peuple d'où il sort; il n'est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend... »
Sans insistance, quelques traits de lumière enjolivent le quotidien, mais Dieu que ces temps étaient difficiles ! Meurtres d’enfants, femmes de chambre faites pour coucher, maîtresse de maison perverse, hommes libidineux, cruels, la maladie et la mort ne sont  jamais loin…
J’ai redouté au début le côté fermé de l’actrice principale mais elle évolue et face à l’adversité, on partage sa résistance. Elle est un être complexe et sur un scénario limpide, sa destinée réserve des incertitudes, des surprises.

mardi 14 juin 2016

Poverello. Robin.

Satisfaction de venir à bout d’un volume de 3 cm et demi d’épaisseur (590 pages), le temps que prend un film dans les formats usuels. Car il est question d’un film concernant le destin de Saint François d’Assise et la vie en parallèle de celui qui l’incarne devant les caméras : recherche de Dieu et recherche de soi.
La vie du Saint passant de la richesse à l’ascèse la plus rude est plus intéressante que celle de la vedette de cinéma qui trouve femme.
Cependant je ne serais pas allé à la recherche de la biographie de Pietro Bernardone si je n’avais vu en couverture un acteur parlant aux oiseaux assis sur une moto.
« Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire frère soleil, qui est le jour, et par lui tu nous illumines. Et il est beau et rayonnant avec grande splendeur, de toi, Très-Haut, il porte signification. »
Le graphisme léger permet d’accéder facilement à cette histoire extraordinaire :
après avoir rassemblé 5000 disciples, François va renoncer au pouvoir…

lundi 13 juin 2016

Le tableau. Jean-François Laguionie.

Les vertus pédagogiques de ce film d’animation de 2011 m’avaient été tellement vantées que je n’ai pas eu de réelles surprises, tout en reconnaissant l’intérêt de cette production bien adaptée aux enfants.
Quelques personnages, issus d’un tableau représentant une forêt  d’où émerge un château, partent à la recherche de leur créateur. Ils sortent de leur univers dominé par la classe supérieure des Toupins, au dessus des Pafinis. Quant aux Reufs à l’état d’esquisses ce sont des parias.
La lutte des classes à l’heure des contes est accentuée par la hiérarchie des modes de  représentation.
Un gros bien épais commande, le crayonné en est froissé.
Passant de tableaux en tableaux, la plus tenace du groupe d’évadés retrouve le peintre en vrai avec pour seule question qui vaille au bout de son périple périlleux :
«  Qui est ce qui t’a créé toi ? »
Elle tranche avec les autres qui suivent passivement leur destin jusqu’à un revirement sans surprise des « Tout peints » qui trouvent qu’ils sont charmants ces « Pas finis » barbouillés de toutes les couleurs.
Ce voyage révise tous les genres : tableau historique, nu, autoportrait, paysage et nature morte.
Et l’on peut  s’amuser à voir Matisse, Douanier Rousseau, Bonnard, Modigliani, Giacometti, Cézanne ou Picasso.
Venise de surcroît au temps du Carnaval est le lieu de tous les passages vers des dimensions nouvelles et le réalisateur joue fort bien avec différents modes d’animations.
Ce film d’une heure et quart peut amener à de riches exploitations avec même une figure allégorique de la mort qui finit mal.

dimanche 12 juin 2016

Until the lions. Akram Khan.

Le familier de la MC 2, maître des battements,
cette fois à partir d’une scène circulaire pas si immuable que ça, fait toujours salle comble et cela se remarque car c’est loin d’être le cas pour pas mal de spectacles cette année.
Je craignais ne pas comprendre sa prise de parole en anglais concernant la défense de la culture au bout d’une heure époustouflante mais outre la simplicité du discours, son nouveau spectacle avait constitué le plus évident des plaidoyers.
Même si je n’ai pas perçu particulièrement les lions ci-dessous :
« Tant que les lions n'auront pas leur mot à dire, les histoires continueront de glorifier le chasseur », à moins qu’il ne s’agisse de lionnes ; l’animalité des humains est magnifiquement mise en scène et dansée d’une façon extraordinaire.
Je ne suis entré ni dans les subtilités du Mahabharata ni dans le questionnement sur l’identité sexuelle qui ont inspiré cette représentation, mais j’ai apprécié un langage universel aux rythmes entêtants, aux vibrations envoutantes, aux stridences acérées.
Chuchotements et cris, violence et virtuosité.
Cette œuvre traverse le temps avec une énergie très contemporaine mêlée à la profondeur des traditions et supplante l’espace : de l’Inde à nos contrées où « Nuit Debout » campe aux portes.
Tant de ballets ont mis en lumière des scènes d’amour mais celle du Bangladais Anglais est un sommet de vivacité, d’invention, de simplicité, d’intensité tout en restant d’une pudeur rare.
La présence de bambous ajoute du tranchant à une chorégraphie qui a enchanté le public retrouvant un habitué qui nous surprend chaque fois.

samedi 11 juin 2016

Un chemin de tables. Maylis de Kérangal.

J’attendais sûrement trop de la contribution de mon auteure préférée, à une belle collection qui s’intitule «  raconter la vie » au Seuil :
Ces 100 pages sentent l’exercice, la commande, et en dehors du titre qui dit bien la diversité des expériences du jeune apprenti cuisinier, je n’ai pas su voir beaucoup  de personnalité dans l’écriture.
La littérature semble posée sur un documentaire. La narratrice suit un jeune étudiant qui multiplie les lieux d’apprentissage : « brasserie parisienne, restaurant étoilé, auberge gourmande, bistrot gastronomique, taverne mondialisée, cantine branchée… », manque le fast-food.
L’empathie avec ses personnages aux caractères contradictoires, complexes m’avait enthousiasmé dans son roman précédent. Cette fois nous ne savons pas grand-chose de Mauro, le héros.
Il sacrifie sa vie personnelle à un métier qui l’accapare sans que la passion soit perceptible sous les phrases aux adjectifs bien disposés pour une vision panoramique de la profession. La sueur des hommes semble aussi lointaine que la saveur des préparations.
Le menu aux intitulés savoureux en main, je suis pourtant resté sur ma faim :
« Dans ce livre, c’est vrai, le travail du cuisinier m’a fait penser au travail de l’écrivain. Longtemps, le cuisinier a été considéré comme d’autant plus génial, ou un artiste d’autant plus extraordinaire, qu’il arrivait à métamorphoser un produit. Aujourd’hui, par exemple, la vogue du fooding valorise au contraire le produit brut, restitué. Là est le talent du chef. Or, en tant qu’écrivain, où sommes-nous au plus près de la vérité ? Dans la métamorphose ou dans la restitution ? »
Je serai tenté d’écrire : « vivement le prochain livre ! » tout en sachant qu’il faut du temps. Les sollicitations que lui valent son talent gâchent un peu le fond de sauce comme ses brillants éditorialistes qui se multiplient et s’affadissent, comme tous ces chefs qui se chauffent plus sous les spots que devant leurs fourneaux.

vendredi 10 juin 2016

MDR (mort de rire)

« Piolle Pot »: j’avais trouvé rigolo le mot attrapé au vol parmi tant d’autres qui ne sont pas que gazouillis. Pour la famille écolo en déshérence, parmi d’autres, qui aime tant délivrer des leçons à la pelle, ce peut être un juste retour de fond de court. Quand de surcroît, l’incompétence est revendiquée par la responsable de la culture de cette équipe municipale exemplaire, ignorant jusqu’au nom d’une figure majeure de la danse : Pina Bausch, il y a de quoi s’inquiéter ou rire. Rire.
Mais une fois évaporé l’effet de jeu de mot malin, de ceux qui constituent le fond de nos matins, la fatigue me gagne. Cette plaisanterie participe-t-elle au présent climat de violence ?  
Lors des fins de manifs, quand les barrières qui séparent symbolique et réalité sont brisées par quelques allumés sous les yeux des indulgents, la haine se banalise et enclenche une escalade inquiétante. Les nez rouges côtoient les masques noirs.
Les amuseurs à la langue bien pendue qui se nourrissent de Gattaz à tous les repas tiennent-ils la même échelle que ceux dont l’ennemi est l’étranger?
En envisageant des échéances futures, je m’inquiète et me rappelle d’un mot de Clémenceau pour ne pas perdre quand même des occasions de sourire : 
« On reconnaît un discours de M. Jaurès à ce que tous les verbes sont au futur… »
Comme il y a eu dans le passé récent tant de malheurs depuis Cabu assassiné jusqu’aux crachats place de la République, ma peur, mauvaise conseillère, ne se situe pas seulement dans l’avenir.
On crie « au traître ! » envers Hollande dont l’ennemi fut la finance, mais se souvient-on du « je vous ai compris » de qui vous savez, de «  la réduction de la fracture sociale » d’un de ses héritiers, et de « la rupture » de l’autre ?
Cela  finit par apparaître comme une méthode de gouvernement, à moins que ce soit un retour du réel, au bout de quelques tournants vers la rigueur et de tunnels qui n’en finissent pas. Alors pourquoi ne pas le dire ?  Sur ce coup, ce n’était pas « mieux avant », comme nous le rappelle donc l’histoire si discrète, même quand elle date de la veille. Par contre c’est depuis une vision géographique que tous les éditorialistes prônent le changement : « allons voir chez nos voisins » tout en regrettant les tendances des français à ne pas s’aimer qu’ils entretiennent régulièrement.
Après avoir promu  l’idée que «  le niveau montait » l’école ne semble plus bonne à rien aujourd’hui, alors que la maternelle servait d’exemple, il y a peu, à ces mêmes voisins.
Dans le lexique des réformateurs - toujours pour les autres - pourquoi utiliser des mots bouleversants qui rendent sourds les acteurs et ne pas s’appuyer sur des réussites pour modifier, améliorer, réactualiser ? C’est la méthode prônée à l’égard des élèves. Elle pourrait prouver sa validité avec leurs profs qui sont au front. L’argent qui leur est distribué ne les guérira pas du sentiment de mépris dont ils souffrent. Si la pédagogie dite inversée est la dernière des marottes à la mode, rien que son appellation est dans un air du temps qui aime les zig zags.
Ainsi côté présidents un normal indécis succède à un anormalement excité,  ce qui donne en version mammouth(e) : dictée quotidienne après leçon de morale prônée le temps d’un tweet par la même qui envisage le collège plutôt comme un lieu d’animation.
Comme dit Le Gorafi :
« Apprendre en s’amusant » ne serait pas amusant pour 80 % des élèves interrogés. »
Dans le flot questionnant, une p’tite louche de plus, quand la raison est défiée :
La déclaration d’impôts par ordinateur constitue un progrès indéniable mais pourquoi interdire la forme traditionnelle ?
Le transport par le train est moins polluant que par camion, pourquoi refuser les subventions au Lyon/Turin ?
Et pour être à la hauteur d’une polémique à deux balles : 
Si Valbuena n’a pas été sélectionné, c’est que Deschamp n’aimait pas les petits ?
« La danse pourra cesser,
Le violon pourra casser,
Je veux rire, je veux rire. »
Jean Moréas
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Cette semaine: dessin du "Canard".

jeudi 9 juin 2016

Bacon, la peinture de la sensation brute.

En introduction à la conférence de Christian Loubet devant les amis du musée de Grenoble sont posés quelques enjeux de taille:
« Peut- on se référer à un modèle de représentation humaniste après 1945 ? En arrachant ses masques, afin de se re-connaître, l’homme finit par déchirer sa chair. L’artiste met en forme le doute contemporain. »
Francis Bacon, mort à Madrid il y a 23 ans, était né en 1909 à Dublin, pas loin de chez  Oscar Wilde.
A 16 ans, il est chassé de chez lui pour avoir revêtu les habits de sa mère. Il assumera son homosexualité.
A Berlin, il découvre l’expressionisme, à Paris, Picasso et les surréalistes. Il rejette l’art abstrait trop esthétique, qui n’a « rien à combattre » et la figuration traditionnelle. De retour à Londres,  il sera marqué par les crucifixions de Roy de Maistre.
De 1933, année de l’installation du nazisme, il conservera une de ses « Crucifixion », alors qu’il détruit toutes ses autres toiles. Il va travailler ce thème pendant plusieurs années.
Des Érinyes, figures mythologiques monstrueuses, vengeresses, sont les éléments centraux du triptyque « Trois études de figures au pied d’une crucifixion »  de 1944. Les bouches hurlantes de cette allégorie de l’horreur vont frapper le public au plexus et initier une notoriété internationale.
« Fragment of a Crucifixion » : « Cette crucifixion d’un des fils des dieux, de siècles en siècles recommencée » Jean Clair. «Amas rose et pantelant de viscères au milieu duquel, s’ouvre terrible, la bouche ronde et hurlante ».
"Trois études pour une crucifixion" évoque le bœuf de Rembrandt, les carcasses de Soutine et le christ de Cimabue comme un ver vu à l’envers. L’accouchement est « viandesque », rouge sang dans la nuit noire.
Ses papes, en 40 variations, enfermés depuis leur sedia gestatoria, victimes de la condition humaine, hurlent, leur majesté est impuissante. En voici une « Étude d’après le portrait du pape Innocent X de Vélasquez », le cauteleux, «  troppo vero ».
Ses têtes en séries crient car «  la route de l’âme est coupée », dédoublées en miroir, fendues ou éclatées en trois. « Study for the Nurse from the Battleship Potemkin » est composée comme souvent à partir d’une photographie du film d’Eisenstein.
L’affrontement bestial de “La corrida” est enfermé dans un cercle, matador et taureau confondus.
« Sweeney agonistes » d’après le poète TS Elliot, traite de l’incommunicabilité avec au centre un compartiment d’où l’auteur du crime a disparu. Les taches sont jetées puis organisées, exploitant l’accident, pour retrouver dans la peinture, la vivacité de la photographie.
Si les amis de FB ne souhaitaient pas forcément être portraiturés,  «George Dyer », son ami, mort d’overdose la veille d’une exposition au Grand Palais est représenté dans son identité fuyante. La solitude et le désespoir perdurent dans d’autres toiles entre vomissement dans un lavabo et prostration sur le siège d’un WC, où flèches et macules ciblent la figure se fondant dans la nuit sous l’ombre de la mort.
Nous pouvons être choqués ou bouleversés par ses formes monstrueuses, torturées, enfermées, il ne s’épargne pas dans ses « Auto portrait » allant au-delà de l’anecdote, infra portrait, tuméfié, au delà de la psychologie.
Son atelier de Kensington, » où s’accumule « l’humus de la création » remonté à Dublin, conserve ce fouillis fructueux dont il prélevait des poussières pour les projeter sur ses châssis. Il mélange pastels et acryliques, usant de brosses, balayettes, chiffons, éponges, couvercles… Il choisit parfois de vitrifier les images pour mieux impliquer le spectateur par son reflet. Peignant souvent au bout de la nuit  « dans une empoignade du flegme et de la frénésie » suivant les mots de son ami Leiris, il réussit « à rompre ce qu’il peut faire facilement ». Après  la banalité du mal chez Arendt et Beckett, il veut toucher le fond d’une souffrance qui est le propre de l’homme. 
« J’aimerais que mes tableaux donnent l’impression qu’un humain est passé entre eux, comme l’escargot, laissant la trace de l’humaine présence et la mémoire du passé comme l’escargot laisse un sillon de bave »