samedi 19 octobre 2024

Les gens sont comme ça. Philippe Delerm.

La dernière livraison de l’écrivain des familles procure le plaisir d’être à nouveau réunis tout en mesurant le temps qui passe. 
Sa collection d’expressions toutes faites ne révèle pas que de doux instruments de la sociabilité : sans être exclusif comme « Ah oui, non mais moi », ou aussi envahissant qu’ « Elle m’a fait une angine »
« C’est mignon » ou «  Tu me diras » recèlent quelques ambigüités plaisantes à relever. 
Il redonne de la rugosité au « panier » qui avait disparu sur l’écran de nos commandes : 
«  Ajouter au panier ».
Je me suis amusé à retrouver : « Tu vas sortir de ta zone de confort » pour un clin d’œil à ma petite fille qui m’a ainsi conseillé lorsque je m’obstine à choisir « vanille-chocolat » comme parfum de glace. Le « T’inquiète » de son frère est devenu légendaire.
La légèreté de l'annonce « On est entré dans le temps additionnel » finalement pas si anodine que cela, va bien avec la gravité familière de : « ça nous fait une sortie ». 
« … on n’est pas à l’abri d’une averse, j’avais cinq degrés ce matin dans le jardin, je ne sais s’il y a encore plus de monde que l’année dernière, je vais rentrer faire une soupe. » 
Je demanderais volontiers : « Auriez-vous une petite carte ? » pour revenir à la librairie retrouver le poète une fois prochaine. Il ne s’agit sûrement pas « De faire avec » que contredirait « Mais quand même » pour jouer avec les têtes des 35 chapitres.
Les paresseux pour qui « Les mots sont impuissants » sont ici contredits, et si « On refaisait le monde » marque l’impuissance, ces 100 pages : «  C’est que du bonheur ! »
 La frontière vers le Sud est franchie à partir de laquelle on entend « Avé plaisir »,mais le soir tombe :  
« Le soleil commence à peine à fléchir dans cet orange chaud qui donne à la pierre des bastides une douceur d’éternité romane. »

vendredi 18 octobre 2024

Schnock n° 51.

La nostalgie sourit avec cette livraison bien fournie en littérature, foot, ciné et chanson.
1/3 des 175 pages du trimestriel est occupé par une évocation de Françoise Sagan 
à qui Jérôme Garcin avait demandé de rédiger son épitaphe :
« Sagan, Françoise. Fit son apparition en 1954, avec un mince roman, "Bonjour tristesse", qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. »
Ses formules fécondes et légères s’accordent bien à l’esprit et au style de la revue: 
« On ne sait jamais ce que le passé nous réserve. »
« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou, disait Nietzche, ou un autre. » 
Il s’agit d’un hommage délicat et vif pour l’auteur d’ « Un orage immobile », « Avec mon meilleur souvenir » « Un peu de soleil dans l’eau froide »… à travers interview de son fils et évocation de sa bande, anecdotes et citations rassemblées dans un « Petit Sagan illustré » où il est question de Mitchum déguisé en hamburger, de Proust et de Star trek. 
Ses rapports à la musique, aux bagnoles sont également évoqués à la suite d’une sélection de dix livres du « charmant petit monstre » moderne dans ses manières d’être et dans la continuité de Colette voire de Madame de Sévigné pour le style. 
Caroline Loeb (« C’est la ouate ») qui a monté un spectacle «  Françoise par Sagan » met en relief sa liberté.
Avec Platini, Giresse, Tigana, nous revenons vers « le carré magique », où ils étaient au moins cinq en comptant Genghini et Fernandez.
Brigitte Fossey a eu une riche carrière bien après « Jeux interdits »
ainsi que « le nonchalant qui passe », « Le monocle rit jaune », Paul Meurisse, l’un des « Diaboliques ».
Avec Jonasz nous revenons sur la «  fabuleuse histoire de Mister Swing » 
avant de remettre sur le dessus de la pile de vinyles : Lili Drop, 
et celle des DVD : « Une fille cousue de fil blanc » par Michel Lang, 
alors que pour les bouquins Alphonse Boudard prophétise : 
« Les femmes sont déjà proxénètes, gangsters, policières, ministres, chefs d’état, tandis que les hommes les remplacent à la crèche, à la vaisselle, à l’atelier de couture ou sur le trottoir.Il reste encore le Vatican à investir… »

jeudi 17 octobre 2024

Salvador Dali et la perception de la forme. Gilbert Croué.

Le conférencier devant les amis du musée de Grenoble ne développe pas la biographie du Catalan, né il y a 120 ans, 
préférant nous inviter à aller au-delà des apparences à partir de tableaux du roi de la com’. 
En 1930, il est au centre de la photo du « Groupe des Surréalistes » entre André Breton et Max Ernst.
Son « Autoportrait » noyé dans les citations cubistes est influencé par Picasso
comme « Vénus et son marin » qui nécessite déjà une double lecture de la combinaison des formes.
De profil, de face, de dos, son «  Autoportrait se dédoublant en trois » est limpide, parmi tant de productions énigmatiques mettant en œuvre ses recherches sur les phénomènes de prégnance dans la perception visuelle.
« L'homme invisible » se cache parmi des objets hétéroclites et des scènes oniriques : eau qui coule, enfant gavé, sirènes, reliquaire sexué et femme cruche, le lion signifiant la puissance sexuelle qui le fuyait. Une silhouette se révèle à partir des nuages qui forment les cheveux, le visage né des ruines et les deux jambes de la cascade.
Les « Cygnes reflétant des éléphants » nagent dans le rêve.
Stephan Zweig présente Dali à Freud
avant que le maître de la "paranoïa critique" rencontre Lacan. 
« Le surréalisme, comme les rêves, nous libère des conventions.
Ce que Freud a expliqué avec des mots, le surréaliste le raconte avec des tableaux. »
Lorsqu’on fait pivoter « Le visage paranoïaque » un groupe apparait devant une case : nous pouvons changer une chose en une autre.
Nature morte et paysage avec chien cheval et "crétin" mythologique se confondent dans 
«  L’énigme sans fin »Gala sa muse est présente
ainsi que Garcia Lorca qui figure aussi dans « Afghan invisible avec apparition sur la plage du visage de Garcia Lorca en forme de compotier aux trois figues ».
Ses titres se montrent souvent diserts dans : « Apparition de ma cousine Carolinette sur la plage de Rosas (pressentiment fluidique) » dans les nuages,
comme on les trouve chez Mantegna dans «  Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu » .
« Banlieue de la ville paranoïaque-critique (après-midi à la lisière de l’histoire européenne) »
joue des vides et des pleins, de la perspective.
Une femme apparait  dans un paysage ruiné, « L’Espagne » est en guerre.
19 personnages composent le « Marché d'esclaves avec apparition du buste invisible de Voltaire ».
« L
es Trois Ages »
, est dans la veine d’autres gravures en trompe l’œil,
tel « Le saule pleureur »  (XIX° siècle) qui laisse deviner les profils de Louis XVI et de sa famille autour d’une urne funéraire. Parmi d'autres classiques illusions d’optique,
cette balustrade où s'intercalent des nus féminins n’est pas si banale.
Dali joue avec les pixels dès 1975 avec « Gala nue regardant la mer qui à 18 mètres laisse apparaître le président Lincoln » conservée dans leur fondation, à Figueras.
Dans sa période de mysticisme nucléaire, lors de l’annonciation, le message de Dieu féconde par l’oreille « La Madone sixtine », en hommage à Raphaël.
« Le Torero hallucinogène »
n’en est pas moins christique.
Jouant avec la poésie et les sciences, le peintre instruit, le spectateur construit.
« Quel est votre secret pour avoir du succès ?
Offrir du bon miel à la bonne mouche au bon moment et au bon endroit. »

mercredi 16 octobre 2024

Outsider. Rachid Ouramdane.

La saison 24/25 à la MC 2 commence bien avec vingt et un interprètes du Ballet du Grand Théâtre de Genève s’accordant avec quatre fildeféristes sous les ordres d’un habitué de la maison. 
Les corps en juste au corps sont magnifiés par les lumières pour des chorégraphies très graphiques. 
Les pianos utilisés comme percussion ont cassé les oreilles de ma voisine qui a vu dans la musique de Julius Eastman du sous Phil Glass, alors que j’étais pris par les rythmes techno.
Je goûte toujours les effets de grand groupe où la précision impressionne malgré la vitesse des danseurs et la variété des mouvements. Les portés nous transportent et si l’espace est traversé par des déplacements tels des vols d’étourneaux, on pourrait aussi imaginer quelque environnement aquatique.
La belle agitation s’apaise avec les funambules aux gestes lents vers lesquels la foule au sol porte ses regards.
Ouramdane se montre plus convaincant dans ses images magnifiques offertes pendant plus d’une heure que dans le journal de salle où il évoque la « murmuration de la horde ».
Toutefois on peut comprendre son ambition de mettre en jeu ce qu’il a remarqué chez les « highliners » qui parlent peu du vide mais s’appuient sur l’air, et applaudir la séduisante troupe.

mardi 15 octobre 2024

L’âge d’or. Cyril Pedrosa Roxane Moreil.

Somptueux album où Bruegel rencontre Disney dans un récit aux allures moyenâgeuses quand les manants devaient se contenter de la tripaille de pauvres biches chassées par des nobles ignobles. 
La quête éternelle d’une société plus juste devient capitale, l’utopie se cherche comme un graal éternel tout en appelant la nostalgie, un seul poème ouvre les consciences :  
« La nature à tous a donné même forme
Et réchauffe chacun de la même chaleur.
Nous suivons avec raison son inclinaison
Pour donner mêmes avantages à nos semblables
qui sont nos frères » 
Les femmes jouent un rôle central, et les personnalités ont le temps en 230 pages de devenir plus complexes que ne le traduisent des visages caricaturaux. Pourtant les dessins sur les plans larges tenant plusieurs pages font l’attrait principal de ce voyage dans les forêts sombres de la Péninsule. 
Les fines arabesques évoquent bien sûr les enluminures d’alors et les couleurs changeantes varient les rythmes de cette production originale.
Tout lecteur de ce premier tome paru en 2018 attendait la suite qui est parait-il à la hauteur.
On y apprend à quoi va servir le trésor et ce qu’il va advenir de l’héritière visant à reconquérir son trône, alors que la révolte des gueux s’est étendue.
 

lundi 14 octobre 2024

Le moine et le fusil. Pawo Choyning Dorji.

Tout tourne autour d’un stupa
(tas de pierres contenant une relique du Bouddha), au pays du BNB (Bonheur National Brut) : religion, démocratie, modernité et traditions, pétoire et armes de James Bond.
S’il est vrai que le royaume du Bhoutan est passé à la démocratie parlementaire au début des années 2000, ce film d’une heure quarante sept a valeur de fable souriante dans de beaux paysages.
Il ne manque pas de nous interroger sur nos valeurs et les mécanismes de la démocratie avec un humour léger et un rythme apaisé. 
La pédagogie appliquée pour faire comprendre ce que sont les élections pourrait aussi instruire les électeurs blasés de nos contrées.
Les personnages finalement tous sympathiques se retrouvent autour d’une conclusion surprenante quoique logique pour répondre à la question : 
que peut bien faire un moine avec un fusil ?

samedi 12 octobre 2024

Rencontres avec des animaux extraordinaires. Andrés Cota Hiriart.

Un enfant mexicain passionné d’insectes, de reptiles, d’amphibiens, parce que sa maman était allergique aux animaux à poils, une fois devenu naturaliste nous fait partager son parcours, en dressant le portrait passionnant d’une foule d’étranges bestioles. 
«  Durant ces longues journées de marche nous avons rencontré des champignons bioluminescents, des sangliers à moustaches, des dizaines d’espèces de plantes carnivores aux pièges en forme de vase (certaines aussi grosses que des bouteilles de vin), des chauves-souris qui font davantage penser à des aigles nocturnes, en raison de leur taille, qu’à des chiroptères, des poissons pulmonés qui rampent… »
Depuis  l’axolotl avec lequel il commença un vivarium jusqu’aux orangs-outans et autres caméléons à quatre cornes qu’il observa dans ses voyages aux Galápagos, à Bornéo, ou sur l’île de Guadalupe, il nous renseigne aussi sur nous-mêmes, quand sa fille lui demande si les animaux sont plus importants que les gens.
Sans verser dans l’anthropomorphisme, il décrit par exemple la voracité des dragons de Komodo capables de déterrer des habitants décédés, mais aussi nos aveuglements et la fragilité de notre monde. 
« Nous sommes incapables de nous imaginer autrement que tels que nous nous concevons depuis des millénaires : les fils de Dieux qui n’existent pas, les créatures prodigues de l’évolution. Alors qu’en réalité nous ne sommes pas plus qu’une minuscule branche perdue au sein du grand arbre de la vie, des bestioles à peine semi-conscientes, des excroissances technologiques et hyperactives, un fragment du cosmos qui se regarde lui-même avec orgueil sans se soucier le moins du monde du reste de l’univers et qui néanmoins propage partout son néant, ce rien qui nous condamne à l’extinction. » 
L’humour présent pendant 300 vivantes pages ne masque pas la gravité de notre situation.