jeudi 4 avril 2019

La censure. Thomas Schlesser.

Sous le tableau de Véronèse, à qui les moines dominicains avaient commandé une représentation de la Cène, rebaptisée «  Repas chez Levi », le conférencier, devant les amis du musée de Grenoble, nous a rappelé les paroles fortes du citoyen de la République de Venise devant les juges de l’Inquisition : « Nous autres peintres, nous jouissons de la même licence que celle dont jouissent les poètes et les fous. » Il y avait sur la toile trop de beaux costumes, de serviteurs et un perroquet.
La distinction platonicienne entre « mimésis », reproduction mimétique, et « methexis », qui agit sur le monde, prend tout son sens à la Renaissance  en ce qui concerne les arts. L’individualité s’invente, les formes s’émancipent, les artistes ne sont pas que des producteurs de beauté ; en allant contre l’esprit du temps, ils infléchissent le cours de l’histoire.
L’affirmation humaniste autour des années 1500 a alterné avec des phases de régression. Savonarole, prescripteur de Laurent le magnifique, fit brûler instruments de musique, bijoux, livres, « cassone » (coffre de mariage)… Il a fini sur le bûcher. Autodafé signifie « acte de foi ». Il voulait faire de Florence une théocratie où aurait régné la vertu.
Rares sont les représentations de destructions  d’images qui eurent lieu  au moment de toutes les reconfigurations religieuses, comme « Le Riot calviniste iconoclaste du 20 Août 1566 »
alors que la « Scène d'iconoclasme avec adoration des mages » met à la même échelle hommes armés et personnages saints. La tonalité anti-musulmane et anti-protestante a été remise en cause par la découverte récente d’une légende médiévale à connotation anti-judaïque qui serait transcrite ici, où celui qui pointe sa lance serait menacé par l’homme à la hache, lui même empêché par le moine.
Dans le « Polyptyque des Sept Œuvres de miséricorde du Maître d’Alkmaar », les yeux des mortels sont effacés, ils ne peuvent regarder Dieu en face.
L’acte de vandalisme en 2011 contre le « Piss Christ » de Serrano voit la confrontation de la liberté de bafouer et celle de se sentir offensé. Les œuvres écrites de Prévert parodiant la prière « Notre père » ou de Rimbaud avaient moins choqué :
« Seigneur, quand froide est la prairie,
Quand dans les hameaux abattus,
Les longs angélus se sont tus...
Sur la nature défleurie
Faites s'abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux. »
Dans les offenses contemporaines, « Dirty corner » d’Anish Kapoor rebaptisé par les journalistes « Le vagin de la reine » quand il fut exposé à Versailles, a été couvert d’inscriptions  hostiles que l’artiste a voulu conserver, mais pas pour longtemps, suite à des plaintes concernant la nature antisémite de certains graffitis : censure dans la censure.
Lorsque Courbet a peint « Le retour de la conférence », il savait bien : « J’avais fait ce tableau pour qu’il soit refusé. J’ai réussi. »
Louis Philippe avait acheté «  La liberté guidant le peuple » de Delacroix pour ne pas l’exposer, il rendait ainsi hommage à la force du peintre. La censure qui reconnaît le génie est  donc bien différente d’un refus pour cause d’insuffisance. Le censeur ne se revendique pas comme tel, il est désigné par les autres.
« Il faut se méfier des idoles », pourrait constituer la morale du tableau de Poussin,
« L’adoration du veau d’or », mais la sensualité des corps face à Moïse, figé par l’indignation, peut aussi plaider pour l’allégresse des vivants.
De Michel Ange, il fut question,
et aussi du Bernin dont les charmes d’ « Apollon et Daphné » ne sont pas amoindris par la formule qui dût être inscrite sur le socle : « Celui qui aime à poursuivre les formes fugaces du plaisir ne trouve que feuilles et fruits amers sous sa main. »
Les périodes où la liberté est proclamée peuvent porter aussi un rigorisme qui avait amené Louis Leopold Boilly à esquisser en 1793 un « Triomphe de Marat »  
avant une visite d’inspecteurs plutôt que d’insister sur une « Toilette » à la superficialité aristocratique.
Malevitch pour qui "tout le peuple russe m’apparaissait en elles dans toute son émotion créatrice" avec les icônes, auteur du « Carré noir sur fond blanc » après avoir été commissaire politique et avoir mis à l’écart Chagall, se verra interdit de peindre abstraitement.
L’ « Origine du monde » est censurée par Facebook, non plus par intervention humaine, mais algorithmiquement, comme la « Vénus de Willendorf » de 25 000 ans d’âge pour cause de vulve visible.
La petite fente discrète de la « Diane » de Houdon  avait été bouchée dans sa version en bronze.
Quand « Libé » titrait « Larry Clark censuré », l’interdiction aux moins de 18 ans permettait à l’exposition de se tenir, sans le public à qui l’auteur destinait ses photographies. Dans nos sociétés, ce n’est plus l’état qui censure, mais la justice est saisie de plus en plus souvent par des regroupements de citoyens qui estiment que l’artiste n’est pas forcément légitime pour aller au-delà de la loi. 
Que penser de Nathalia Edenmont qui pour dénoncer la cruauté à l’égard des animaux, enfile, tels des gants, des animaux fraichement tranchés, « Existence » 
Depuis « Le sapin », plug annal de McCarthy qui fut dégonflé, les « mutins de panurge » s’autorisent à trouver à la suite de Dagen, critique du « Monde », que c’était vulgaire, quant à la suédoise au lapin, c’est peut être « dégueulasse ».
Dérisoires et obscènes querelles de temps où l’on ne mourrait pas pour un dessin jusqu’à ce que des dessinateurs de Charlie tombent sous les balles. Le dessin de Plantu «  Je ne dois pas dessiner Mahomet » a été refusé en couverture par l’éditeur du livre que consacre à la censure Thomas Schlesser, notre dynamique et convaincant conférencier de ce soir.
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. » René Char.  Dans ce monde imparfait où la confiance envers l’intelligence du public est un pari risqué, il y aura toujours la poésie pour jouer des ambiguïtés et des artistes pour provoquer des avancées.

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