Sur son front est tatoué un requin de profil, gueule fermée. Elle lit à haute voix un carnet jauni. Le jeune homme l'écoute en fumant, les yeux levés vers la coupole de verre. Elle tousse et poursuit sa lecture : "...Je retournerai à Agiassos. J'y retournerai. Je sais que je retrouverai la cité inchangée. Rien ne peut jamais changer à Agassios. Tout y tourne à la suite du soleil. Dès l'aube, la ville tourne sa corolle vers le mont Olympe, recompose ses ombres, ses parfums et ses bruits, lâche ses chapelets d'ânes à demi sauvages, testicules écorchés aux épineux, sabots ébréchés, museaux blessés... Elle lâche, Agiassos, ses touristes à scooter, ses bandes de cupidons. Ils ne lancent pas de flèches mais des pierres aux visiteuses, aisselles et seins dévoyés sous les débardeurs. Cette ville que personne ne peut prendre, je la reverrai, pieds nus pour ne pas glisser. Je pactiserai à nouveau avec la traîtrise des pavés et tant pis si la pestilence des rats crevés me lève le cœur, et tant pis si midi me frappe. Je serai un insecte sur ton ventre, Agiassos car tout tourne et roule autour de ton ventre, Agiassos, ville-piège, ville-bousier. Je braverai les vieilles des ruelles, leurs cheveux pris dans des filets noirs. Leurs yeux fixes et doux comme ceux des chiennes de cette île, gardent les ombres de la ville haute... Je tracerai ma ligne de vie dans la main aux quarante rues, aux quarante doigts. Une jeune fille, un marmot morveux entre les jambes, me poussera vers le bas de la ville, me croyant égarée. J'éviterai le traquenard de ses :"Agora ! Agora !"Je ne me plierai pas à sa feinte sollicitude mais j'éviterai son regard sagace. J'irai plus haut que les boutiques de céramiques, plus loin que les derniers bistrots où se figent des dix heures les hommes pris à la ronde des cafés limoneux sous les yeux indéchiffrables des popes joufflus.
J'arriverai où elles m'attendent, dans le bric-à-brac de leur cour. Ce sera l'automne. Elles auront un pull noir sous leur robe noire, le noyer aura gardé quelques feuilles. Les quatre chèvres seront à grignoter ; le cabri sautera sur le toit de sa cabane, dressé sur ses sabots. Il bêlera :"C'est toi ! Bienvenue !
Une des femmes sera occupée à tourner le lait dans la marmite de fonte. Elle lâchera le bâton pour ajouter des sarments au feu, sous le trépied. Preste, elle reprendra le brassage de peur que le monde ne s'arrête. Comme la première fois je la contemplerai, la naïve, la travailleuse sans mémoire. J'agiterai mon carnet, elle comprendra, elle me désignera ma place sur la pile de planches. J'écraserai les épluchures, les crottes sèches, je m'assoirai face à la marmite. Je ne lèverai pas mon crayon, le fil sera tenu. Alors l'autre apparaîtra, forte et joviale. Elle me proposera le lait, elle m'offrira une chaise, apportera le pain grillé et les noix.
Et je couperai le fil.
Leur signe s'assentiment sera discret. Je leur donnerai le dessin. Je me lèverai, elles me presseront dans leur odeur de chèvrerie, elles laisseront à mes joues leur sueur.
Et le fil sera coupé.
Tout droit je descendrai vers l'agora. Sous la voûte de feuilles rouges je boirai le café brûlant, très lentement. Je rêverai dans le sexe des feuilles écarlates. Silencieuse, j'enfanterai un chant en écho au saxo jamais vu qui joue pourtant sur les terrasses d'Agiassos. Saxo du Dieu caché.
Et puis il sera temps de filer ailleurs. »
Marie Treize
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