Dormir, dormir encore. Le chat est couché sur les pieds de l’enfant, chaton léger, si léger. C’est un chat qui jamais ne ronronne. C’est un chat de guerre qui craint les guerres. Son refuge, ce n’est pas la cave. Son refuge, il le trouve sur les pieds d’une enfant qui respire lentement pour retarder l’avenir. Elle rêve vite, elle veut terminer son rêve avant que ne se fende le silence. Le silence quand on le laisse tranquille, c’est le poids d’un chaton.
On marche dans la rue. La mère regarde par la fenêtre. Dans le ciel des fleurs de lumière achèvent de se faner. Les tirs de la défense anti-aérienne font leur boulot d’éclairagiste. Le spectacle son et lumière commence par la lumière. Faut bien qu’ils y voient, ceux qui vont tuer et ceux que l’on tuera. Les étoiles du feu d’artifice dégringolent quand se tait le chant des sirènes. Ils glissent sur les toits, le beffroi, disparaissent. On va peut-être mourir cette fois, murmure la mère, c’est beau pourtant ce ciel en fleurs.
L’homme et l’enfant ont sursauté. Ils ne se sont pas réveillés. Peut-être qu’ils rêvaient de l’enfer. Il faudrait réveiller l’enfant avant que le ciel ne lâche la mort. La mère regarde la rue, comme si c’était la chose la plus importante à faire par cette nuit d’été : prendre le frais à la fenêtre. Des ombres marchent, chuchotent. La petite s’enfonce sous son drap. La mère se penche pour l’écouter respirer. Dormir, dormir encore, c’est ce que disent les cheveux, le front de l’enfant, sa main posée sur la patte du chat… Elle n’a pas entendu les sirènes. Les nuits précédentes, elle était la première à jaillir du lit. Elle n’a pas entendu les jurons de l’homme répandu, long et large au travers du lit. « Merde ! Je ne descends pas, laisse-moi, tant pis… Y en a marre… Va… Prends l’enfant ou laisse-la avec moi… J’veux pas mourir sous terre… »
Déjà, il se fout la tête sous l’oreiller.
Dormir. Elle voudrait s’étendre près de l’homme long et large. Cacher son visage à l’aisselle de son homme, respirer sa vie, laisser passer la guerre, confier l’enfant au chat, à la maladresse des bombardiers. S’endormir, ne pas rêver, ne jamais se réveiller.
Elle se redresse. C’est ce silence. Un bloc de gelée aux tympans. Ses oreilles guettent les vibrations qui font de la gelée du silence imbécile mille aiguilles de terreur. C’est un bruit qui prendra à peine le temps de passer par les oreilles, qui ira droit au ventre pour le saccager. Alors, il sera trop tard.
Elle enroule la petite dans sa couverture.
Le couloir, c’est du goudron dans la gelée du silence. L’enfant ne pèse pas lourd, le sommeil l’allège encore. Parfois elle murmure, ne veux pas, veux pas… Mais la mère fait son travail de mère avec douceur et furie, c’est une chatte son petit entre les crocs.
La rue a le gris des vieilles rues sous les nuages frôleurs de lune. La mère évite les trottoirs, les murs traîtres ; elle gagne le milieu de la chaussée. Tout ce qui est de main d’homme lui fait peur. Soudain le vent les frappe. Pas de bruit formidable, à peine quelques cliquetis de tôles, le grincement de la girouette au carrefour de leur rue et du boulevard. La lumière arrive brutale sur le front de l’enfant. Elle ouvre si grand les yeux que la mère trébuche. Elle dit à la mère qu’elle veut marcher. Elle montre le disque filant sous l’effilochure des nuages.
- C’est une bombe ?
- C’est la lune, la pleine. Vite, on n’a pas le temps.
Le bourdonnement qui se retenait de l’autre côté du ciel, lance son boucan. Une sauvagerie, un hurlement. Retour des titans d’acier.
Les deux courent. Les tigres à leurs trousses lancent des rafales de frelons : c’est la lune bien sûr, c’est cette saleté de lune. Si elle brille de son gros ventre obscène, alors les tigres et les frelons arrivent pour le percer. Rien à faire. La petite pleure. Elle court plus vite que sa mère, ses pieds nus font clap, clap sur les pavés. Les mères ne sont pas rapides quand les coursent les tigres : elles hésitent entre fuir ou faire face.
- Regarde ! Ils sont là, les salopards ! Regarde bien, n’oublie pas !
Elles sont pétrifiées au carrefour. Puis sèchement l’enfant libère sa main. Volte-face. Elle court vers leur maison ;
- On a oublié le chat ! On l’a oublié !
Dans la chambre, l’homme n’a pas bougé. Tout est blanc et noir : des zébrures jaunes de plus en plus rapprochées. La maison tremble. Une gravure pieuse tombe dans un fracas de verre. A terre, saints, saintes, dieux et grigris ! Ils font une drôle de gueule les dieux lares ; personne ne sera épargné surtout pas les ventres des mères, aucun enfant, aucun chat. C’est contre eux que se font les guerres.
L’enfant compte, elle ne sait pas ce qu’elle compte. La voix froide qui jamais n’a peur lui dit de compter. Elle lui dit que si l’on entend le sifflement c’est que la bombe n’est pas pour vous. Alors elle espère les sifflements et se glace quand le silence revient.
Près de la mère, sous la table aux pieds grêles, elle guette les sifflements. Les pieds de l’homme font une drôle de danse. Ils courent. L’homme court dans son sommeil. Les tigres le pistent, rugissent dans son rêve.
La mère, son enfant, leurs dents claquent dans leur mâchoire… qu’une mâchoire pour hacher la peur… leurs entailles se vident… un seul ventre… ventre labouré, troué, explosé… oh…oh…oh… les serpents ne sifflent pas sur les têtes… les serpents se tordent et mordent dedans…
Les tigres sont repartis. Ils ont griffé la lune, ils ont chié dans les nuages, ils ont pété les tympans. Les pieds de l’homme sont au repos. L’enfant s’est rendormie, le chat entre les bras. La mère s’accoude à la fenêtre. Les gens sortis des abris regagnent leur demeures : c’était Five les usines de locos, ça brûle là-bas… Ce coup c’était pas pour nous… Ils sont heureux de respirer l’air de la nuit après la puanteur des souterrains.
On saura demain qui a casqué.
La mère se recouche. Pour se faire une place elle repousse le bras de l’homme. Le ciel est une fumée. Elle regarde la lutte que font les nuages aux fumées de la guerre. Elle ne peut pas dormir. Elle ne peut pas dormir. Elle ne veut plus dormir.
Lille 1943 ou 44 ou… ?
Kaboul, Bagdad, Gaza, Darfour, Sri Lanka, Peshawar et cetera.
Philomène
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