Et puis ce jour là dans le clair obscur de notre demeure nordique, je me suis vue dans le miroir disposé sur le buffet. C’était l’époque où les Arts Décos influençaient jusqu’au mobilier bas de gamme des foyers populaires. J’avais été gravement grondée, peut-être même battue par une mère sans cesse excédée. Pour mon esprit de six ans, la réprimande était injuste et je n’avais pu m’en expliquer. Il en était ainsi dans une famille où l’on ne savait parler. Les enfants filaient doux, menaient leur vraie vie dehors avec leurs bandes (peut-être en est-il toujours ainsi dans ce que les medias et les politiques appellent les quartiers sensibles). On rentrait au logis pour manger, déféquer et dormir ou se prendre une raclée pour absence prolongée, jamais un bisou (ce mot n’existait pas). Au mieux on se retrouvait le dimanche sur des genoux, entre des bras fatigués : le chat ou le chiot faisaient aussi bien l’affaire. Dans le commerce surtout si celui-ci est artisanal, en l’occurrence dans une boulangerie, il n’y a pas de place pour les enfants. Ils se débrouillent, pratiquent l’évitement des petites tâches : va porter ce pain à Mme X., surveille le lait, recharge le poêle, va ici, va là. Ne pas se faire chopper, se glisser en catimini dans la rue et courir, courir vers les jeux, courir vers les autres enfants. Liberté conditionnelle… dont les lois étaient la faim et le sommeil. Liberté réelle : l’apprentissage de la débrouillardise.
Peut-être avais-je sauté le repas de midi ; cette mère électrique qui parlait peu, mais gueulait fort, veillait scrupuleusement à la survie de ses rejetons, les gavant de nourriture « fortifiante » , les persécutant de lavements intestinaux si elle soupçonnait un fonctionnement défaillant de leurs tubes intimes. Une mère qui ne pense qu’à vous remplir selon ses désirs, selon ses peurs, selon les souffrances de sa propre enfance nécessiteuse.
J’avais pris une torgnole - pas grave, comme on le dit aujourd’hui, surtout si c’est douloureux. En prime j’avais reçu la haine, la folle haine dans les yeux de ma mère, ses cris. En morceaux je me voyais dans les yeux de ma mère. J’étais promise à la destruction. Furieuse aussi, je l’étais …
Me voilà réfugiée, au plus noir de la salle à manger, grimpée sur une chaise, secouée de sanglots, suffoquant, crachant, expulsant ma morve.
Je lève les yeux et je la vois. Qui est-ce, celle-là ? C’est un visage de fillette blonde, elle essuie son visage, le salissant. Elle a les yeux comme des flaques d’eau. Des yeux de fée ou de princesse qui coulent sur ses joues. Elle renifle et me regarde. Comme elle est intéressante ! Comme Je suis belle !
Consolée. La vie est admirable ! Je ris : ma mère est moche, mais moche. La pire des sorcières !
Sorcière bien-aimée, petite enfant des corons sans miroirs, sans robinets, sans électricité. Pour l’intimité, des chiottes au fond du jardin.
Clémence Psyché
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