mercredi 9 mars 2022

Sélestat.

Nous retrouvons sans hâte notre destrier moderne et à moteur
pour gagner notre prochaine destination :
Sélestat
à la limite des départements du Haut et du Bas Rhin,
au centre de l’Alsace.
Lorsque nous y parvenons, un gros marché s’étale dans  la rue du président Poincaré qui pénètre dans le centre, une fois passée l’Ill, la rivière des mots croisés;
il  interdit toute circulation, mais en contrepartie, la municipalité offre la gratuité des parkings tout autour de la ville, qui n’est pas si grande.
Nous entamons une première déambulation à pied, au fil du nez, prenons la mesure de la cité; les forains remballent leurs marchandises, il est 13h. 
Nous nous mettons en quête d’un restaurant,  et conseillés par le routard, nous obtenons difficilement une table  « au Bon Pichet » à l’intérieur.
Le menu étant épuisé, il est remplacé avantageusement par un Fleischkiechle : cette spécialité alsacienne consiste en un pain de viandes mêlant  bœuf porc lardons lait œuf farine ail herbe et pain, servie avec une salade et des pommes de terre nouvelles.
Pour l’accompagner, nous choisissons un verre de pinot noir. Une bonne découverte culinaire une fois de plus !  Le serveur court et transpire, seul au service, tout comme le cuistot seul aux fourneaux, il se plaint du manque de personnel. Nous discutons un peu avec lui car nous sommes les derniers clients à table.
Nous employons cette après-midi à la visite de la bibliothèque humaniste, motivation principale de notre séjour dans la ville.
Ce musée du livre loge dans l’ancienne halle aux blés et appartient au patrimoine mondial de l’Unesco.
Sur la façade joliment décorée d’une mosaïque, les emblèmes de la ville apparaissent dans deux écussons, un aigle d’un côté et un lion de l’autre, surmontés par l’inscription « Stadtbibliothek- Museum ».
L’accès du public s’effectue à l’arrière dont  l’architecture modernisée s’intègre  bien à l’ensemble grâce à sa sobriété.
Dedans, une grande pièce flanquée de 2 travées latérales en arcade  abrite des ouvrages précieux, et rassemble la collection cédée par Beatus Rhenanus qui vécut fin XV et début XVI, d’abord élève puis professeur à l’école latine de Sélestat.
Des vitrines protègent des incunables, des cahiers d’écoliers, d’étudiants, des écrits divers et des lettres. Il est parait-il possible de consulter sur demande et dans certaines conditions ces magnifiques documents.
De nombreuses informations sur les humanistes, leur éducation, leurs échanges épistolaires éclairent  le visiteur, avec quelques moyens interactifs proposés, ainsi, chacun peut placer les lettres de son prénom en gothique et l’imprimer en souvenir.
Quelques sentences d’Erasme, « on ne nait pas homme, on le devient » par exemple, émaillent l’exposition et  rappellent les liens amicaux et fréquents  entre le sélestadien et le néerlandais.
Il nous reste le temps de partir à la découverte de Sélestat, muni d’un joli fascicule récupéré à l’Office du tourisme proche.
- Nous commençons par la cour des Prélats.
L’hôtel d’Ebersmunster bâti au XVI°siècle côtoie la halle aux blés,  il a été lui aussi fraichement restauré. Une tourelle centrale renferme un escalier à vis.
Instruit par le petit guide, nous franchissons le portail afin de dénicher  deux médaillons à l’effigie de Rémus et Romulus, preuve du  retour à l’antiquité caractéristique de la Renaissance.
- De la même époque, la maison Goll ou maison de la Bourse  se remarque par sa frise en trompe l’œil affichant  les portraits en médaillons des grands humanistes liés à Sélestat et par un oriel particulièrement élégant.
- L’église Sainte Foy compte parmi les constructions les plus anciennes de la ville.
Au départ petite chapelle commanditée par Hildegarde de Buren, elle  se transforme en église au XII ° siècle. Elle répond aux canons de l’art roman.
En poussant un portillon, nous accédons librement  dans la crypte. Ce vestige de l’édifice originel  du XI° conserve et protège une « joconde sélestadienne », correspondant au moule d’un masque mortuaire féminin : serait-ce celui de Hildegarde ?
-  En face d’un des côtés de l’église, l’ancien siège de la corporation des bouchers a gardé quelques traces de la profession.
Il subsiste sur la façade  une représentation de l’abattage des bêtes et une du saint patron de ces artisans, saint  Barthélemy.
- De l’autre côté de l’église, la Lieutenance se cache derrière ses grilles. Aujourd’hui propriété privée, nous ne verrons de ce bâtiment du XIV° que sa cour d’honneur  à travers le fer forgé.
- Nous contournons l’hôtel d’Ebersmunster, par l’entrée et la façade nord  pour nous rendre à l’église gothique de Saint Georges, puis à la porte de Strasbourg et à la Tour des sorcières.
Nous cheminons rue des Oies, rue des veaux, arpentons le quartier des tanneurs.
Le Ladhof ensablé depuis le XIV° a perdu son rôle de port fluvial alors très actif au moyen âge, et la place du vieux port occupe maintenant les lieux.
Nous poursuivons vers la FRAC Alsace fermée et sans expo pour l’instant sur l’autre rive de l’Ill.
église gothique de Saint Georges
Puis nous retraversons le pont vers les remparts de Vauban; nous longeons la Tour neuve,  la synagogue en grès rose, en grès jaune et en brique. 
Le parcours nous conduit vers l’arsenal Sainte Barbe pourvu d’un pignon crénelé, vers l’hôtel de ville de style néoclassique,
l’école du centre  réalisée par les Allemands après 1870 dans le style colossal, l’église protestante,
les bains municipaux aux décors aquatiques des années art déco (1928) ; 
le château d’eau  et le tribunal édifiés par les Allemands ne manquent pas d’éléments ornementaux.
Nous terminons par la Commanderie Saint Jean, entre style gothique et Renaissance.
Les moustiques perturbent notre fin de promenade par des assauts traitres et irritants, c’est inattendu ! 
Ils ne nous laissent  pas de répit lorsque, attablés près de Saint Georges, nous testons le spritz alsacien à base de crément d’Alsace. 
Durant cette petite pause piquante, nous échafaudons les programmes à venir pour Strasbourg et j’en profite pour écrire un peu nos aventures d’aujourd’hui.
 
Dans les documents que je brasse, j’apprends que la tradition des sapins de noël est originaire de Sélestat, du moins, c’est ce racontent les plus vieux documents trouvés qui en font  mention. 
Quand nous décidons de rentrer au bercail, le  ciel se concentre en  nuages  et prend une couleur de plomb particulièrement esthétique sur le clocher de Saint Foy moitié pierre moitié blanc, alors que soudainement, il se dégage en face.
En route, nous  observons au village de Muttersholtz une occupation importante des toits de l’église et des maisons par des cohortes de cigognes. Déjà ce matin, elles fouissaient en groupe les champs fraîchement retournés A croire que la réinsertion de l’espèce a bien fonctionné !

mardi 8 mars 2022

Planeta extra. Agrimbau. Ippoliti.

Depuis la planète argentine, nous parviennent 77 pages somptueuses. Les dessins rappellent le gabarit de Rank Xerox, l’androïde mythique qui faisait l’originalité de Libé dans les années 80, en beaucoup moins violent, mais tout aussi précis.
Mes difficultés avec le genre science fiction sont atténuées par un réalisme un peu crade qui impose au camion de déménagement volant un look très années 80 avec des propulseurs qui dégagent une fumée non dépourvue de particules fines. 
Le naïf héros est musclé et bedonnant, sa fille gironde veut quitter la dangereuse terre pour aller sur une autre planète réservée aux riches, parait-il plus avenante, mais on ne la verra pas. 
Les caractères des personnages nous sont familiers comme les magouilles, les mamas, les manifs, la gueule de bois, les tromperies et l’attachement. Le scénario simple est bien mené, on peut parler de comédie même dans cet univers où le pessimisme est de mise.

lundi 7 mars 2022

Maigret. Patrice Leconte.

Parmi les 15 interprètes ayant incarné le célèbre commissaire apparu dans 75 romans, Bruno Cremer, Jean Gabin, Jean Richard figuraient dans ma mémoire, alors que sans remonter à Harry Baur, j’ignorais que Michel Simon en fut.
Gérard Depardieu, dont je suis un inconditionnel, est parfait dans le costume, au bord d’une dépression qui n’entame pas sa lucidité. Il vient d’arrêter de fumer la pipe.
Sans effets appuyés, dans une atmosphère crépusculaire, le détachement du fonctionnaire vieillissant envers ses plaisirs familiers, rend plus émouvant encore la révélation d’un de ses secrets et plus évidente sa force. 
Des personnes fréquentant assidument les séries policières peuvent trouver que cette enquête ne recèle pas assez de surprises, pour part j’ai goûté le procédé consistant à reconstituer d’une façon originale la vie de la « Jeune morte » titre de l’œuvre de Simenon qui a inspiré ce film tranquille, valeur appréciable en ces temps incertains.

dimanche 6 mars 2022

Huit heures ne font pas un jour. Fassbinder. Deliquet.

Ces trois heures de théâtre éminemment politique respectent le « sans misérabilisme » annoncé. Très réticent aux prêchi prêcha, je craignais de les voir scander cette pièce tirée d’une série télévisée allemande, alors que le respect de la classe ouvrière ici décrite est remarquable de justesse, d’humour, sans rien masquer de ses contradictions. 
Le titre est parfait, la mise en scène fluide dit bien l’imbrication de la vie professionnelle et de la vie familiale, les émancipations individuelles et les espoirs collectifs, les ivresses festives et les dilemmes sentimentaux. 
Énumérer les thèmes abordés pourrait donner une idée de catalogue mais tout se joue entre les acteurs dont certains incarnent puissamment une classe sociale avec une touche de poésie qui nous approche du conte. 
Que faire des vieux ? Et qui s’occupe des gosses ? Union libre ou mariage ? Comment infléchir le destin ? Les discussions portent aussi bien sur le logement, les compétences, la grille des salaires, naturellement, sans didactisme. Une petite fille  arrive sur la scène en jouant au ballon comme la joyeuse équipe se séparant à bout d’arguments. 
La violence à l’égard des femmes ou des étrangers n’a pas besoin de revêtir la phraséologie « woke », pour apparaître vigoureusement. 
Le mot « autogestion » avec toutes les occasions de débats qui s’en suivirent connote une époque aussi révolue que les pantalons à pattes d’éph’.

samedi 5 mars 2022

S’adapter. Clara Dupont-Monod.

Les premières phrases d’un livre sont primordiales. 
Quel livre! 171 pages en apnée ! 
« Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. Malgré sa laideur un peu dégradante, ce mot dirait pourtant la réalité d’un corps mou, d’un regard mobile et vide. « Abîmé » serait déplacé, « inachevé » également, tant ces catégories évoquent un objet hors d’usage, bon pour la casse. »
Il ne s’agit pas, avec cette précision recherchée autour d’un mot, du rituel universitaire pour exposé exigeant, mais l’amorce d’un chemin où la vérité se regarde en face, où la finesse, la sensibilité, ont éloigné tout maniérisme : lumineux.
« L’aîné », « la cadette », « le dernier » d’une famille bouleversée par cette arrivée ont chacun droit à un chapitre, même si les pierres elles-mêmes ont la parole, sans effet de fantastique, mais «  naturellement », tant les paysages des Cévennes magnifiquement décrits, sont puissants. 
Au moment où le diagnostic est établi : 
« Les parents jetèrent un dernier regard à ce qu’était leur existence. Désormais tout ce qu’ils s’apprêtaient à vivre les ferait souffrir, et tout ce qu’ils avaient vus avant aussi, tant la nostalgie de l’insouciance peut rendre fou. »
Frères et sœur ont des réactions très différentes et si j’ai trouvé le dernier chapitre parfois un peu artificiel, c’est que les deux précédents se situaient sur des sommets de justesse, d’intensité, dans la description des émotions. 
« elle comprit soudain que son frère aîné ne guérirait pas de l’enfant. Guérir signifiait renoncer à sa peine, or la peine c’était ce que l’enfant avait planté en lui. »

vendredi 4 mars 2022

Tandis que

« Tandis qu’à leurs œuvres perverses
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit, malgré les averses,
Prépare en secret le printemps. »

Théophile Gautier

jeudi 3 mars 2022

Bleu et rouge. Serge Legat.

D’emblée le conférencier devant les amis du musée de Grenoble cite Michel Pastoureau, la référence en matière de symbolique des couleurs.
L’homme comme la libellule ou l’abeille voit le monde en couleurs contrairement à la majorité des mammifères. Le rouge apparaît, il y a 15 000 ans, dans la grotte d’Altamira en Espagne
ou à Santa Cruz en Argentine, 7000 ans avant notre ère.
La couleur chaude, plutonienne, centrifuge, figure avec le noir et le blanc sur un vase destiné à conserver des denrées, un Peliké grec (IVe siècle av. J.-C).
Par contre le bleu, premier pigment créé par l’homme apparaît en Egypte du temps des pharaons, il porte bonheur dans l’au-delà avec les ouchebtis serviteurs pour toujours
ou sur la Tombe de Nébamon (1350 av J.C.)
Le bleu centripète, uranien, habille les mâles, mais au temps des chevaliers, les bas de chausse pouvaient être roses. Quand « Vercingetorix jette ses armes aux pieds de Jules César » de Lionel  Royer, il porte la couleur des barbares
venus du Nord, aux yeux inquiétants.
La couleur froide envahit
une enluminure de l’an 1000 représentant le débarquement d'une flotte viking en Angleterre.

Les peuples de la bible préfèrent le saphir alors que les couleurs liturgiques fixées à l’époque carolingienne ne connaissent que le blanc, le vert, le rouge et le noir.
Mais la couleur délaissée passe au premier plan avec le culte marial. La vierge est vêtue de la même couleur sur l
e crucifix de Sant’Eustorgio que le périzonium du Christ, son linge de pudeur.
Bien avant que Marco Polo ait remarqué qu’en Afghanistan, « il est une montagne abritant les plus beaux lapis-lazulis au monde », des mines sont exploitées ; ces pierres précieuses servent à la fabrication des pigments.
Dans La chapelle Scrovegni, Giotto a peint 53 fresques sous une voûte semée d'étoiles d'or sur fond d'azur.
Son baptême du Christ a abandonné le doré symbole au moyen-âge de la puissance divine.
Contrairement aux constructions cisterciennes de saint Bernard refusant les couleurs, l’abbé Suger lorsqu’il reconstruit la basilique de Saint Denis au XII° siècle, l'une des plus anciennes églises gothiques, a voulu des vitraux diffusant la lumière divine.
La Maestà
de Cimabue assise sur un trône, sert de trône à son fils,
dans La Dormition par Duccio Jésus porte l’âme de sa mère.
A partir de Philippe Auguste au XII° siècle, les rois s’habillent en bleu. C'est le cas quand celui-ci reçoit avec Richard Cœur de Lion les clés d’Acre dans une Illumination des grandes chroniques de France.
La demande de cette teinte était alors très forte, des régions firent fortune comme en témoigne l’hôtel d'Assézat à Toulouse, un temps « pays de cocagne » terme dérivé de la « coque », boule de feuilles de pastel.
Le rouge est ambivalent : le calice du sacre à Reims évoque le sang versé du « Sauveur », 
comme dans la crucifixion de Fra Angelico à laquelle assiste Saint Dominique.
Il représente également l’esprit saint dans « La Pentecôte » d’un missel du Pays de Galles (14e siècle)
mais aussi les flammes de l’enfer chez Bouguereau : Dante et Virgile 
ou chez Bosch 
La substance rouge est tirée du murex depuis très longtemps, 2000 ans sur cette coquille où est inscrit le nom de « Rimush, roi de Kish » en Mésopotamie. Quand cette ressource se raréfie, sont utilisés les œufs de cochenille (kermès), la racine de la garance; la brillance est alors le critère des choix.
Les protestants trouvaient cette couleur immorale : La grande prostituée de Babylone, par contre la pourpre peut être cardinalice.
Robert IIII d’Artois, roi maudit  s’habille en rouge et les robes de mariées sont rouges. Depuis le XVI° siècle les hommes préfèrent porter du noir alors que le bleu est devenu la couleur favorite chez les occidentaux.
Les cœurs de Koons sont de la couleur de la passion et des lampes des maisons closes. Le chiffon rouge signale un danger…
Les amoureux de Chagall réunissent bleu et rouge les deux couleurs fondamentales aux significations ambivalentes et complexes ouvrant à la relecture, notre univers.   
« Quand je n'ai pas de bleu, je mets du rouge. » Picasso.