mardi 9 décembre 2008

Nouvelle du mardi


Désormais les billets publiés sur ce blog s’installent dans une certaine périodicité. Le mardi sera réservé aux lecteurs qui ont envie de publier un poème, un texte. Marie Thérèse Jacquet inaugure la rubrique. Le lundi sera consacré au cinéma, le mercredi à l’école, vendredi aux livres, samedi à la politique. La cuisine, les beaux arts , les spectacles… pour les autres jours

LE CABAS A ROULETTES

« Je suis oublié des cœurs comme un mort, comme un objet de rebut » psaume 31 verset 13

- Tu pars ? Tu pars sans moi ? Adèle !
-…
-Tu as ta crise de sciatique, c’est ça qui t’empêche de me répondre ?
-…
- Ma pauvre vieille Adèle !
- Je ne sais pas si je vais te prendre ce matin. Je n’ai besoin que d’une baguette et d’une plaquette de beurre…
- Ouais, t’oublie le kil de rouge. .. Emmène-moi ; huit jours que tu ne m’as pas sorti…
- Ah, huit jours… Huit jours, tu crois… ?
- Si tu vas faire tes courses toute seule, tu vas te mettre plein de miettes et de farine sur ta veste. Le beurre fondra dans tes mains. Allez, emmène-moi avec toi. Toujours enfermé, moi, dans le placard de la cuisine avec ces merdes que tu gardes par flemme : tes chaussures de ski boucanées, les après-ski qui prennent l’eau, les bougeoirs et les vases gagnés au club de scrabble, tes cinq boîtes de cartes postales (ils sont morts tous ces gens qui t’envoyaient leurs amitiés du bord de lagons bleus ?), tes chaussons de danse, tes fringues jaunes et bleues, (pourquoi ne portes-tu plus que du noir et du marron pisseux ?), ces confitures de mûres concoctées en Normandie ( les souris les ont bouffées). Et je ne parle pas des balais dépoilés. Pourquoi diable tu gardes des balais qui ne sont plus que des manches ?
La planche à repasser sans molleton, les bouteilles vides ou presque qui empestent l’acide acétique. C’est le purgatoire dans ce placard. J’ai l’impression d’être dans un cimetière avec toutes ces guenilles et que tu nous as privés de rites funéraires ! Si ça continue je vais croire aux loups… Sors-moi !
- Tu parles trop ce matin, tu me donnes le tournis. Je t’ai déjà dit que tu n’as rien à craindre des loups. J’ai mis des tapettes dans tous les coins. On n’en a jamais attrapé un…
- C’est pas la preuve qu’il n’y en a pas… Les loups sont très malins pour repérer les pièges.
- Tu exagères : il est très bien ton placard, à l’abri des courants d’air. Tu peux y dormir toute la journée sans soucis…
- Sans soucis, c’est vite dit avec toutes ces saloperies qui puent. Et puis il y a les GROS L…
- Ah ! Y en a marre avec eux !
- T’as raison tant que je suis vide ils ne viendront pas… Mais la vie c’est de sortir et de s’en mettre plein !
- Tu ne comprends pas que les temps ont changé, qu’aujourd’hui ce qui compte, c’est la sécurité. Je veux dire la sé-cu-ri-té des pla-cards. La vie il y a rien de plus dangereux. C’est l’instabilité perpétuelle. La vie c’est très mortel. Il vaut mieux pour toi vivre à petit feu.
Quand je t’ai eu en… en … 2000. Ah ça fait déjà huit ans que je suis à la retraite ! Mes collègues s’étaient cotisés. On t’a arrosé au champagne…
- C’ était pas du champagne d’abord, c’était de la Clairette. Tes collègues avaient caché les bouteilles dans ma poche.
- Huit ans déjà !
- Tu bois trop, laisse donc cette bouteille dans mon placard… Tu vas devenir affreuse.
- Bof ! Y a plus de miroirs chez moi et les gens ne me voient plus alors… Economies de fringues, de coiffeur. Un pif rouge, c’est rigolo, non ? Fun, comme ils disent maintenant, sleurp !
- La déprime te guette. Sors nous… Allons nous asseoir sur le banc, à côté du marchand de miel. Tu me raconteras les Trente Glorieuses.
- T’as raison, c’est jour de marché. Bon, je vais te sortir. Tu sais ton discours de tout à l’heure m’a donné une idée. Je vais promener aussi les cartes postales. Les pauvres, elles reverront un peu de pays. Mais, une condition. Promets-moi de ne pas insulter les caniches de la marchande de fromage.
- Ben dis donc, ils lèvent la patte sur …
- Les chiens n’ont jamais fait ça sur toi, ils préfèrent les arbres à un vieux cabas à roulettes tout pour…
- Répète un peu… tout pour… ?
- Pourvu de tous les accessoires modernes…
- Mouais, je suis certain que c’est pas ça que tu voulais dire, Adèle, mais je m’en fiche si tu me sors.
- Ah ! Te voilà devenu raisonnable. Zut, où est mon porte- monnaie ?
- Tu l’as laissé dans une poche de mon flanc, ton très léger porte-monnaie en faux crocodile plus usé que moi !
- Je n’aime pas quand tu ricanes à propos de mon porte-monnaie. Il m’a rendu autant de services que toi. J’aurai bien du mal à m’en séparer, vois-tu !
- Sentimentale, ma pauvre ! Tu collectionnes les cadavres…
- C’est vrai qu’il est léger ce porte-monnaie. Pardi, je ne pourrai pas acheter le beurre, il ne me reste que deux euros, il me faut du pain. Et ma pension qui n’arrive que dans trois jours !
Me voilà bien, tiens !
-Tu as encore un paquet de lentilles et un reste de nouilles dans le frigo
- Les lentilles, je ne les digère plus.
- On te fera crédit à la supérette… Ou alors, on refait le coup du mois dernier. Tu me remets mon double fond…
- Ton fond est trop percé. On a failli se faire prendre ! Rappelle-toi cette boîte de sardines au citron qu’on a perdue en quittant la caisse… Heureusement, le gérant n’a rien remarqué !
- Tu attaches trop d’importance à la bouffe, tu devrais te mettre à la méditation comme moi… Dans le placard, c’est plus facile. Si tu jettes les godasses, ça te fait juste la place. La méditation c’est extra pour les gens qui ne savent plus où se mettre…
- Excuse-moi, je sais que tu détestes ça mais je vais devoir fouiller dans ton fond… Peut-être que ?
- Fais vite et après on sort. J’aime le soleil d’automne.
- Rien. Pas la moindre piécette, juste des miettes de pain et ce vieux radis tout ratatiné.
- En route ! J’ai entendu un claquement de mâchoires !
- Toujours cette obsession ! Laisse-moi mettre mon foulard sur la tête !
- Pffft ! On dirait une des Vamps ! Ce que t’es moche !
- Tu ne t’es pas regardé ! Là, c’est pas trop lourd les cartes postales ?
- Eh ! Je suis encore costaud ! Dépêche… Y a un loup sous l’évier, j’ai vu sa patte velue. Même le balai a des griffes… L’apiculteur t’aime bien, peut-être qu’il te donnera un petit pot,
un échantillon toutes fleurs.
- Allons, allons courage ! Let’s go. We are the champions my…
- Pourquoi tu m’regardes comme ça ? J’ai la trouille quand tu fais ces yeux là.
- Tu grinces mon pauvre vieux, tes côtes saillent sous ta peau de toile cirée à carreaux…
Cette grande fente que tu as devant, c’est nouveau ?
- …
- C’est irréparable. Point final.
- J’ai la ligne, sûr. De la fermeté… Allez, let’s go Adèle. N’allons pas trop vite. Laisse-moi m’emplir d’air, pousse-moi dans les feuilles de platane. J’adore rouler dans les flaques d’eau et les feuilles mortes.
- Quel gamin tu fais !
- S’il te plait, le fleuriste a abandonné quelques chrysanthèmes dorés même pas fanés. Là, dans le caniveau, bigleuse. Mets en un ou deux dans ma poche. Merci.
- Je n’aime pas cette odeur de Toussaint.
- Tu n’as jamais été courageuse.
- …
- J’ai un peu mal à la roulette gauche, celle qui n’a plus de caoutchouc.
- C’est ton rhumatisme. L’acier n’est plus ce qu’il était.

Le cabas à roulettes chante :
« Le soleil d’automne emplit
Tous mes trous, ouais baby !
Je devine, oh oui
Y a un sens à la vie… »
Il poursuit sans chanter :
- Mais pourquoi quittes-tu le marché ? Je ne connais pas cette rue. Jamais tu ne m’y as emmené. Réponds, pourquoi vas-tu si vite ? Pense à ton cœur ; songe à ma carcasse… Ce grand truc, là-bas… ça ne serait pas une benne ? Des gens y jettent un sommier encore bon, des chaises qu’on pourrait revisser et même un ours en peluche ! Les enfants n’ont plus de cœur ! Adèle, à nos âges nous devrions éviter ce genre de spectacle… Mais que fais-tu ?
Tu ne vas pas jeter les cartes postales de tes amis vivants et disparus ?
Tu pourrais, au moins en relire quelques unes. Tiens, celle-là. Tout ce bleu et ce blanc. Elle est restée des années sur le bahut la carte de Maurice envoyée de Santorin… Adèleueueueu !
Ton insensibilité me blesseueueueu. Maintenant voilà que tu me soulèves, pourquoi me caresses-tu l’encolure ? Pourquoi ce baiser sur mon guidon ? Tu me gênes : nos rapports n’ont jamais été si ten… Tu me chantes une berceuse maintenant ! J’ai le vertige en haut de tes bras raidis… Au secours ! Help ! La benne est pleine de loups !

Marité Jacquet 2008-11-30

lundi 8 décembre 2008

Two lovers


Dans le film de James Gray avec Joaquin Phoenix, qu’est ce qu’elles lui trouvent, ces deux belles femmes la blonde et la brune à cet adolescent attardé ? Certes, il montre une énergie exceptionnelle sur le dance flor, mais le fils à la maman bien compréhensive porte en lui tellement de mystère, de tristesse. C’est m’a-t-on dit parce que les femmes aiment bien consoler, réparer ; là il y a du boulot. Pas plus que je n’ai compris le succès critique, je n’ai été concerné par le dilemme amoureux secouant une indolence plombante par quelque impulsivité à connotation suicidaire.

dimanche 7 décembre 2008

Souchon


Quand Carla fait sa promo, je passe à une autre station, pourtant je m’étais laissé séduire par sa voix douce, mais avec l’autre qui sature tous les hauts parleurs, ça fait beaucoup!
Quand Souchon passe sur toutes les radios : je cours.
L’autre soir je me suis calé devant la télé comme rarement : « le chanteur d’à côté ». Je me suis régalé bien sûr, avec cependant un petit fond de doute depuis que Nadine Morano a dit bien aimer « foule sentimentale ». Il n’y a plus de lieu où ils nous laisseraient en paix. Je ne lui contesterai pas d’aimer par exemple « avec le temps » du Ferré que je révère, ce n’est donc pas par sectarisme, mais est ce que cette chanson peut être ambiguë ? Pourtant elle dénonce les fausses idoles, les apparences trompeuses dont la madame sans gène de l’UMP est un exemple éclatant de jobardise. Comme lorsque mon chouchou Souchon interprète « dans les poulaillers d’acajou » devant Monory. Mais parfois le plaisir ne colle pas avec les convictions. Je m’étais bien donné le droit d’aimer « Le Nabucco » de Verdi qui retentissait pourtant dans les meetings de Le Pen. Au temps de « l’âge d’or », j’ai cru que les chansons changeraient le monde, et je me régale à « parachutes dorés », mais elles ne font que le raconter, et c’est déjà pas mal. Elles sont les témoins les plus vivaces du temps qui passe, et le vieillissement de nos idoles est le nôtre. « J’ai dix ans » encore des fois, et ce n’est pas moi qui lui reprocherait de parler des femmes en disant « les filles ». Les volutes de la nostalgie accompagnées du petit « pouet ! » pour ne pas se liquéfier : la vie rêvée, les trésors au fond des mers, nos faiblesses, nos maladresses, tout est léger, léger.

samedi 6 décembre 2008

On a … qu’on mérite !


Remplacer les pointillés par :
le P.S., la gauche , le président, les syndicats, la directrice, le mari, le fils, voire son propre visage a dit un écrivain quand on tend à s’attarder en ce monde.
Ces jours-ci bien de mes connaissances avaient des paroles compatissantes et des airs navrés à mon égard, moi tracteur socialo. Le chrysanthème pousse volontiers dans le champ des roses. Les débats à la tête du P.S. avaient apporté leurs fruits amers. Il était marrant aussi, le dessin représentant Ségolène sur fond de slogan : « Yes, we conne », marrant.
Comme la France compte 20 000 000 de sélectionneurs en foot, il en est encore plus de commentateurs politiques, davantage nourris des flashs matinaux que de discussions dans les salles sonores des M.J.C. ou dans les cantines refroidies.
Position facile du désoeuvré accédant à la sexagitude qui donnerait des leçons aux donneurs de leçons.
Pourtant le décalage saute aux yeux :
- Comment un personnel politique aussi médiocre représente des électeurs aussi excellents ?
- Comment tous les conseils avisés ne connaissent pas d’application ?
Les invitations qui tournent aux portes des boites mail pour ne pas finir comme la grenouille qu’on a mise à cuire doucement, nous distraient. Les mobilisations d’un jour pour défendre l’école ne sont pas à la hauteur des enjeux ; les pétitions, que nous sommes appelés quotidiennement à signer électroniquement, s’effacent. Pourtant des formes de luttes se cherchent une nouveauté depuis des décennies, sans emporter l’adhésion, malgré les lettres bien tournées qui circulent sur le net, rien ne bronche. En outre, Arlette Chabot a déjà assez de travail avec la dernière campagne gouvernementale ! Alors ?
L’état de faiblesse dans lequel nous nous retrouvons à gauche ne doit pas nous conduire à enfourcher le moindre cheval pourvu qu’il soit rétif, tant sur le plan local, que national, gagnés par l’hébétude devant les feux d’un Guévarisme sur canapé à « Vivement dimanche ».
Il ne s’agit pas de disserter d’engagements qui n’engagent à rien pour des enjeux où nous serions beaux mais impuissants, simplement faire vivre des exigences, à notre portée, dont il est question dans le livre des principes, où la solidarité s’inscrirait au pays du progrès humain entre égalité et liberté.
« Penser en liberté, agir en sincérité » Pierre Mendès France.
P.S. : En Gironde, dimanche dernier, le PS a emporté une élection partielle contre un intime de Sarkozy.

vendredi 5 décembre 2008

Nicolas De Staël


A une époque de vache maigre, il avait brûlé son plancher pour se chauffer. Orphelin très tôt après l’exil, sa première femme est morte d’épuisement, lui s’est jeté du haut de sa terrasse à Antibes en 1955 à 41 ans. Est-ce parce qu’il n’arrivait pas à surmonter le malentendu qui le portait aux nues du succès, lui le chercheur de vérité intense ? La violence gagnait sur la fragilité. Une vie peut elle se tenir dans une biographie ? Une œuvre échappe à son auteur. Et les banalités m’assaillent quand je m’essaie à écrire sur cet éminent artiste dont l’ambivalence me frappe : à la fois accessible, évident et aussi complexe et torturé. Héritier d’une culture picturale bien montrée par Christian Loubet, le conférencier à succès des amis du musée, la patte du géant passionné est reconnaissable entre toutes. Sous les projecteurs du Parc des Princes, les poudroiements solaires de la Sicile ou de l’Espagne, les scintillements des ports de Méditerranée, il nous restitue la lumière éloignant la césure entre abstraction et réalisme. Ses mouettes suivaient elles les corbeaux ultimes de Van Gogh ? Les tentations sont grandes d’interpréter ce parcours d’un millier de toiles où malgré la familiarité avec sa palette rouge et ses couteaux, il nous reste à décrypter encore bien des mystères dans ce portrait de femme couchée comme une montagne bleue, des ses paysages où les chemins mènent à « la ligne du fuite ». Sa toile inachevée, « l’orchestre » est sans musicien.

jeudi 4 décembre 2008

« Les années ». Annie Ernaux


Les années Ernaux sont à nous. Ses premiers livres m’avaient marqué : « La place », « les armoires vides »; ses récents, je les avis dédaignés, les trouvant impudiques. Celui là constitue le livre de sa vie, et par la magie de la littérature, celui de nos vies. Ce n’est pas du Jean Paul Dubois dans « une vie française » qui semblait avoir recopié le Quid pour dérouler ses exploits. Annie Ernaux, la femme, avec délicatesse déroule les années depuis 40 jusqu’à 2006. Je me sens comme elle, immobile au milieu des années qui passent alors qu’à l’adolescence, c’était le monde qui semblait immobile et nous changeants. Ses oublis sont les miens, ses espoirs, ses désenchantements et ses insuffisances : reconnaître ne rien comprendre des rivalités entre chiites et sunnites... Et puis la mémoire vive de petits détails sans importance qui côtoient de grands mouvements de l’histoire : Kiri le clown apparaît au détour d’une phrase où est pointée la perte d’influence de l’église. L’énoncer ainsi peut tromper, tant les macédoines nostalgiques destinées à taper à l’oeil se multiplient dans les rayonnages. Son livre est plutôt un palimpseste. Je suis allé regarder dans le dictionnaire : « Manuscrit sur parchemin dont la première écriture a été lavée ou grattée et sur lequel un nouveau texte a été écrit. » Ces pages correspondent exactement à cette définition où l’épaisseur du temps est palpable. Le parti pris de décrire quelques photographies qui scandent ces années est fécond et l’évolution des langages est bien saisie aussi. De la paysanne en 40 qui lâche un pet dans le train où se trouvent des Allemands et proclame à la cantonade : « si on peut pas leur dire, on va leur faire sentir », jusqu’au repas de famille ou l’auteur qui s’exprime à la troisième personne se sent comme « la cheftaine indulgente et sans âge d’une tribu éternellement adolescente », c’est la vie qui se reconstruit à chaque pas.
Elle n’abuse pas de citations:
« Je me suis appuyée à la beauté du monde
Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains »

c’est de Anna de Noailles.

mercredi 3 décembre 2008

Evaluation. « Faire classe » # 11

Le terme évaluation est devenu omniprésent, les procédures se compliquent à l’excès pour arriver à des avis anodins où la confiance envers les professeurs est évacuée derrière des langages formatés et jargonnants. Les enfants sont souvent vus comme des dangers par une société qui se rassure bien vite quand l’uniforme met le couvercle, ou comme des victimes dans les télés irréalités. Pour le tout-venant : la notation qui pouvait s’exercer sans dramatisation avait le mérite d’être comprise de tous. Elle laisse place, à un baragouin qui accable les plus démunis, à une liasse de compétences en train de s’acquérir tellement épaisse que c’est la bonne volonté des parents qui s’émousse.
La reconnaissance des mérites prendra tout son prix si l’enseignant assume l’évaluation bienveillante des difficultés, des manques.
Nuancées, les appréciations, si elles sont simples, auront du poids.
A côté de la reprise de la quinzaine de notes acquises en évaluation ponctuelle ou continue, avec le récapitulatif du nombre de romans lus, de contes et de poèmes présentés, j’apportais un soin maniaque à l’appréciation que je portais sur chaque élève. J’évitais de paraphraser ce que les notes détaillaient : au brouillon d’abord, je pesais mes mots, ne voulant plus provoquer le désappointement légitime d’un père, en juin, à qui je proposais le redoublement pour son fils alors que je n’avais cessé de l’encourager tout au long de l’année. Plus long que d’apposer des croix dans un tableau standard, mais un lien authentique. Chaque fois que le bulletin était rendu, le descriptif des travaux effectués dans le trimestre était communiqué aux parents.
Le trajet individuel et le bilan collectif : oui, la satisfaction du chemin accompli.
- Pour les élèves les plus en difficulté, la simplicité devra être la règle.
Avancer cette recommandation peut relever de l’ouverture de portes déjà battantes mais situe le fossé creusé entre les praticiens et les experts.
Dans le temps, le maître respecté était du même bord que ceux auxquels il s’adressait. Aujourd’hui ceux qui singent la proximité se dissimulent derrière les mots de la caste pédagogique dans la lignée du dialecte notarial, judiciaire, législatif, cultureux, médical ou financier.
Les évaluations de sixième et de C.E.2 proposées à toute la France introduisaient une innovation intéressante : de nouvelles formes d’exercices, cependant peu renouvelées d’une année sur l’autre, une concrétisation des exigences attendues pour les élèves à ces niveaux, des modalités d'appréciations fines, un protocole commun pour le passage des épreuves.
Elles auraient pu donner lieu à des comparaisons riches; nous nous en étions d’ailleurs servis pour notre école en accordant plus d’attention à la géométrie où pêchaient nos élèves. Il est si rare dans le métier de pouvoir jauger d’une évolution, que notre fierté put se nourrir des progrès constatés. Mais nous ne pouvions avoir connaissance des résultats des écoles voisines. La porte reste grande ouverte aux rumeurs, au dénigrement constitutif de notre identité de français. La place est toute chaude pour les hebdomadaires maniaques des classements qui dégainent leur thermomètre de l’immobilier après l’anémomètre des lycées, le baromètre des hôpitaux et le doigt mouillé du frenchy le plus populaire. Ils auraient pu s’épargner un dossier, tant le prix du mètre carré coïncide avec le nombre de mentions au bac. Ces mentions sont venues discriminer des réussites trop artistiquement floues.
Carte scolaire : le problème se pose au collège, pas à l’école. Pourtant un C.P. raté se révèle autrement plus déterminant qu’un prof de maths défaillant en quatrième. La zone est implacable pour les plus exclus et de l’autre côté les libérales professions renforcent leur ghetto. Qui dira "zone de non droits" pour les nichés fiscaux ? Les parents, les autres, ont, très majoritairement, confiance en l’école. Mais il suffit d’un principal un peu niquedouille pour que la réputation d’un établissement plonge ; il sera plus difficile de remonter la pente pour un(e) déterminé(e) qui travaillera en confiance avec ses profs.
Pour nos cuisines personnelles : habituer les enfants à juger de leurs évolutions sans tomber dans les délires auto-évaluatifs qui furent prisés un temps jusqu’au bord des piscines ou sur les pentes du Vercors : « enlevez vos moufles et sortez vos stylos ! ». Les graphiques gérés par les élèves eux-mêmes s’avèrent parlants même si des tricheries viennent corriger quelques variations saisonnières ( prélude aux lissages diplomatiques dans les jurys de Bac). J’ai été marri un moment de l’aveu enjoué d’une ancienne élève dont le souvenir le plus marquant était de m’avoir bien roulé. « Mais ce n’est pas moi que vous trompez »n’ai-je même pas pathétiquement répliqué. Ma naïveté m’a protégé.
A passer son temps au trébuchet, l'instit qui pèse les résultats et non les âmes a moins de temps pour préparer sa classe. Les pratiques recommandées souhaitent ensevelir les maîtres sous l’abondance des items évaluatifs. L’obsession de la transparence, du contrôle : enlevez-moi ce spot, il m’éblouit. Le « maître » peut très bien souhaiter ne pas tout maîtriser.
J’ai abandonné, à mon tour, l’utopie qui bannissait tout examen. Terrible escroquerie : la sélection s’opère, insidieuse ou brutale quand elle a été repoussée : désastre de l’enseignement supérieur. J’ai gardé après mes années échevelées, l’idée que la vérification notée devait être un prétexte pour valoriser les travaux accomplis. Ceux ci n’ont jamais été l’objet de classement, même si les notes étaient proclamées parfois pour calculer collectivement la moyenne de classe (souvent autour de 14/20). Dextérité autour de l’usage de la calculatrice et réitération de la notion de moyenne. Oui, je faisais souvent calculer les moyennes après un contrôle par les élèves eux-mêmes. Je n’ai pas le souvenir de traumatismes mais d’un exercice rondement mené de mathématiques appliquées.
De toutes les façons, les enfants connaissent assez finement les potentiels de chacun.
Et partout ailleurs : que je te classe les villes fleuries, les hôpitaux, le meilleur passeur du championnat ; les moindres mots sont sondés à longueur de journées ! Mais l’excellence n’est plus valorisée à l’école ; les rites de remise des prix sont réservés aux gagnants du loto. Place aux benêts chez Bern.
J’annonçais chaque contrôle au tableau des projets hebdomadaires entre une exposition sur les illusions d’optique et le rendez-vous avec notre conteur. Le symbole en était la gravure d’une cordée à l’assaut d’une forte pente dont le produit dérivé figurait un montagnard en bois escaladant un baromètre à poser sur le tableau le moment venu. Un de mes malabars m’avait demandé de ne plus installer ce fétiche : il ne le prenait pas comme un jeu, mais comme un signe trop solennel qui lui « portait malheur ». Je lui ai demandé sa permission pour le réintroduire. Les interprétations enfantines nous dépassent, souvent.
Après chaque contrôle j’ouvrais l’institution « bureau des pleurs » : cela motivait des corrections attentives, rétablissait la justice d’un point oublié. Dédramatisation.
Un petit dessin agrémentait chaque feuille de contrôle avec une formule, si possible amusante, pour ne pas oublier de noter son nom.
Exemple picoré ailleurs pour un contrôle de conjugaison :
« Evite le présent lointain, le futur avancé, l'inactif présent, le passé postérieur, le pire - que -passé, le jamais possible, le futur achevé, le passé terminé, le plus-que-perdu. Note ton nom: »
Je m’efforçais à varier les exercices en me refusant de noter les objectifs pédagogiques exhaustifs à destination des bobos-parents dont abusent les néos convertis au jargon Ifumiens. Les consignes sont destinées aux enfants sans alourdir une double page. Je pensais que l’application que je leur avais portée serait suivie par un plus grand zèle du client qui devait « plancher ». Une fois corrigée, la feuille rejoignait les autres dans le classeur spécifique aux contrôles que je n’appelais pas compositions mais cela en avait bien cette solennité destinée à motiver les troupes sans assommer les plus fragiles.
Pour ceux qui ne récoltent que quelques maigres points, trop de notes en dessous de la ligne de flottaison devenues à force, illisibles,des démarches existent pour apaiser des angoisses bloquantes : les comptes retiennent le positif. Quarante cinq mots dans la dictée : on notera les mots réussis : 42 sur 45. On aura dénombré quand même 3 fautes, oh pardon trois erreurs à ne pas corriger en rouge traumatisant ! La bêtise a parfois le sourire angélique, c’est alors une grimace.