mercredi 25 mai 2022

Pétra et les nabatéens. Daniel Soulié.

A défaut de rejoindre les foules qui se pressaient à Pétra en Jordanie ces dernières années, nous avons suivi le conférencier, devant les amis du musée de Grenoble, pour nous renseigner sur la cité longtemps oubliée, ne cessant de se découvrir.
Les Nabatéens, à la suite des Edomites du royaume d’Edom ont fondé la ville au VIII° siècle avant notre ère, et l’ont développée sur la route des caravanes chargées d’encens et d’épices depuis l’Arabie au Sud, redistribuant ces produits en direction des ports méditerranéens au Nord.
L’influence du royaume nabatéen allait de la Mer Rouge à Damas, province romaine d'Arabie sous Trajan, son apogée se situant un siècle avant et un siècle après J.C., Pétra sera abandonnée au IV° siècle.
Bosra
, plutôt dans le monde syrien, en était la capitale administrative, son théâtre parfaitement conservé pouvait contenir 15 000 spectateurs.
Les Nabatéens utilisaient leur propre alphabet dont des traces se retrouvent dans des instructions et des dédicaces. Dérivé de celui des Phéniciens qui en possèdent un depuis le XVI° siècle avant notre ère, il est à l’origine de l’écriture arabe.Ils pratiquaient leur religion avec des divinités,
« La grande déesse », « l’Etincelante »… représentées sur des
bétyls en des sanctuaires rupestres isolés pour sacrifices et fumigations.
Atargatis
  déesse de la fécondité, avec sa petite bouche et ses yeux écarquillés, exposée à Amman, conjugue les influences ptolémaïques, hellénistiques, palmiréennes en un « baroque arabe ».
Dans les tombeaux, des banquettes pour des banquets, installées à côté des sarcophages laissent le souvenir d'un riche art funéraire 
Déguisé en bédouin, le Suisse Johann Ludwig Burckhardt redécouvre Pétra abandonnée depuis 1000 ans et
Léon Laborde
qui a rédigé « Voyage de l'Arabie Pétrée » ouvre la voie aux explorateurs.
Au bout du Sîq,  un canyon d’un 1,5 km de long et de1,50 m de large en certains endroits, apparait « Le trésor » taillé dans le grès rose,
le Khazneh,  haut de
30 mètres avec sa rotonde et ses frontons brisés
dans le style d’Alexandrie de 2000 ans d’âge.
Dans la ville, l’oued à sec,
le wadi Mousa, est emprunté par l’axe principal, le cardo pavé de basalte
délimité à chaque extrémité par un arc de triomphe.
Sur des terrasses étaient érigés des marchés, des jardins, espaces en cours de fouille, bâtiment résidentiels ou administratifs, et le long de la rue à colonnades, l’ancien palais royal reconstruit pour chaque souverain qui n’habitait pas la maison de son père.
Sur deux étages, la fontaine monumentale Nymphée est un véritable ensemble aquatique dans cette région semi-désertique.
Le temple des lions
est creusé dans la roche
alors que les constructions du Qasr al-Bint 
aménagées pour résister aux tremblements de terre ont malgré tout souffert.
Le théâtre servait aux cérémonies religieuses avant l’occupation romaine.
Les vents de sable ont davantage érodé la basilique à trois absides de l'époque byzantine dont subsistent des mosaïques.La conquête islamique avait moins dégats.
Les tombes monumentales empruntent à la tradition hellénistique avec les chapiteaux d’angle, le portail d’entrée à pilastres, aux égyptiens pour les corniches à gorge et à la Mésopotamie pour les façades à merlon (escalier). 
A 20 minutes du centre parmi 500 tombes, en ces « hauts lieux », 
se découvre le tombeau des jardins aux colonnes décoratives
et à 45 minutes Le Deir (le monastère) (gravure de  David Roberts) dont le premier niveau épouse les allures massives en cours dans d’autres monuments  ne se justifiant pas par les charges d’un niveau supérieur taillé dans la roche.
Des recherches se poursuivent et mettent à jour des céramiques dite coquille d’œuf, d’une grande finesse.
La civilisation nabatéenne s’est imposée et  effacée pacifiquement au fur et à mesure de ses déplacements. Aujourd’hui « la route de la soie » passant plus au nord de la « cité vermeille », du Côté de Palmyre, n’est  pas fréquentée seulement par les archéologues et les touristes.

mardi 24 mai 2022

Ces jours qui disparaissent. Timothé Le Boucher.

A mon avis, la ligne claire ne convient pas à ce long récit décrivant un dédoublement de la personnalité qui devrait troubler, déstabiliser davantage. 
Lumbin est acrobate dans un cirque et son double informaticien. 
D’abord à mi-temps, l’un va prendre l’ascendant sur l’autre, pendant que le temps avance de l’adolescence à l’obsolescence.
Un psy confronté aux deux aspects du personage porte un avis tranché : 
«  Mon client a une carrière exemplaire, des relations amicales saines et une vie de famille épanouie. Son parcours est un modèle de réussite. Et vous qu’avez-vous fait ? 
Une vie sans avenir, bercée par des ambitions parasites. Vivant aux crochets de la société, profitant de l’argent de ceux qui travaillent réellement. » 
Navigant entre description d’un trouble psychiatrique, parcours de vie, interrogation personnelle, portrait sociétal, la naïveté ne rend pas l’ensemble plus limpide. 
Le nombre de personnages secondaire extensible contraint à la caricature. 
Le titre et les dessins des acrobatiques intermèdes graphiques constituent le meilleur de cette production insipide. 

lundi 23 mai 2022

Ghost song. Nicolas Pedruzzi.

Rap, gang et drogue. L’omniprésence de la musique soutient notre intérêt, mais les paroles invariablement accusatrices perdent de leur impact quand rimes et  rythmes prennent le dessus sur le sens.
Une dispute à la guitare entre oncle et neveu constitue une séquence forte. 
L’évolution d’une dénommée « Bloodbath » chef de gang lesbienne est tellement surjouée que même la balle qui l’a atteinte apparaît comme une péripétie inévitable inscrite dans un avenir menaçant. 
La dernière image directe d’un ouragan d’une grande violence qui s’abat sur la ville vient après des annonces par écrans interposés masquant, comme les scansions du rap, une réalité trop sidérante. 
Peut-on quand même se demander pourquoi la région Nouvelle Aquitaine a financé ce film tourné à Houston Texas, alors que par chez nous quelques villes mériteraient quelques éclairages de ses marges ?

dimanche 22 mai 2022

Helen K. Elsa Imbert.

La pièce de théâtre destinée aux enfants, exigeante et accessible, porte le nom d’Helen « K » comme  Keller, une jeune américaine sourde, muette et aveugle devenue universitaire, rédactrice d’articles et de livres. 
Elle aurait pu s’intituler Annie Mansfield Sullivan, du nom de celle qui lui a permis de percevoir et d’exprimer son monde, le monde.
Une  relation forte s'établit entre la jeune handicapée et sa gouvernante enseignante faisant valoir son autorité du haut d’une cécité guérie qui lui permet de dépasser une indulgence familiale délétère.
Elle ne  confond pas compassion et abandon. Une détermination exceptionnelle permet à la petite handicapée de sortir de l’isolement absolu.
La poésie de la mise en scène n’occulte pas l’âpreté du destin des deux femmes, exemplaire par un dévouement, un engagement mot après mot, lettre après lettre. 
Le processus éducatif empruntant au langage Morse et à Braille pour la cumularde en incapacités vaut pour tous les éveils, tous les apprentissages. Le beau métier d’enseigner ne connaît pas seulement ses récompenses avec un niveau de rémunération.

samedi 21 mai 2022

Vider les lieux. Olivier Rolin.

A l’occasion d’un déménagement, « une fin du monde au petit pied », depuis la littéraire rue de l’Odéon à Paris rendue familière, l’écrivain digresse et on le suit.
Dans une formule contenue parmi ces 220 pages, les mots de la littérature, oui, « frappent le réel à petits coups de marteau » ainsi que l’écrit Walter Benjamin. 
« Pour en graver l’image comme en relief : la touffe d’absinthe flagellée par le blizzard, le hennissement désespéré du cheval dans la nuit, le gant perdu dans la panique. »
Ce travail jamais achevé laisse surgir l’aubaine d’une rencontre qui vient pour moi, à point nommé.
Il est question d’une colossale bibliothèque, ne contenant pas que des livres, à mettre dans des cartons. Olivier Rolin a eu la bonne idée de marquer sur la page de garde l’endroit où les romans ont été lus, et comme il a beaucoup voyagé, les citations, les évocations d’auteurs rares s’agrémentent des paysages alors traversés. 
J’ai révisé avec lui, et j’ai appris qui était Tom Paine, député de la Convention : « anglais de naissance, américain d’adoption, français par décret » qui ne parlait pas un mot de français et dont il fallait  traduire les discours. 
Tant d’autres découvertes pourraient accabler le lecteur sous une trop brillante érudition mais les quelques faiblesses de sa mémoire nous rapprochent :
« Je doute malheureusement de n’avoir jamais le loisir de répondre à ces signaux venus du passé, le monde entre-temps a rétréci, comme ma vie. Il me revient aussi, mais alors «  vaguement « n’est pas le mot qu’il faut, c’est un lambeau, une diaphane pellicule d’un souvenir que je ne peux saisir, dont je ne puis même deviner la forme, une chose immergée dans une profonde eau noire et dont j’aperçois, aussi indistincte que ces bribes de rêve qui subsistent un instant au réveil avant de s’évanouir… » 
De la même façon que nous parviennent par ces pages, des airs de Sibérie, les ronchonnements et autre nostalgie d’un conscrit habillent gracieusement mes propres abandons : 
« … je m’étonne du nombre d’êtres différents qu’avec le temps abrite cette enveloppe informe qu’on appelle « moi » : ce jeune fanatique ignorant et crédule au point d’ajouter foi aux galéjades de « La chine en construction », le vieil écrivain sceptique qui est son dernier avatar éprouve à le contempler la surprise qui le saisirait si lui revenaient, étranges mais incontestables, des souvenirs d’une vie de coccinelle ou d’escargot… »

vendredi 20 mai 2022

Qui veut réécrire l’histoire ? Le «1».

Je fais assez confiance aux publications que dirige Eric Fottorino
pour penser que ce hors série de 90 pages irait au-delà de la dénonciation facile des manipulations de Zemmour : 
«  Les juifs étaient vus par l’Action Française comme trop facilement  intégrables dans le contexte d’une République « enjuivée » […]
Chez Zemmour, les musulmans sont vus comme non assimilables. » 
Quant aux références du polémiste au-delà d’un clip déjà oublié : 
«  Michelet avait une vision progressiste de l’histoire. Il pensait que la France était le pays de l’universel parce que sa personnalité, son intelligence collective marquée par la dialectique, la lutte des contraires, faisaient qu’elle était toujours en mouvement. »  
Les historiens s’exprimant dans ce numéro ont quelques divergences, que je trouve également justes : 
«  L’historien lutte contre l’arrogance du présent »
« … libérons-nous de l’illusion selon laquelle on pourrait puiser dans les exemples de l’histoire, plutôt que dans les urgences du présent, la matière de nos choix politiques. »
Pour être sur le déclin, les thèses déclinistes me touchent parfois, sans m’amener toutefois au messianisme. Un des rédacteurs relie ces deux pathologies constitutives de trumpisme, le « bullshiteur », stade avancé du menteur au « flatus vocis » (flatulence vocale)  de Cicéron». Pour avoir abusé de la photocopieuse en tant qu’instit’, piochant dans divers livres d’histoire  davantage pourvoyeurs de questions que d’informations, je souscris aux propos de Patrick Boucheron : 
« L’Histoire est un art de l’émancipation. 
La réduire aux manuels et aux programmes est un piège ».
Pourtant certains de ses confrères tout en dénonçant leur lourdeur auxquels ils reprochent de ne pas assez parler de la guerre d’Algérie ou des mutins de 1917, en appellent à sortir d’une vision trop hexagonale, de quoi ajouter quelques pages ou plutôt quelques sites à consulter.
J’ai appris de Pierre Nora, décrivant le passage de la sacralisation de la résistance au désenchantement, à propos de Guy Môquet que : 
« Lors de son arrestation, il portait des tracts expliquant que De Gaulle était le « fruit de la City judaïsante de Londres ».
Je garderai le souvenir de sa dernière lettre. 
« Je vais mourir ! Ce que je vous demande, toi, en particulier ma petite maman, c'est d'être courageuse. Je le suis et je veux l'être autant que ceux qui sont passés avant moi. Certes, j'aurais voulu vivre. Mais ce que je souhaite de tout mon cœur, c'est que ma mort serve à quelque chose. » 

jeudi 19 mai 2022

Monochromie, noir et demi-teintes. Serge Legat.

Après nous en avoir fait voir de toutes les couleurs, le conférencier devant les amis du musée de Grenoble achève le cycle consacré au rouge, bleu, vert, jaune, blanc, par le gris. 
Il entame la séance par la monochromie dont Yves Klein qui a « libéré la peinture de ses lignes » est un représentant évidemment éminent. « Pure pigment » à la fondation Venet.
Voué au bleu outremer, devenu « IKB » (International Klein Blue), il cherche l’absolu : 
« Le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu'il y a après tout de plus abstrait dans la nature tangible et visible ».
« L'esclave mourant d'après Michel-Ange »
 Avant de décéder à 34 ans, il confie :« Je vais entrer dans le plus grand atelier du monde. » 
Pour son centenaire, Soulages eut après Picasso et Chagall les honneurs du Louvre dans le salon carré à côté de « La bataille de San Romano » d’Ucello.
Parmi ses 1700 tableaux, où « Le noir est la couleur de la lumière », 
nous en avions vus quelques uns à Lens
et à Lyon  
Rétif aux symboliques, rejetant tout lyrisme, à contre-courant des efflorescences de couleurs d’après guerre, il a travaillé dans le registre des origines, quand le charbon de bois laissait une trace sur les parois préhistoriques. 
En dialogue avec Hartung, « Le pacte du noir » , il sait bien parler de son art : 
«Je ne dépeins pas, je peins, je ne représente pas, je présente.»
Il réalise 104 vitraux à « l'abbatiale de Sainte-Foy de Conques ».
Le noir est lié depuis la Bible aux ténèbres, au péché : le chat au pied de « L’Olympia » de Manet, une « grande horizontale », est tout le contraire du chien fidèle.
C’est la couleur du deuil, Bouguereau « Le jour des morts » 
L’« Etude pour le radeau de la Méduse » de Géricault prépare la présence forte du personnage foncé au sommet de la pyramide de l’espoir. Jadis « niger » désignait le noir brillant, le plus prestigieux, comme il l’est en Afrique, frotté d’huile,et « ater » (d’où « atrabilaire » et sa bile noire) le noir mat.
Dans les pays orientaux, les caucasiennes étaient des esclaves particulièrement recherchées, mais pas toujours esclaves. « Le Massage. Scène de hammam. »  Edouard Debat-Ponsan.
Alors que le drapeau de l’anarchie a concurrencé le drapeau rouge, le noir a convenu aussi aux uniformes d’extrême droite.
L’austérité du sombre convenait bien aux protestants « Portrait de Martin Luther » par Lucas Cranach l’Ancien.
« Charles Quint » (Le Titien) a adopté le noir de la vertu et du pouvoir, devenu celui du luxe discret :

« La petite robe noire »
.
Alors que les prêtres étaient de noir vêtus, les évêques portent du violet.
Comme la fleur violette, ou « L’améthyste », elle ne recueille pas beaucoup de suffrages, signe du carême, de la vieillesse, du demi-deuil,
Pál Szinyei Merse
« Dame en violet ».
L’orangé
, demi-couleur également présente dans la nature, est nommé depuis le 14° siècle quand sont importés des orangers.  Francesco Zurbaran, « Nature morte aux oranges ».
Le rose, dit auparavant incarnat, comme « incarnation », était la couleur de la chair, celle de la douceur, de la tendresse, celle de Boucher « 
Le triomphe de Vénus », mais aussi de la mièvrerie, « à l’eau de rose » et de la stigmatisation de l’homosexualité.
« Le triangle rose »
« Henri IV  en Dieu Mars »
par le maniériste Jacob Bunel 
reste dans les tons intermédiaires évitant les couleurs franches.
Couleur la plus basse, foisonnant dans la nature, le marron associé à la saleté a supplanté le brun, celui du pelage de l’ours et des brutales chemises. Peint par Giotto « Saint François d'Assise recevant les stigmates »  dans son humble robe de bure a choisi la pauvreté. « Les couleurs sont les touches d'un clavier, les yeux sont les marteaux, et l'âme est le piano lui-même, aux cordes nombreuses, qui entrent en vibration. » disait Vassily Kandinsky
comme l’exprime aussi sa « Rue principale de Murnau ».
Pour lui, le gris « tend vers le désespoir lorsqu’il devient foncé et retrouve un peu d’espoir en s’éclaircissant. », il fait chanter « Plusieurs cercles ». Gris du béton, de la tristesse mais aussi de la matière grise.
Mark Rothko
a peint  « Black on gray » peu avant de se suicider. 
« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, »
Arthur Rimbaud 
«… le bleu clair est comme une flûte, le bleu foncé comme un violoncelle, et quand il est encore plus sombre, il devient une merveilleuse contrebasse. La forme de bleu la plus profonde et la plus sereine peut être comparée aux notes profondes d'un orgue». Kandinsky