mardi 26 mai 2009

Shit colombien

- Oui, oui…Hm, hm…
- …
- Oui, alors… aujourd’hui… maintenant… ici…
- J’ai pas envie de parler…
- Pourtant… à dix heures, hein ? Hm… Hm !
- Oui, hm… C’est quelle heure ?
- …
- Vous ne répondez pas à ce genre de question… Je l’oublie toujours !
- …
- Maintenant…tiens ! Ca me rappelle un rêve de main. Mais elle ne tenait plus rien. C’était une main inerte… une main…
- Une main avec rien autour…
- Tout d’abord, il n’y avait que cette main. Je la voyais énorme et blanche sur un drap de bain blanc aussi… Ce blanc sur du blanc qui n’avait jamais vécu… ça me… ça me …
- Oui… ça, ça…
- Ca m’échappait ; elle pendait un peu bleue, cette main… Et puis, elle a disparu et la serviette aussi. Il n’y avait plus qu’un oiseau.
- Oui… la main, l’oiseau, les deux.
- (aparté) Non, pas un oiseau, non, surtout pas un oiseau avec la main. Je vois où il veut en venir ! Ces obsessions… Et dire que je paie 45 euros les vingt minutes pour qu’il me refile ses obsessions !
- Oui, l’oiseau, la main… ?
- Non. En fait c’était pas un oiseau. J’avais mal vu mon rêve. Je crois que ma vue baisse sur mes rêves.
- Ah, oui ? Ca baisse, ça baisse ?
- C’était une araignée, j’en suis sûr ! Avec ses huit pattes bien gonflées, bien gorgées de sang.
- Gonflées… huit, huit, huit…
- Huit ! Je sais ce qu’il pense : les pouces ont été sectionnés… Je n’irai pas de ce côté-là ! Il peut toujours déblatérer en tirant sur sa moustache !
- Huit, huit, huit !
- En fait, je ne sais plus si j’ai écrasé l’araignée… Mais j’ai eu envie de le faire…
- Oui, ces huit dans les poils …
- Il veut m’emmener là où je n’irai pas. Je le vois bien ce salaud à trifouiller de ses dix doigts dans… Il le sait cette ordure que je ne bande plus… Il me torture, le sadique et moi je lui refile 45 euros chaudement négociés pour vingt minutes de torture !
- Oui, doigts, araignée, poils…
- …
- …
- j’ai eu un autre rêve cette nuit !
- Autre… autre ?
- J’entrais dans une salle de bain…
- Hm, hum, autre ?
- Il y avait dedans un mec complètement shooté, écroulé près de la baignoire !
- Hm, hm…
- Il avait l’œil dégoulinant et des moustaches… Là, j’ai très bien vu les moustaches. Noires, raides, luisantes, huilées, à la Dali quoi !
- Hum… raides, huilées…
- Ca y est, il remet ça, il m’emmerde !
- Oui, l’huile…
- J’ai ressenti une angoisse profonde, ses yeux en disaient long. C’est une peur longtemps enfouie. Je ne sais pas s’il est encore vivant.
- Oui… long, profondément enfoui…
- Mais, j’en peux plus, je vais le tuer ce tortionnaire ! Deux ans que je bande plus. Il le sait bien ce pourri et il me tourne sur le gril ! Il me coupe tout ! Il me coupe tout !
- Oui… les choses enfouies…
- Alors j’ai fait quelque chose dans le rêve… J’ai pensé au shit colombien…
- Oui, le colon…
- Mais où il m’emmène ce con !
- …
-…
- Oui… hm … « Shit » en anglais, c’est ?
- Je sais que vous savez que je sais ce que c’est « shit » ! Shit ! Et re-shit !
- Mais vous ne voulez pas le traduire, hein ?
- D’ailleurs, ça ne devait pas être de bonne qualité. Y a des gens qui fument n’importe quoi ! Et après y s’étonnent d’être tout …
- Inertes, blancs, bleuâtres …
- Pourquoi ?
- …
- …
- …
- Ce type, je lui ai coupé les mains ; elles saignent pas. Elles sont vides comme gonflées d’air en fait. Je lui ai coupé les moustaches aussi. Elles sont tombées sur la serviette. Elles étaient toutes petites. J’ai parlé dans mon rêve… Tiens, je vais te lui dire à ce nul que sa théorie est nulle, nulle, nulle ! J’ai dit au mec qu’avait plus de mains ni de moustaches : ça t’apprendra à faire de la contrebande…
- Contre… bande
- Contre… bande
- Ce sera le mot de la fin, monsieur.
- …
- Les Vingt minutes sont écoulées.
- …
- Cette fois vous avez le compte juste. Merci.
- Merci. A lundi.

Marie Treize

lundi 25 mai 2009

Mon festival 2009 au Cannet

Des cinéphiles venus des Etats Unis n’ont pu accéder à la projection du Tarentino, et comme à quelques jours près, nous pourrons le voir avec d’autres à Grenoble, ce sont des films plus rares que nous avons recherchés dans les salles aux alentours de La Croisette.
Nous sommes partis avant la fin du film « Avant Poste » où une éducatrice viole un jeune qui lui est confié. Nous avons été d’autant plus scandalisé, qu’il était projeté dans un quartier excentré à La Bocca, une dame qui venait au cinéma comme une fête du dimanche, est repartie en disant « je n’ai rien compris ». Mais à l’opposé, nous avons été agréablement surpris par « Tree Blind Mice » : trois marins en goguette à Sydney à la veille de leur départ en Irak, n’avaient pourtant rien au départ pour nous passionner.
Même au bout de 24 films, prétendre saisir une tendance dominante dans le festival 2009 relève de l’abus que je m‘applique à consommer de suite.
Il est facile de relever quelques images communes dans les films des antipodes : des hommes en train de planter des piquets au bord des champs.
En disposant la grille du roman familial, je m’apprêtais à resservir la complainte des pères absents mais en dehors de Mussolini dans « Vincere », les papas sont plutôt appliqués avec leurs maladresses : « Romulus my father », « Adieu Gary » alors que les mères sont souvent insuffisantes voire terribles : « Yuki et Nina »« Lost person area », « Rain of the children ».
La « Merditude des choses » déclenche le rire avec des blagues régressives mais la consommation excessive de bière rend désespérante cette tribu truculente. Les familles, dans des conditions matérielles les plus difficiles, s’inventent des refuges : « Huacho », « La force de l’eau ». D’autres fois, les mères « assurent » : « Amreeka » et jusqu’à l’outrance, « Mother » ; elles charpentent de belles histoires.
Nous avons pris connaissance d’informations utiles sur la condition des Maoris à travers une amitié : « September » et partagé une solitude au bord de la fin de vie : « Thomas ».
Les éclairages sur les plaies de notre société « Sombras » concernant l’émigration africaine en Espagne, ou 7 prisonniers tenus en 15m2 dans « Bad boys cellule 425 » sont meilleurs quand ils sont sobres. Les grandes fresques trop colorées amoindrissent leurs causes, « Altiplano », alors que « Le murmure du vent » réussit à nous emmener dans les paysages kurdes et nous rappelle la tragédie de ces peuples. « Le rideau de sucre » nous fait souvenir de l’épopée cubaine.
La logique capitaliste broie les individus dans « Rien de personnel » alors que les familles bousculées par la modernité s’inventent des réponses avec « Apron strings » en passant, comme souvent, par la cuisine. Mais la marche vers le bonheur sera encore longue pour les filles même quand l’une s’appelle « Niloofar »(le renouveau) en Iran, ou se proclame « La fille la plus heureuse du monde » en Roumanie.
Cette fête du cinéma, c’est aussi retrouver les courts métrages et les esquimaux au Raimu. Mes complices remarquent que l’empathie des réalisateurs était plus manifeste cette année que précédemment où la violence inondait les écrans, mais à lire les journaux qui parlaient du même festival que celui que nous fréquentions, c’était bien assez sanguinolent, violent m’a-t-il semblé. Cette brutalité s’est retrouvée dans quelques courts métrages dérangeants malgré de jolies surprises avec « Logorama » animation drôle, rythmée, politique et « This is her » au montage efficace, quand le tragique se soumet sous l’humour.
Dans la suite des bonheurs de cet épisode cannois, l’opportunité offerte de suivre une leçon de cinéma des frères Dardenne a constitué un sommet de plaisir et aiguisera encore un moment notre appétit de cinéma. La compréhension d’un montage, le choix d’un bruitage nous approchent de la source où le courage de vivre vient prendre la file pour remplir son gobelet.

vendredi 15 mai 2009

Un an de blog

Depuis un an, j’ai déposé sur le blog 342 articles, 4025 personnes ont jeté un coup d’œil pendant un temps moyen de 1 minute 07, et 2963 visiteurs sont revenus , si bien que 11 160 pages ont été lues. Quand quotidiennement je constatais qu’il y avait une trentaine de visites, je restais parmi des effectifs familiers, mais le nombre total de visites sur une année : 6989, s’il est ridicule en regard des blogs majeurs, contribue à accroître mes étonnements par rapport à Internet.
Je participe aussi à un blog collectif « Réussir Ensemble Saint Egrève » où la confiance en l’expertise de chacun s’essaye à la mise en œuvre. Nous travaillons pour que la vigilance critique soit de mise, afin de sortir de notre communauté élective. Il est bon de secouer des hiérarchies, de remettre en cause la distance entre élus et électeurs dans cet espace qui peut combler ceux qui font de la coopération une éthique.
Pour continuer à me servir des mots de Daniel Bougnoux au forum de la « République des idées », les nouvelles du mardi de Marie Thérèse font en sorte que le passage de "la graphosphère" à la "numérosphère" est … un simple transfert.
Lundi : c’est cinéma.
Mardi : d’autres écritures. Dany et Marie Treize ont déjà donné.
Mercredi : j’arrive bientôt au bout de mon autobiographie professionnelle, « Faire classe ».
Jeudi : beaux arts.
Vendredi : livres
Samedi : politique
Dimanche : spectacles.
Je parsème au fil des jours quelques recettes de cuisine et des propos de canapé sur le foot.
Je remercie les piliers du site « Mon Saint Egrève » qui m’ont poussé à passer à l’acte et Gabriel qui m’a donné le coup de pouce technique décisif.
Au miroir de mon écran, en feuilletant l’album de mes photographies publiées, mon "ombre numérique" se tient, mais si l’expression électronique se veut interactive, la rareté des commentaires inclinerait à penser que ce blog est surtout un monologue.
Désormais, j’entrerai peut être dans un cycle de publications moins contraignant, et observerai une pause le samedi, jour de moindre fréquentation.
Là pour une bonne semaine, je n’ajouterai pas d’articles car j’ai le privilège de consacrer tout mon temps à voir des dizaines de films, je change d'écrans, et bien que ce soit au Cannet, je ne résiste pas à reproduire : « Yes we Cannes »
Je rédige mon article prochain pour lundi 25 mai.

jeudi 14 mai 2009

La beauté en temps de crise.

L’autre soir, chez les amis du musée, je m’émerveillais de la sophistication de la réflexion du conférencier qui nous entretenait de la beauté selon Gerhard Richter. Même si je n’avais pas tous les éléments pour accéder à tous les arcanes de ce brillant exposé de Bernard Blistene, j’ai goûté avec délices les fulgurances de Baudelaire reliant la beauté à la révolte.
Je trouvais de prestigieuses justifications à mon ennui quand sur un tableau et même dans la vie, l’harmonie proclamée s’impose, je préfère les décalages, les incertitudes, les surprises. J’ai aussi voulu comprendre « la photographie, c’est tout ce qui n’est pas moi » d’après Barthes : lorsque je suis derrière le déclencheur je ne suis pas sur l’image : ouf !
J’ai apprécié aussi le goût du maître des cérémonies à revisiter le sens premier des mots comme : « faire remonter à la surface » qui inviterait à poursuivre le jeu avec le mot : « objectif ».
Mais cet arsenal d’érudition m’a paru aussi si loin de ce qui nous tarabuste quotidiennement.
Nos politiques qui pataugent, s’agitent, s’excusent, pourraient-ils enrichir leur staff de tels penseurs ? Est ce qu’un tel regard ne peut que nous conduire à gratter des couches d’acrylique et à nous tourner vers des ombres. Les nombres comptent, l’économie s’essouffle, pendant que le théâtre brûle n’entends tu pas le souffle chaud d’un saxo ?
Des artistes ont divorcé de la gauche, Ségo désespéra le lectorat de Télérama, le anti Hadopi nous dépitent. Richter fixa la bande à Baader sur ses toiles, Picasso fit œuvre avec Guernica. Que faire avec Lampedusa où s’échouent les barques africaines ?

mercredi 13 mai 2009

Prise de tête. Faire classe # 31

L’apparition de cette funeste expression marquait le début d’une dégringolade.
Réfléchir devenait synonyme de souffrance aboutissant au comble :
« surtout ne pas se poser de question », c’est ce que dit le sauteur à l’élastique depuis le parapet.
Intello est devenu péjoratif, une insulte, un mépris. La tête en bas.
Des images d’ascenseur social sortent encore de claviers paresseux alors que l’idée d’élévation ne figure plus au goût du jour. La culture en un temple unique impressionnait trop : dans le passé, on se devait d’avoir lu ce livre, de connaître telle date … Ces sources de culpabilité se sont taries. Et en plus la valeur travail a été préemptée par Sarko, à quoi bon se fouler, prononcer le mot et vous voilà chez le maréchal. Le souhaitable, le désirable sont devenus relatifs, insignifiants. Dit-on encore : « élever » un enfant.
Il y a quelques temps, quand nous n’étions pas gouvernés par le morpion omniprésent, je m’en prenais à l’esprit de dérision qui envahissait tout l’espace.
Les « guignols de l’info », symboles d’une liberté de ton, furent un temps les maîtres puissants d’une pensée correcte, ils sont devenus un nom générique pour toute une manière d’envisager une société. L’anticonformisme à heure fixe, derrière des applaudissements commandés a perdu de sa verdeur, de sa vérité, calibré entre deux tunnels de pubs. Pour ne pas rougir du péché majeur du manque d’humour, il vaut mieux pour la victime de la satire, s’avilir, que reconnaître ne pas goûter l’ironie sans mesure. La flagellation quotidienne des responsables a dévalorisé la pensée un peu subtile. Pauvre Rocard qui pensait que la politique s’adressait à des citoyens en mesure de suivre les méandres d’une pensée complexe : il fut brocardé et apparut abscons. Il en arriva à tomber un soir dans « la boîte à coucou ».
On n’a jamais tant parlé des « people » depuis que le peuple dans son sens « noble » a disparu. Tout et son contraire. Les expulsions de sans-papiers s’effectuent pour des raisons humanitaires et la carte scolaire supprimée pour éviter les ghettos : elle les consacre. Sous les paillettes marrantes, la vieille passivité est entretenue par les nouveaux officiants cathodiques, ils chérissent les déclinologues et autres animateurs en désespoir.
J’avais écrit ceci il y a quelque temps déjà et les petites interdictions : affiche de Dahan, condamnation d’un repreneur de « casse toi pov’con », rappeur censuré, le conformisme qui se lève tôt et se couche tard, fait froid dans le dos. Quand des chroniqueurs se montrent irrespectueux c’est la tempête ! Lèse majesté envers celui qui a si peu de noblesse.
Alors le lecteur qui se régalait d’Hara Kiri devient prude, va cacher ses lectures destinées à un public averti. Ben oui : la prudence sera de mise par rapport aux enfants qui doivent être préservés et ne pas avoir accès à tout, surtout avec la caution de l’école. La « création du monde » n’en prendra que plus de prix, plus tard.
Bien sûr que la frivolité n’est pas cantonnée derrière les écrans plats ; il revient à l’école de redorer le blasons des valeurs dans une société du dénigrement. Mais à l’heure où l’on parle de coachs spécialisés en éthique, ce n’est pas à l’école maternelle de dispenser des leçons de civisme : décidément ceux qui nous gouvernent s’appliquent à prouver leur ignorance crasse des pratiques d’une école qui fut notre fierté !
La mission civilisatrice de l’école primaire républicaine ne s’est pas épuisée quand chaque commune a obtenu sa communale, et ce n’est pas du luxe au temps de Frédéric Lefebvre et de Nadine Morano.
L’homme s’est sauvé quand il s’est mis debout : il a pu envisager un avenir, le construire. Réfléchir, chercher, travailler.

mardi 12 mai 2009

Allumez le four !

Je vous tâte, je vous pétris. J'imagine que vos verres en sont tout farineux et que si vous pouviez parler, émettre plaintes et requêtes, vous réclameriez un traitement à la chiffonnette, une douche au Spray Clearme, un trempage intégral dans une chimie adéquate.
Les humains sont ingrats, chères lunettes. Les humains sont ingrats mais s'attachent aux objets… à leur façon. J'affirme que je vous ai aimées, mes mies, d'un amour constant et rapproché, allant jusqu'à vous chercher quand je vous avais sur le nez. Il en est ainsi: on ne voit pas ceux qui vous servent le mieux.
Au début de notre relation, je vous ai subies comme on subit les éléments naturels, les aléas de la vie, l'accumulation des années. Aujourd'hui, c'est à peine si je vous vois. Vous ne m'êtes plus d'aucun secours.
J'ai de la peine, cependant à me séparer de vous, comme lorsque j'allais faire piquer mes chiens chassieux, goîtreux ou cancéreux. Sans emploi, vous vous seriez encroûtées.
Je vous range dans votre étui à ressort, votre sarcophage Steroflex bien que de chair vous n'ayez miette. Je pose sur vos cercles jumeaux, vos seins glacés, sur vos bras graciles de fillette anorexique, ce suaire synthétique avec lequel je vous astiquais trois fois par jour, vérifiant sur le bleu ou le gris du ciel la perfection de vos transparences.
Cloîtrées dans cet étui rouge que je vois d'un gris anémique qui tremblote et s'égare tel un nuage entre le plafond et le plancher, bouclées, coffrées, vous l'attendrez longtemps votre prince charmant !
Dans quel pétrin vous voilà !
Mes doigts ont vérifié, ces derniers mois, les dégradations que vos verres annonçaient sur mon visage. Aujourd'hui, je ne me vois plus…
Vous ne servirez plus mes passions botaniques, mes illusions d'amateur quand à grands coups de pinceaux, je guérissais sur la toile une nature trop étrange.
Certes vous ne me protégerez plus des postillons des infatigables parleurs. Comment leur dire, à ces amis, que je les voudrais muets en compagnie de ma cécité. Mais ils parlent : ils se consolent.
Je sais, je sais…L'oraison est pompeuse! Mais je procède à vos obsèques.
Vous allez reposer sur le manteau de la cheminée, près de l'antique horloge. Il paraît que certains endeuillés déposent en cet endroit les urnes renfermant les cendres et osselets de leurs chairs disparues.
Mon amour est parti.
Un homme si généreux ! Une canne blanche en cadeau d'adieu. Il m'en apprit le fonctionnement. Un bouton, un déclic et la voilà rigide, prête à l'emploi.
J'aurais préféré un chien, son poil odorant, sa langue râpeuse, ses soupirs apaisants au crépuscule.
Depuis que je joue avec ma canne dans le dédale de la ville, depuis que je range les objets avec un soin extrême - chacun doit habiter un territoire immuable, si je veux le retrouver - depuis que dans mes rêves, la lune tourne telle la toupie bariolée de mon enfance, depuis que la chaleur sur mes mains et mon visage est la seule preuve du jour, depuis…
On sonne ! Il est onze heures.
C'est le boulanger ambulant …
J'ouvre la porte et me vient cette odeur de blé et d'ortie, de laine et de sueur. Je tends les bras. Il attrape mes mains, les tient entre ses doigts hardis. Je tâtonne comme maladroite, je les caresse comme par mégarde. Cécité oblige… La croûte du pain est douce, agrémentée d'espiègles aspérités. La peau du boulanger aussi.
L'homme de onze heures sent la farine et le levain, le bois brûlé. Sa voix est celle d'un marin, forte, claire. Une voix de sel et d'algues. La voix des travailleurs de la nuit. Bruit des fournils la nuit sont bruits de la mer la nuit. Les pêcheurs tirent les filets, les boulangers étirent la pâte…
La miche est sur mes genoux.
Le boulanger sonne chez la voisine qui n'aime que les ficelles : une ficelle bien cuite, s'il vous plait ! La pauvrette achète des avortons de boulange et tout secs encore !
La miche est tiède contre mon ventre. Je la caresse, je caresse le ventre blond d'un jeune boulanger. Je caresse les champs et les forêts, les montagnes têtues, les fleuves habiles. Contre mon ventre je caresse le pain élastique et si vieux. Son odeur craque dans mes narines et me chante une mélopée : des lions rouges trottent parmi les graminées, le soleil se disperse dans les herbes. Une femme vêtue d'indigo revient de la source, les seins portés haut…
Pain de mes rêves, je te découpe, je prends dans ma bouche le beau travail du boulanger.
Demain, je le recevrai de nouveau, à onze heures avant qu'il n'aille sonner chez cette linotte de voisine et qu'elle s'étrangle avec sa baguette racornie !
Demain j'ouvrirai ma porte en douceur pour ne rien perdre du défilé des odeurs.
Mes mains frissonneront sur ses mains, sur son pain, mon enfant, mon enfant quotidien. Le rire fort et clair, les mots jetés comme des poignées de lumière.
Je fermerai la porte sans bruit.
Le croûton éclate entre mes molaires. Le plaisir éclate dans ma bouche.

Marie-Thérèse Jacquet, alias Marie Treize

lundi 11 mai 2009

Still walking

Oui, il faut encore marcher, et que les escaliers sont pénibles à gravir après la mort d’un fils pour cette famille qui se retrouve une fois l’an chez les parents !
Film essentiel, profond, délicat, les personnages ne sont pas forcément ce qui apparaît d’eux, la tendresse côtoie la violence, le sourire la douleur.
Bien au-delà du cliché à propos de la société japonaise coincée dans ses codes de politesse, c’est toute la complexité de notre condition humaine qui est présentée à chaque plan, ou la modernité s’affronte à la transmission, l’individu à la société. Autour des sushis s’éprouvent le temps et les solitudes. Les entrelacs des relations dans la maisonnée sont traités avec retenue, ainsi ces récits familiaux où dans la banalité se disent des vérités essentielles qui seront perçues seulement plus tard. Les invités repartent lestés de nourriture après ce dimanche dans la maison à l’ombre de la canicule qui cuit dehors.
Nous sommes concernés par cette histoire à l’autre bout du monde, si proche.