Chaque chapitre recèle une scène forte, constituant au bout
des 500 pages, un volume remarquable à propos de nos identités.
Le titre s’avère bien plus profond que ce qu’il m’évoquait comme
rapprochement, avec le délicieux « Que
le meilleur perde » de Bon et Burnier,
une gourmandise, comme les « langues de chat » venues du Leclerc que
la grand-mère kabyle sert à ses petites filles qui auraient préféré ses gâteaux
au miel.
« Dans l’art de
perdre il n’est pas dur de passer maître,
Tant de choses
semblent si pleines d’envie
D’être perdues que
leur perte n’est pas un désastre. » Elisabeth Bishop
Il s’agit autour du sujet délicat des harkis, traité en
finesse, de remonter le temps, revisiter des pays,
suivre l’existence palpitante de trois générations depuis le grand- père devenu
un « jayah » (celui qui n’est plus dans le troupeau) qui ne peut
plus rien apporter à la famille, ne comprend plus son monde et que personne ne
comprend.
Plutôt que des coïncidences éclairantes, les silences, les
maladresses, laissent de la place pour les révélations.
« Si elle savait
qu’à la fin de l’été 56, son grand-père s’était trouvé ici, à quelques mètres à
peine de l’endroit où elle se tient, pris dans une pluie de verre, de plâtre,
de sang, elle contemplerait peut être la place avec avidité… »
Les formules frappantes, les observations acérées et légères,
les images poétiques, abondent, sans encombrer :
« Ce qu’on ne transmet pas se perd, c’est tout. Tu viens d’ici
mais ce n’est pas chez toi. »
« Autant chercher
les racines du brouillard. »
« On ne sait pas
ce qu’il vend et on ne sait pas ce qu’il gagne. Probablement rien, mais ça lui
prend tout son temps. »
« Elle lui
assure que tout va bien, qu’elle veut simplement parler. En s’entendant
prononcer ces mots, elle prend conscience de ce qu’ils ont de menaçant. C’est
la phrase qui précède les ruptures, c’est le mensonge du méchant dans les films
d’action pour qu’on lui ouvre la porte. »
« Chez la plupart
des gens, la colonne vertébrale ploie lentement avec les années et une sorte de
calme s’installe. »
« Je suis un
ex-suicidaire qui serait prêt à devenir immortel pour peu qu’on le menace tous
les jours, dit il »
En guise de résumé, ces paroles d’un des protagonistes,
extirpées par sa compagne, pourraient faire l’affaire:
« On était dans
un camp, on était derrière des barbelés, comme des bêtes nuisibles. Je ne sais plus combien de temps ça a duré.
C’était le royaume de la boue. Mes parents ont
dit merci.
Et puis après, ils
nous ont foutu dans la forêt,[…] Mes parents ont dit merci.
Ensuite, ils nous ont
envoyés dans une cité HLM de Basse-Normandie,
dans une ville où avant nous, je ne crois pas que qui que ce soit ait jamais vu
un arabe. Mes parents ont dit merci. »
Ou bien cette vision : « Annie en robe d’été qui court dans les
oliviers, sa peau dorée par le soleil, qui se tourne vers lui en souriant, en
criant son nom note suspendue quelques secondes puis qui enfle devient
stridente insupportable cris multiples hommes femmes hurlements déchirent la
gorge et les oliviers brûlent traits noirs contre le ciel odeur de pneu fondu
chair éclatée homme feu qui trébuche homme-fer tombé au sol sous les hués on
reviendra pour toi pour ton père on reviendra. »
La complexité est rendue avec clarté :
« Il voudrait
comme Gilles et François, des parents au mode vie identifiables et cohérents
qui peuvent être rejetés en bloc - mentalité paysanne, mentalité bourgeoise. Au
lieu de quoi il a hérité d’un père insaisissable, qu’il voudrait défendre mais
qui refuse d’être défendu. »
Et si hommes et femmes n’entrent pas forcément dans des
familles aussi typées que celle de la tristesse ou celle de la colère, j’aimerais
retenir cette façon de dire la fragilité du bonheur :
« vous vous
penchez et voyez que votre lacet est défait. »
Avec les années, on se rend compte que personne n'a une mode de vie identifiable, c'est que nous, nous avons envie de mettre des gens dans des modes de vie, pour pouvoir les mettre dans des boites, pour pouvoir bien les classifier.
RépondreSupprimerL'histoire des personnes, et les personnes tout court, résistent à ça...