samedi 30 novembre 2024

Arpenté. Alain Freudigeur.

Le titre exprimé au participe passé se révèle tout à fait juste tout au long de 138 pages précises et modestes. 
La géographie construit un homme en devenir. 
«… en découvrant mon environnement, je découvre que j’ai un corps, des sens, une pensée ; Avant de l’explorer, je n’étais rien ou pas grand-chose. J’explore ces frontières et je me crée un corps, encore partiel, une sensibilité, un être. » 
Le petit enfant grandit et la mémoire impressionnante de l’écrivain réveille chez le lecteur des souvenirs délicieux de genoux écorchés, quand pissenlits, papillons, vaches et champ de maïs constituent l’univers… et les copains.
 Il ne s’agit pas d’un exercice de plus de « je me souviens » mais d’une expansion du domaine de l’étonnement souriant.  
Dans les années 80, le fils de pasteur d’un village vaudois bénéficie entre quatre et sept ans d’une liberté qui pourrait sembler incroyable aujourd’hui alors qu’elle était naturelle à cette époque.
Jamais remis de mes délices d’enfant à l’écoute de Pagnol, je reste très sensible à la façon d’exprimer l’enfance. 
L’auteur suisse accompagne le développement du petit, ses découvertes avec beaucoup de justesse, du mécanisme de la pince à linge au mystère de la mort de Léon.   
« Je dois parler du sol. Car dans cette expérience et de ce souvenir ressort une autre chose très nette: dans la petite enfance, l’importance du sol, et de ce qu’on y voit, de ce qu’on y trouve, de ce qu’on y tâte, du pied ou de la main, est considérable. » 

vendredi 29 novembre 2024

Les yeux de Mona. Thomas Schlesser.

Chaque semaine, pendant un an, un grand père emmène sa petite fille au Louvre, à Orsay, à Beaubourg. 
Cette initiation à l’histoire de l’art au succès planétaire remet en mémoire « Le monde de Sophie » expliquant la philosophie. 
« Si je comprends, 
le tableau nous dit qu’une mère c’est sacré, c’est ce qu’il y a de plus important ;
 et il nous dit que devant une peinture, les couleurs comptent plus que ce qu’il peint. »
En tension depuis si longtemps ces deux conceptions entre la forme et le fond, la beauté et la vérité, cohabitent, se contredisent, nous passionnent.
Mis en appétit par une conférence de l’auteur, j’offrirai l’ouvrage à ma petite fille en lui conseillant d’aller d’abord vers des chapitres traitant de sujets familiers dont elle peut voir les 52 reproductions à l’intérieur de la jaquette.
Si j’ai apprécié la description des œuvres, les commentaires, les biographies, le rappel des contextes qui vont au-delà d’une célébration de la beauté dans toutes ses variantes, le fil narratif m’a paru parfois un peu artificiel et quelques digressions dispersent l’attention.
L’érudit Dadé respecte Mona qui va entrer en sixième en lui parlant comme à une adulte.
La candeur de la petite fait avancer la conversation avec plus d’efficacité que lorsqu’elle semble d’une maturité exceptionnelle.  
« Devant Le serment des Horace, j’ai ressenti quelque chose de froid.
Eh bien, j’ai évité de te le dire, mais ce tableau me fait un peu la même impression…
- Tu peux dire ce que tu veux. On ne doit jamais, devant une œuvre d’art, censurer ses sentiments ou taire ses réserves. Il faut au contraire s’y fier pour en chercher la cause. »
Les 480 pages généreuses font vivre des personnages positifs et chaque artiste se rappelle aux autres. 
« Elle se dit ensuite que Marcel Duchamp était à sa manière un magicien, 
parce qu’il offrait cette possibilité extraordinaire de tout métamorphoser en œuvre d’art.
La confusion qu’il opérait entre l’art et la vie la fit tressaillir ; c’était presque trop beau. »   
Se concentrer sur une touche de rouge à la surface d’une toile apprend à faire attention au monde, à ceux qui l’habitèrent et à ceux qui la peuplent aujourd’hui. 
« … disparus nos ainés ne nous demandent pas de nous conformer à ce qu’ils ont fait ;ils nous disent juste d’être digne de ce qu’ils furent. »

jeudi 28 novembre 2024

Chicago, la ville des vents. Benoît Dusart.

Le conférencier devant les amis du musée de Grenoble nous amène au delà de la « Skyline » de la troisième ville des Etats-Unis dans une agglomération de 10 millions d’habitants à cheval sur trois états du Middle West (Illinois, Indiana, Wisconsin).
Chicago est dans une situation remarquable avec l’axe Nord Sud du Mississipi  voisin, à mi-parcours entre Atlantique et Pacifique au bord du lac Michigan plus étendu que la Suisse.
En 1673,
les premiers blancs, Jacques Marquette, un jésuite et le commerçant Louis Jolliet   traversent la Chicago river.
« Jean Baptiste Pointe du Sable »
originaire de Saint Domingue y installe son commerce à la fin du XVIII° siècle.
La s
culpture commémorant « La bataille de Fort Dearborn » (1812) demeure en place, contrairement à d’autres statues  concernant la défaite des américains face aux amérindiens armés alors par les anglais. En 1820 la ville renait de ses cendres.
Des canaux se creusent dont l’un inverse le sens de la rivière.
Le chemin de fer s’installe avec une douzaine de gares rivales 
scarifiant la ville indépendante depuis 1833.
« Dans les années 1870, Chicago dominait trois pôles économiques majeurs : la région industrielle de la Manufacturing Belt « ceinture des usines » devenue La Rust Belt « ceinture de la rouille », la région agricole de la Corn Belt (« ceinture de maïs »), et la voie de transport fluvial des Grands Lacs. »
Les larges rues organisent un damier traversé d’allées secondaires.
L’école de Chicago, célèbre en architecture, existe aussi en sociologie pour expliquer la violence de la cité par la présence d’immenses abattoirs décrite dans « The Jungle »  de Upton Sinclair.
Le « Palmer House », premier hôtel offert à Bertha Honoré a été détruit 13 jours après son ouverture par le grand incendie en octobre 1871.
100 000 personnes se retrouvent sans abri.
La « Chicago Water Tower », le château d’eau, a résisté.
Mais les habitants de Chicago ne s’attardent pas sur le passé ; la ville reconstruite rapidement passe de 300 000 habitants à un million en 30 ans.
Le quartier central  du « Loop » doit son nom à la trajectoire en boucle du métro aérien construit en 1874.
Le « First Leiter Building », par William Le Baron Jenney, aux structures en fonte derrière  une façade non porteuse est éclairé par des fenêtres tri partites caractéristiques.
Son premier gratte-ciel à ossature d’acier « Le Home Insurance Building » mesurait 42 mètres de hauteur.
Le « Sullivan Center » du nom de son architecte s’agrémente d’une entrée métallique dont les motifs foisonnants s’inspirent de l’art nouveau. Son agence employa Frank Lloyd Wright que la concurrence voulut séduire par une offre de séjour de quatre ans en Europe, qu’il refusa.https://blog-de-guy.blogspot.com/2024/11/franck-lloyd-wright-benoit-dusart.html
Des progrès dans les fondations, l’ignifugation et dans les ascenseurs permettent la multiplication des constructions de grande hauteur parallèlement à une extension à l’horizontale dans les plaines voisines.
« Reliance Building »
.
La « Willis Tower » (442 mètres), un moment plus haut immeuble du monde a été dépassé depuis 1998 par  le One World Trade Center à New York.
Daniel Burnham
conçut  les plans de l'exposition universelle de 1893, surnommée « White City » pour la couleur des matériaux des bâtiments néo-classiques
tel le « musée des sciences et de l’industrie »  
et élabora un des premiers plans d’urbanisme. 
A la question : pourquoi Mies van der Rohe, architecte minimaliste, n’habitait pas les immeubles en verre « 860 et 880 » de Lake Shore Drive », il répondit qu’il ne pouvait pas y accrocher tous ses tableaux de Klee.  
Il a construit aussi le « Kluczynski Federal Building » devant lequel tranche un Calder.
Quel sera son avenir à côté de la « Trump tower » ( 98 étages) ?

Les électeurs de Chicago n’ont pas élu un seul maire républicain depuis William (Big Bill) Thompson, allié d’ « Al Capone », mais la ville de Martin Luther King est très divisée.
Les amateurs de basket qui ont adulé Michael Jordan des « Chicago bulls » ne fréquentent pas les amateurs de football américain ni ceux du base-ball. Les quartiers sont délimités par les communautés raciales.
Les Irlandais de la grande famine sont entrés en concurrence avec les Italiens délogés de leur quartier par un maire d’origine irlandaise pour construire un dynamique campus. 
Les Allemands, surtout installés à Milwaukee, ont animé les syndicats dans l’industrie de précision, les associations musicales et gymniques.
Les polonais se retrouvent autour des paroisses.   
Dans la ville composée de 80 communautés culturelles, 
le nombre de blancs, noirs et latinos s’équilibre.
Dans la ville d’Obama, les populations noires venues du Sud vers un mirage abolitionniste vont suppléer les soldats envoyés sur le front en 1916, mais c’est un exode dans l’autre sens qui s'opère ces dernières années à cause de la violence armée et du coût de la vie. 
 
«Tête nue, pelleter, démolir, planifier, construire, casser, reconstruire,
Sous la fumée, la poussière sur toute sa bouche, riant avec des dents blanches,
Sous le terrible fardeau du destin, rire comme un jeune homme rit
. »
 Carl Sandburg Chicago poems

mercredi 27 novembre 2024

La (nouvelle) ronde. Johanny Bert.

Dans cette revue des nouvelles pratiques sexuelles en milieu urbain, les marionnettes  s’envoient joyeusement en l’air, et le public voyeur, sans culpabilité d’un autre âge, de rire et sourire.
De « La Ronde » d’Arthur Schnitzler qui fit scandale à l’époque, reste l’emboitement de dix histoires qui finissent par se rejoindre. Les rencontres hétérosexuelles fin XIX° sont devenues une option parmi d’autres expériences bisexuelles, asexuelles, polyamoureuses…
Un gars transformé en fille finit par rencontrer une fille changée en garçon. 
Le dispositif est malin, la scénographie inventive, les marottes permettent toutes les audaces quand faire l’hélicoptère avec son sexe est pris au premier degré, et que le plaisir explose dans les toilettes d’une boîte de nuit. 
Cependant les pantins admirablement sculptés et manipulés avec finesse n’offrent ni la profondeur, ni le temps de parler véritablement d’amour.
Je me suis surpris à trouver démesurée la taille des acteurs oubliés dans leurs habits noirs quand ils dévoilent leurs visages au bout d’une heure quarante, tant mon œil s’était habitué au format des poupées. 
Le dialogue entre une marionnette et le réalisateur aux accents de ChatGPT apparaissant nu sur le tapis où défilent les décors des dix séquences est savoureux. Celui-ci ressemble une statue de Ron Mueck, inerte, échangeant son statut avec sa créature impérieuse. 

mardi 26 novembre 2024

Clémence en colère. Mirion Malle.

En dehors de l'attrait des couleurs vives entourées de traits nerveux qui rendent la lecture facile, ces 213 pages m’ont parues bien simplistes pour traiter de sujets d’autant plus graves qu’ils persistent.
Les hommes sont, sans distinction, des méchants : 
« Ceux qui nous ont fait ça, ça les arrange bien qu'on ait honte au lieu d'être en colère. »
L’héroïne principale rongée d’impuissance va apprendre à gérer sa rage à l’intérieur d’un groupe de parole, tout en vivant une histoire d’amour avec une danseuse qui va l’apaiser.
En dehors d’expressions québécoises qui entrelardent les dialogues (« reep » : sale type, « dude » : mec …), les mots qui ressassent les valeurs du collectif réduit à une communauté souffrante, paraissent dérisoires de la part de filles sans épaisseur qui ne font que bavarder.
La BD peut pourtant offrir des histoires d’amour de femmes entre elles bien plus intéressantes https://blog-de-guy.blogspot.com/2024/02/le-secret-de-la-force-surhumaine-alison.html

lundi 25 novembre 2024

Juré n°2. Clint Eastwood.

« Présomption de culpabilité » comme le dit l’hebdomadaire Marianne 
dans ce « film de procès » comme le caractérise tout le monde.
Qu'ajouter de plus après 500 000 spectateurs en première  semaine pour le 40 ° film du vénérable réalisateur ? 
« La justice n’est pas la vérité » : cette vérité traverse ce film de deux heures qui nous régale d’ambigüités, de dilemmes, de nuances,  d’équivoques, de choix difficiles.
Nous suivons un juré - coupable comme nous tous- avec toutes ses contradictions et ses faiblesses, en cours de rédemption. Il est peu probable cependant qu'un protagoniste d'un crime jugé se trouve dans le jury qui doit décider: «guilty or not», mais il s'agit d'une fable.
Une leçon américaine est rappelée consistant à offrir sa chance à chacun et à croire aux capacités d’un homme à changer. 
Il s'agit ici, d'accepter les silences qui condamnent les uns et en sauvent d’autres.
La justice est fragile, mais ces deux heures nous confortent dans notre méfiance des jugements hâtifs. Un bon film, salutaire.

samedi 23 novembre 2024

Histoire d’une fille de ferme & autres nouvelles. Guy de Maupassant.

Après avoir aperçu quelques versions télévisées à mes yeux ringardes, il vaut bien mieux la lecture ou la relecture pour un des plus grands, des plus riches de nos écrivains.
Chaque mot compte et aucun n’est de trop : cruel, magnifique, juste.
« On est gai sur la colline, mélancolique au bord des étangs, exalté lorsque le soleil se noie dans un océan de nuages sanglants et qu'il jette aux rivières des reflets rouges. 
Et, le soir, sous la lune qui passe au fond du ciel, on songe à mille choses singulières qui ne vous viendraient point à l'esprit sous la brûlante clarté du jour. »
Les scènes de la campagne normande dans leur rude vérité m’ont paru plus touchantes que les comédies des ministères dans « L’héritage ».
Au-delà de l’évocation d’un siècle disparu, c’est toute la condition humaine qui est puissamment représentée : 
« L'hiver s'écoula. Il fut long et rude. 
Puis le premier printemps fit repartir les germes ; et les paysans, de nouveau, comme des fourmis laborieuses, passèrent leurs jours dans les champs, travaillant de l'aurore à la nuit, sous la bise et sous les pluies, le long des sillons de terre brune qui enfantaient le pain des hommes. » 
 L’auteur du « Horla » peut servir d’exemple d’efficacité et de profondeur dans chacun de ses portraits : 
« Toine, en effet, était surprenant à voir, tant il était devenu épais et gros, rouge et soufflant. C’était un de ces êtres énormes sur qui la mort semble s’amuser, avec des ruses, des gaietés et des perfidies bouffonnes, rendant irrésistiblement comique son travail lent de destruction. Au lieu de se montrer comme elle fait chez les autres, la gueuse, de se montrer dans les cheveux blancs, dans la maigreur, dans les rides, dans l’affaissement croissant qui fait dire avec un frisson : « Bigre ! comme il a changé ! » elle prenait plaisir à l’engraisser, celui-là, à le faire monstrueux et drôle, à l’enluminer de rouge et de bleu, à le souffler, à lui donner l’apparence d’une santé surhumaine ; et les déformations qu’elle inflige à tous les êtres devenaient chez lui risibles, cocasses, divertissantes, au lieu d’être sinistres et pitoyables. » Essentiel.