Merci aux prescripteurs de jadis d’avoir mis tout en haut de
la liste des livres à lire ce chef- d’œuvre, dont je viens d’apprécier
cinquante ans après toute la force et les finesses.
Roman de la passion de l’argent pour le père Grandet et
celui d’un amour essentiellement imaginaire de sa fille pour son cousin.
« Les avares ne
croient pas à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion
jette une horrible clarté sur l’époque actuelle, où, plus qu’en aucun autre temps,
l’argent domine les lois, la politique et les mœurs. Institutions, livres,
hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d’une vie future sur
laquelle l’édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le
cercueil est une transition peu redoutée. L’avenir qui nous attendait par delà
le requiem, a été transposé dans le présent. »
L’avarice du « bonhomme » est aussi mythique que
celle d’Harpagon, son habileté diabolique lui a assuré une fortune colossale.
Des
dialogues succulents mettent en valeur un personnage de méchant plein de verve,
très moderne.
« - Faudra que
j’aille à la boucherie.
- Pas du tout ; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t’en laisseront pas chômer. Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre.
- C’est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ?
- Tu es bête, Nanon ! Ils mangent, comme tout le monde, ce qu’ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts ? Qu’est-ce donc que les successions ? »
- Pas du tout ; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t’en laisseront pas chômer. Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre.
- C’est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ?
- Tu es bête, Nanon ! Ils mangent, comme tout le monde, ce qu’ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts ? Qu’est-ce donc que les successions ? »
Condition féminine et servitude, Province/Paris,
spéculation, mobilité professionnelle et désillusions … la narration s’accélère
une fois le décor planté et que la psychologie des personnages se dévoile,
évolue.
Faut-il protester de la modernité du texte pour faire valoir
son plaisir de vieux lecteur, quand les descriptions littéraires ne sont plus à
la mode, alors qu’on se régale de films de trois heures et de séries en quatre
saisons ?
Des expressions
archaïques peuvent dire au plus près le moindre geste :
« Le père prit ses gants au bord
de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s’emmortaisant les doigts les uns dans
les autres, et sortit. »
La précision balzacienne vaut toutes les lunettes
immersives. Quel support peut mieux mettre en valeur la profondeur des
portraits de l’auteur de la comédie humaine dont la densité est palpable dans
une édition concentrée en 180 pages ?
« … ce peintre, amoureux d’un si rare
modèle, eut trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui
s’ignore ; il eut vu sous un front calme un monde d’amour ; et dans
la coupe des yeux, dans l’habitude des paupières, le je ne sais quoi
divin… »
De l’amour perdu naissent des images fortes :
« Le vaisseau sombrait sans laisser ni un
cordage, ni une planche sur le vaste océan des espérances ».
La vie est encore plus tragique lorsqu’elle se condense en
mots essentiels :
« Mes enfants,
disait madame Grandet, je ne regrette point la vie.
Dieu m’a protégée en me
faisant envisager avec joie la fin de mes misères. »