mercredi 31 janvier 2024

White out. Piergiorgio Milano.

Au moment du choix pour les spectacles à la MC2 dont le catalogue portait l’interrogation : « qu’est ce que c’est tout ce cirque ? » il était possible d’envisager des acrobaties inédites, qui sans atteindre à tous coups les sommets, n’ébranleraient pas la confiance que l’on porte à l’institution inaugurée par Malraux. 
Nous avions été gâtés aussi en danse contemporaine mariée au cirque, 
mais pendant une petite heure, cette évocation de la haute montagne et de ses conquérants tombe à plat : traversée interminable du plateau par trois alpinistes harassés trainant une boule à facettes, précédant la présence d’une tente Quechua d’où s’extirpe un homme en slip transi.
Il y aura bien quelques roulades derrière un rideau de vapeur mais les combinaisons engoncent les « danseurs ». Quand ils passent d’une reptation à l’horizontale pour mimer une escalade à la corde en macramé à la verticale, la moindre école de cirque pourrait proposer à ses stagiaires d’un été de présenter des figures bien plus spectaculaires en matière de tissus aériens.
La musique tragique interrompue parfois par celle crachotée par un poste de radio confirme la pertinence du titre : 
 « En alpinisme, le terme « White out » désigne la perte complète de points de repères due à des conditions météorologiques particulières : lorsque la neige et les nuages se confondent et créent une uniformité apparente rendant tout déplacement impossible. »

mardi 30 janvier 2024

Sapiens. Harari. Vandermeulen. Casanave.

Ce premier volume de 245 pages parmi trois productions en BD d’après « Une brève histoire de l’humanité » vendu à plus de 21 millions d’exemplaires traduit dans plus de 65 langues est passionnant.
Grâce à l’habileté du scénario, son humour, la modestie et la diversité des personnages intervenants, cette information sur la naissance de l’humanité devient accessible.
« Les humains sont des animaux, et tout ce qui s’est passé dans l’histoire est soumis aux lois de la physique, de la chimie et de la biologie ».
Les dessins un peu secs laissent la place aux dialogues essentiels agrémentés de trouvailles.
L’historien, passeur principal auprès de sa nièce, fait appel à un spécialiste de la communication, à une anthropologue, à une biologiste généticienne, un archéologue.
Lors du dernier chapitre, une policière les convoque en tant que profileurs avant le procès intenté à un couple de sapiens où un avocat relativise toutes les charges pesant sur eux, sur nous. 
« Nos sociétés humaines actuelles en savent beaucoup plus que les bandes de l'âge de pierre. Mais sur un plan individuel, en revanche, les fourrageurs de l'âge de pierre en savaient beaucoup plus que nous. » 
Sapiens aurait supplanté les autres espèces par ses capacités à coopérer et à sa faculté à croire en des choses imaginaires. 
« Les théories des chercheurs qui prétendent savoir ce qu’éprouvaient les fourrageurs en disent plus long sur leurs propres préjugés que sur les religions de l’âge de pierre. »
Cet ouvrage apporte un éclairage intéressant, qui m’a semblé nouveau, en présentant une évolution de l’humanité loin d’être linéaire, tout en faisant part souvent de plusieurs interprétations possibles quant aux découvertes toujours nouvelles sur notre passé. 
« L’absence de preuve n’est pas preuve de l’absence. »

lundi 29 janvier 2024

L'Innocence. Hirokazu Kore-eda.

Un des charmes du cinéma consiste à nous emmener dans des contrées singulières et de nous émouvoir avec des histoires universelles.
Les courbettes japonaises nous paraissent souvent étranges. Quand elles voisinent avec des attitudes respectueuses, elles peuvent aussi exprimer une violence inattendue.
L’enfance ici ou là est un moment bouleversant que le réalisateur prix du scénario à Cannes aborde dans toutes les ambigüités que promet le titre : l’« innocence ».
Si l’image du puzzle a été souvent évoquée  pour décrire le procédé de montage, je n’ai pas vu le moindre système énigmatique dans ce cheminement limpide de plus de deux heures.
A partir du quotidien d’une famille monoparentale où la bienveillance maternelle entre en conflit avec l’institution scolaire, la vérité se fait jour petit à petit, subtilement, clairement depuis trois points de vue qui déterminent la structure du film.
Des mots peuvent prendre des dimensions inattendues et blesser. Des personnages, des passions se révèlent, ponctués de moments d’émotion et de belles images tempétueuses rendant inquiétants les refuges les plus poétiques.  

samedi 27 janvier 2024

La péremption. Nicolas Fargues.

Ne pas se fier à la quatrième de couverture : « Assignée femme » mais plutôt à la première phrase du livre de 190 pages écrit par un écrivain, se mettant dans la peau d’une femme, alors que les écrivaines ne manquent pas: 
« Ce qui a de bien avec vous, Madame, c’est que vous donnez envie d’être vieille ».
Elle vient de prendre sa retraite de prof d’art plastique à 50 ans et si son écriture est pleine de verve, de lucidité désabusée, elle se refuse à intervenir tant auprès de ses élèves, de son fils, de ses ex, de sa mère, de son frère, de son nouvel amant qui la conduira au bord du lac Kivu au Congo.
Sa grande tolérance alimente tant de renoncements, se laissant si facilement prendre par « des ivresses sans fondement. » L’indifférence maquillée en bienveillance me semble dans cet air du temps maternant dont je connais la délicatesse bien que son hypocrite aveuglement agace. 
« Une raison de vivre, cela peut se délaisser pour mieux que ça : se laisser vivre. »
Le vieillissement devient pathétique lorsqu’il s’accroche aux modes tout en sachant leur vanité. 
« Il y a pire que notre splendeur d’antan qui pique l’égo : les éloges qui blessent. » 
J’ai aimé quelques nuances grammaticales signifiantes : 
« Qu’est ce qui t’a prise ? ça ne te va pas du tout. »
« Mais que te prend-il ? » 
La mise à distance épargne les grandes douleurs pendant que la lucidité, l’ironie font des bonheurs de lecture, nous donnant l’impression de ne pas être dupe, d’être un malin nous aussi :  
« Tu penses à cette phrase de Robert-Louis Stevenson, tellement citée et tellement reprise pour justifier tout et n’importe quoi qu’elle a fini par s’apparenter à un bibelot de boutique pour touristes : «  L’important, ce n’est pas la destination, c’est le voyage. » 
Avec tes mots à toi, cela reviendrait à prétendre qu’à défaut d’un avenir, tu es en train de te fabriquer de beaux souvenirs. »

vendredi 26 janvier 2024

Le plus grand menu du monde. Bill François.

Des pistaches de l’apéritif jusqu’au café, nous suivons le sommaire en forme de menu : 
de la salade composée jusqu’à la tarte au citron, nous remontons à la nuit des temps pour mieux connaître minéraux, végétaux et animaux présents sur nos tables. 
Le pistachier du jardin des plantes tient une place centrale dans ce livre pour gourmands.  
Guy Savoy a assuré la mise en bouche, la préface.
Difficile de ne pas dire je me suis « régalé », ce livre est « délicieux », tant le plaisir de la lecture rejoint le plaisir de manger et d’apprendre dans ces 268 pages instructives et « craquantes » de l’écrivain, biophysicien et naturaliste.
Au début je me demandais si c’était du « lard ou du cochon », tant les anecdotes me paraissaient farfelues et puis vérification faite: Frank Buckland, fils de l’excentrique britannique William Buckland, personnage récurrent de ce voyage culinaire dans le temps et l’espace a bien existé. Cet humaniste est époustouflant.
Et sont palpitantes les aventures du savant français nommé Poivre qui avait commencé une carrière de prêtre mais ne pouvant plus bénir après qu’un boulet de canon l’ait privé de son avant bras droit, arrive à acclimater en « Île de France » muscade et clous de girofle, exclusivités jusque là des hollandais.
Nous remontons à l’origine des mots : muscade a quelque chose à voir avec le musc et nous apprenons que parmi les saveurs, il convient d’ajouter l’umami (sauce soja).
Je n’ai rien compris aux molécules chirales, par contre la smoltification est exaltante : le métabolisme du saumon est bouleversé quand il passe de la mer à l’eau douce où il doit uriner constamment, alors qu’en mer il doit boire sans cesse pour rester hydraté. 
Histoire, vocabulaire, biologie : la tomate n’est plus chez nous « la plante de sorcières » depuis qu’elle est venue du Sud avec les premiers chanteurs de Marseillaise.
La poésie et l’humour rencontrent l’érudition la plus pointue, ainsi les yeux de la pomme de terre sont disposés harmonieusement pour « optimiser l’agencement de ses futures feuilles ». 
La diversité des processus qui ont amené la prospérité de certaines plantes est merveilleuse : la figue dévore la guêpe qu’elle vient de féconder. Mais le poulet jadis objet de vénération est devenu une monoculture. 
Un plaidoyer pour la biodiversité, tout en finesse et humour, court tout au long du livre, valorisant entre autres les combats menés depuis longtemps pour « la réglementation de la pêche commerciale, la dépollution ».

jeudi 25 janvier 2024

Créer jusqu’à en mourir. Serge Legat.

Le président des amis du musée de Grenoble, pour introduire la conférence du jour, rappelle que Georgette Agutte-Sembat peintre impressionniste,
« Le café dans le jardin », qui a donné son nom à un boulevard de la ville, s’est suicidée après la mort de son mari, 
en laissant un mot :  
« Voici douze heures qu’il est parti. Je suis en retard ».  
Comme Van Gogh ou De Staël, d’autres artistes ont accompli l’acte fatidique. 
« Le suicide ! Mais c'est la force de ceux qui n'en ont plus, c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des vaincus. »  
Guy de Maupassant
Giovanni Battista di Jacopo dit Rosso Fiorentino (roux et florentin), élève de Del Sarto 
fait le lien entre la France et l’Italie, passe de la Renaissance au « Maniérisme » qui pourtant signifiait « à la manière » des maîtres d’alors.
Le sac de Rome par les mercenaires de Charles Quint avait marqué la fin d’une ère humaniste. 
La « Déposition de Croix » aux mouvements convulsifs, aux couleurs rougeâtres, aux volumes anguleux a horreur du vide. 
Il décore pour François 1° la galerie du château de Fontainebleau où les stucs s’enroulent autour des peintures. 
Une « Piétà » dramatique peut évoquer sa fin tragique : un empoisonnement en 1540 après avoir accusé de vol un de ses amis. C’est ce que conte Vasari mais le témoignage peut être mis en doute, bien que l’auteur de « Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes » soit reconnu comme le père de l’histoire de l’art.
Franceso Borromini
, grand architecte du baroque aux façades mouvantes, en courbes et contre-courbes, rival Du Bernin, a connu faveurs et défaveurs de la part des papes. 
L’interprétation de cette rivalité est matérialisée pour les romains par les personnages de la fontaine du Bernin installée place Navone qui ne voudraient pas voir l'« Eglise Saint Agnès » de Borromini, un « libertinage architectural ». 
L’ « Église Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines » témoigne de ses talents. 
Mais en 1667, dépressif, se sentant déprécié, il se suicide en se jetant sur son épée.
Antoine-Jean Gros, favori de Joséphine Beauharnais, est le peintre de l’épopée napoléonienne : « Bonaparte au pont d’Arcole ».
Puis il se met au service de « Louis XVIII Roi de France et de Navarre », « Gros l’a peint ».
David lui confia son école,  mais il ne parvint pas à convaincre.
Tenté sur le plan stylistique par le romantisme. « Sapho à Leucate »
Bordier du Bignon reprend le geste de son prédecesseur  dans son hommage « Gros s'élançant dans l'éternité » pour marquer son émotion alors que le baron venait de se jeter dans la Seine en 1835 après le fiasco critique qu’il avait rencontré avec ses dernières toiles.
Ernst Kirchner s’est suicidé en 1938. « Autoportrait en malade »
En 1937, dans l’exposition par les nazis de 639 œuvres de
l’art « dégénéré » 32 tableaux portaient sa signature. 
« Trois baigneuses »  expressionnistes, aux formes anguleuses aux couleurs acides, projettent ses angoisses sur la toile.
A Dresde, il avait fondé « Die Brücke » (Le Pont) 
« Ce qui chez l'homme est grand, c'est d'être un pont et de n'être pas un but; ce que chez l'homme on peut aimer, c'est qu'il est un passage et un déclin » Nietzsche.
« Potsdamer Platz »
exprime à la fois sa fascination et sa répulsion envers Berlin.
François Le Moyne
, père spirituel du style Rococo, s’est jeté lui aussi sur son épée, alors qu’il venait de réaliser le plafond du « Salon d’Hercule » à Versailles qui lui avait valu tous les hommages.
« Il n’y a pas en Europe de plus vaste ouvrage de peinture que le plafond de Lemoyne et je ne sais s’il y en a de plus beaux. » 
Voltaire. 
 «Quatre muses»
« La race des gladiateurs n'est pas morte, tout artiste en est un. 
Il amuse le public avec ses agonies. » 
Gustave Flaubert.

mercredi 24 janvier 2024

One song. Miet Warlop.

Le spectacle pour une fois commence à l’heure et même avant que la salle ne s’éteigne comme c’est souvent l’usage cette année.
Une commentatrice, directrice de revue, inaudible et drôle, est installée dans des tribunes qui font face au public, bientôt rejointe par un groupe de supporters enjoués s’apprêtant à battre des mains pendant une heure. Elle présente les performeurs qui se saisissent l’un après l’autre de leurs instruments de musique : une violoniste monte sur sa poutre, le contrebassiste sera couché et sollicitera ses abdominaux, le clavier suspendu sur un espalier se joue depuis un tremplin, le batteur doit courir entre tous les éléments de sa batterie et le chanteur accumule les kilomètres sur son tapis roulant :
«  Sauve qui peut
Avant que tu crèves
Avant que je crève
Avant qu’on crève tous
Toc, toc, toc
Qui est là ?
C’est ton chagrin passé
Impossible
Comme au bon vieux temps
Tu sais
Le chagrin c’est un rocher
Dans ta tête
C’est dur, c’est âpre
C’est inexorable
C’est salé
Je le sens à cette goutte
Qui roule sur mon nez… »
Si je trouve souvent les textes des feuilles de salle prétentieux, j’ai apprécié la traduction de la chanson obsédante répétée pendant une heure : l’absurdité est une façon efficace de faire partager dans un sourire le tragique de la vie. 
Un pompom boy infatigable lui aussi entasse des plaques où sont inscrits quelques mots écrits blanc sur blanc «  Go », « Never », «  If », «  Stop »… comme autant de vestiges voués à la casse.
Contrairement à deux de mes comparses qui se sont  copieusement ennuyées, cette folie belge m’a bien plu.