jeudi 14 novembre 2019

Edgar Degas, l’intransigeant. Serge Legat.

En lien avec l’exposition « Degas à l'Opéra » au musée d’Orsay qui se tient jusqu’au 19 janvier 2020, le conférencier devant les amis du musée de Grenoble a mis en évidence quelques paradoxes de l’anar réac, un des fondateurs du groupe des impressionnistes, resté pourtant farouchement indépendant. « Autoportrait au gilet vert ».
Né en 1834 dans une famille de la « bonne » société parisienne, dont il fera disparaître l’intervalle aristocratique dans ses signatures, il ne persiste pas dans des études de droit et s’inscrit à l’atelier de Lamothe dont Ingres est la référence. Il fait des allers-retours entre Paris et l’Italie. Il peint son grand-père, figure tutélaire de la famille, banquier à Naples, « Hilaire Degas », dans le style de l’école de Lyon tableau de petite taille au cadrage serré, en intérieur, et pointe sous un beau traitement de la lumière, toute la force de son caractère.
Avec « La famille Bellelli », il développe cette finesse de l’observation quand l’oncle est relégué, les fillettes exprimant pour l’une l’indépendance et l’autre les promesses de soutenir une mère qui devra être internée. 
A ses débuts, ses modèles sont familiaux : sa sœur « Thérèse et Edmond  Morbilli », dont les visages s’imposent au dessus de vêtements audacieusement brossés, et ses frères qu‘il va voir à la Nouvelle Orléans où est née leur mère.
Dans Le Bureau de coton » ce sont les deux oisifs. Première œuvre à entrer dans une collection publique.
Lui, le misogyne, impose « Marie Cassat » dans le milieu impressionniste comme il défendra Berthe Morisot et Suzanne Valadon. 
« Le Vicomte Lepic et ses filles traversant la place de la Concorde », est cadré comme une photographie, technique qu’il pratique volontiers et dont il collectionne des tirages remarquables, comme les tableaux de Delacroix, Corot, Gauguin, Ingres qui lui conseille lors d’une rencontre de faire « des lignes et des lignes ». Il est de toutes les expositions impressionnistes, mais ne travaille que dans son atelier et garde le culte du dessin : « Le dessin n’est pas la forme mais la manière de voir la forme ». Il fréquente Monet, Pissarro, se lie d’amitié avec Gustave Moreau mais se brouille avec Manet parce que celui-ci a accepté la légion d’honneur. Depuis la mort de son père, il va avoir besoin vendre ses productions. Il se lance dans des séries :
- « Les repasseuses », où sur une toile sans apprêt, les corps sont confrontés à des postures difficiles. 
L’une d’elle n’est pas une travailleuse mais un modèle comme lors de la mise en scène de « L’absinthe ».
Le regard y circule depuis la mode des estampes japonaises de bas en haut et non plus d’avant en arrière, si bien qu’on en oublie que les tables sont dépourvues de pieds.
- «Chez la modiste », c’est très fréquenté : les femmes se devaient de ne pas sortir « en cheveux ».
- Les chevaux, sont souvent traités avant ou après la course. Pour « Le défilé » l’adjonction d’essence irise la peinture.
- Ses danseuses ne dansent pas souvent, sauf « L’étoile ». Les coulisses sont encore présentes, la vue est plongeante. L’homme en noir serait-il un amoureux, un souteneur, un protecteur ? Comme le jugeait Apollinaire, l’opéra était « le plus grand bordel ». 
Dans « L’attente », libérées de tout décor, les couleurs chantent et le contraste crie.
Le même modèle a servi dans différentes positions, ainsi que Rodin faisait ses « marcottages », dans « Les danseuses bleues ».
- Il simplifie encore les compositions avec, « Femme se coiffant »,
- ou « Femme au tub » aux perspectives multiples.
Quand sa vue se détériore, il se met à la sculpture qui doit en principe lui servir essentiellement d’aide pour ses tableaux. Le seul modèle de cire qu’il ait accepté de fondre fut « La petite danseuse » qui fit scandale car des éléments manufacturés étaient intégrés à l’œuvre : un ready made avant Duchamp !  Les épreuves en bronze sont donc posthumes.
Considéré en tant que maître des ballets, les interprétations les plus récentes voient une chorégraphie dans un des tableaux d’histoire de ses débuts « Petites filles spartiates provoquant des garçons ».
Lors de l’affaire Dreyfus, il est un virulent anti dreyfusard à l’instar d’autres artistes novateurs Renoir ou Cézanne alors que l ‘académique Jérôme dont la clientèle était anti sémite se retrouve du bon côté. Homme de toutes les contradictions, « le terrible monsieur Degas » avait le sens de la formule, lui qui avait libéré la construction en peinture, la couleur, et voyagé avec les impressionnistes auxquels il dira : « À vous, il faut la vie naturelle, à moi la vie factice. » Il gardera comme inscription sur sa tombe après sa mort en 1917 : « Il aimait beaucoup le dessin » lui qui  souhaitait : « être illustre et inconnu ».


mercredi 13 novembre 2019

Pourquoi l’Italie ?

Pour évoquer notre gourmandise jamais assouvie pour ce pays, lire cet article  avec en bouche la rouge amertume d'un Campari  et un  air de Lili Cub dans la tête.
« E va la nave va la douce vie
On s´en ira toute la vie danser le calypso en Italie
Et boire allegretto ma non troppo
Du Campari quand Paris est à l´eau »
Le passage de la frontière derrière ses rambardes qui bouchent le paysage est pourtant bien peu poétique. Mais le premier arrêt de hasard dans un village de la plaine nous fait retrouver d’emblée la jovialité transalpine avec notre premier expresso pris sous des fresques anciennes plus apaisantes que nos graffs ordinaires.
Cette année nous compléterons notre expérience de 2018
quand les montagnes se reflètent dans les lacs et que des villages charmants jouxtent d’étourdissantes  métropoles : la beauté dans les musées et dans les rues, la douceur de vivre, les appâts des pâtes, les lumières, des gites variés et des hôtes exceptionnels...
Nous avons saisi l’occasion de relire rapidement des épisodes de l’histoire qui nous relie pour s’amuser de ces gaulois qui furent dans la plaine du Pô très tôt, et dans les cols avec Hannibal, découvrir les images de Bonaparte qui vint avant nous aux îles Borromée, et compter nos compatriotes touristes aussi nombreux que les italiens chez nous.
Il convenait de s’extasier d’un colossal patrimoine et d’une si belle nature pour éviter de causer avec nos cousins des aléas de leur politique. Ils pourraient nous mettre dans l’embarras à nous interroger sur la mauvaise humeur coutumière de nos concitoyens.
A notre retour, dans « Le Monde des livres », se rappelaient les grimaces de l’histoire lorsqu’il est question d’un militant anarchiste, Camillo Berneri tué à Barcelone en 1937, et de ses textes choisis contre le fascisme :   
« L’une des audaces de Camillo Berneri est d’affronter cet aspect-là : Mussolini n’a pas subitement trahi ou viré de bord, non, il a simplement intensifié une mauvaise pulsion qui agitait également bien des militants socialistes ou communistes, et sur laquelle rares sont ceux qui ont ouvert les yeux. Néant culturel et surenchère bavarde, pragmatisme vulgaire et cabotinage insurrectionnel, insouciance autoritaire et féroce toupet, tous ces traits pouvaient déjà se repérer chez tant de vaillants « camarades » devenus farouches fascistes : « Ces hommes ont remplacé une carte d’adhésion par une autre, ont changé la couleur de leur cravate, leur style de vie et leurs arguments démagogiques, mais, au fond, ils sont restés les mêmes qui, dans les rues ou les théâtres, déchaînent des délires subversifs, avec leurs manèges, leurs feux d’artifice et leurs idées de marchands forains », constate Camillo Berneri dans un article ­consacré à la démagogie oratoire. »
Si loin, si proches, dans l’espace et dans le temps, je ne vais pas broder plus longtemps sur les voyages qui font oublier et qui rapprochent, notre Diésel étant quand même plus discret qu’un 737.

mardi 12 novembre 2019

Les Rigoles. Brecht Evens.

Ce pavé coloré de 300 pages à l’inventivité débordante décrit l’univers nocturne des fêtards.
Il y a bien une rue des Rigoles à Paris mais la nuit transfigure tout et le talent du peintre ajoutant quelques arabesques, emmène le lecteur au pays des vapeurs et des couleurs.
Des individus s’agitent, dépriment, causent, n’écoutent qu’eux-mêmes, saoulés de vodka et de bruit pour conjurer le silence et le noir.
Le travail à l’aquarelle est impressionnant, les dialogues bien saisis, mais cette virtuosité ne rend pas la lecture plus facile.
J’ai été fasciné par les formes du récit  très « arty » dans un monde déglingué où la tisane ne guérit pas des drogues mais je suis resté indifférent  au sort d’un noctambule qui va bientôt déménager pour Berlin et d’une allumée suivie par une sœur protectrice.
Dans le fond - d’un  verre - rien de neuf au pays de l’ennui et des vanités même rebaptisé :
« Dans la plus belle ville du plus beau pays, princes et princesses d'Europe sont en quête d'émerveillement, de salut et de gloire. »

lundi 11 novembre 2019

Le Traître. Marco Bellochio.

Des critiques ont parlé de Shakespeare pour une dramaturgie qui va chercher vers la mythologie et de la Commedia del arte pour le barouf pathétique des mafieux inculpés grâce à  Tommaso Buscetta qui avait parlé. Le mafieux avait récusé le terme de « repenti » préférant celui d’ « homme d’honneur » rejouant de valeurs oubliées de Cosa Nostra.
Le trafiquant, assassin, n’est pas un enfant de chœur mais sa connaissance du Milieu au cours de conversations avec le juge Falcone lui ont demandé un courage exceptionnel et à l’état italien des moyens colossaux pour inculper 350 mafiosi et assurer la protection de sa famille. C’est bien de famille dont il s’agit après le meurtre de ses fils et que la fidélité, les silences sont remis en question. C’est la fin d’un monde rural, mais pas la fin du mal. L’omerta est une loi qui s’étend bien au-delà de la Sicile, ainsi que la haine qui voit des hommes fêter la mort de Falcone ou lorsqu’elle s’exprime dans des insultes qui accompagnent les interventions de Buscetta au Maxi-procès de Palerme en 1986.
Bien que la séance dure plus de deux heures, les suites de ce procès ne sont pas traitées. Elles pourraient également faire l’objet d’un autre film qui ne manquerait pas d’être ahurissant.
Cette histoire d’un individu confronté à un groupe ô combien nocif n’est pas exotique, elle offre un film palpitant tant la remarquable interprétation de Pierfrancesco Favino nous laisse à méditer sur l’âme humaine. Depuis l’œuvre précédente de l’octogénaire à la modernité épatante http://blog-de-guy.blogspot.com/2017/01/fais-de-beaux-reves-marco-bellochio.html ses lunettes noires ont varié leurs nuances.  

dimanche 10 novembre 2019

Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner. C. Citti. J.L. Martinelli.

Il y a plus de 10 ans Jean Louis Martinelli nous avait emmenés dans un hôpital psychiatrique. http://blog-de-guy.blogspot.com/2008/11/kliniken.html
Dans la pièce de cette année, ce n’est pas moins de déraison, de violence qui sont mises en scène pour représenter la vie dans un foyer qui reçoit en urgence des mineurs. Les acteurs sont crédibles et la représentation ponctuée de brèves chorégraphies boxées est intéressante.   
Mais après cette heure et demie, je goûte au retour les silences de Christian Bobin choisissant ses mots sur France Culture, pour souligner le complet décalage avec ces jeunes de banlieue exacerbant une violence reçue et restituée.
«Les gens comme toi, des blancs, ils viennent jamais dans ce coin»
Je suis à côté de la plaque comme les éducateurs présentés pourtant d’une façon quelque peu appuyée :
« Quel est ton projet de vie ? » demandent-ils entre une provocation et une bouffée de violence douloureuse.
La hargne se déchainant contre ceux qui sont là pour les aider, donne certes du rythme à la pièce, mais elle est intimidante et laisse peu d’espoir quant à l’avenir de ces ados.
«T’as pas de travail, c’est pour ça que tu viens ici».
La comédienne venue avec un projet de théâtre ne le mènera pas à bout, elle est notre représentante sur le plateau et ne peut qu’observer.
« Tu es venue avec un gâteau pour nous acheter »
Le propos est vraiment sans angélisme mais si la tirade finale autour du verbe « être » m’a parue quelque peu déclamatoire, je me suis dit que bien des mots du rap, qui plaisent tant, étaient souvent démesurés, comme ceux repris dans le titre qui doivent signifier le contraire de ce qu’ils disent. C’est pas gagné ! 

samedi 9 novembre 2019

Fair-play. Tove Jansson.

Le début est prometteur :
« Joanna avait un tempérament heureux. Tous les matins, elle voyait  se dévoiler devant elle une nouvelle vie immaculée, rarement assombrie par les soucis et les erreurs de la veille »
Et la conclusion pudique et révélatrice :
« Marie l’écouta à peine. Une idée audacieuse était en train de prendre forme dans son esprit : celle d'une solitude, rien qu'à elle, paisible et pleine de possibilités. Une fantaisie qu'on peut se permettre quand on a le bonheur d'être aimé. »
Entre les deux, 160 pages pour évoquer la cohabitation bavarde mais peu palpitante de deux artistes sur une île au large d'Helsinki: la fantaisie est légère, la lecture pas désagréable repose des tonitruantes sagas ou des tortueuses chroniques mais s’évaporera vite.

vendredi 8 novembre 2019

Prudences.

L’écriture devient hors du coup en ces temps succincts, elle prend du temps, s’expose aux jugements différés. Mais comme elle est jolie la citation de Robert Sabatier :
« Lorsque la mémoire était la seule écriture, l'homme chantait.
Lorsque l'écriture naquit, il baissa la voix.
Lorsque tout fut mis en chiffres, il se tut. »
Ce grimoire électronique personnel que vous croisez, me fournit un refuge pour douter à loisir, et me permet d'essayer de moins intervenir dans les discussions de vive voix. A l’oral, terrain des certitudes, je continue cependant à marquer mes désaccords avec les abstentionnistes par exemple.
Même si c’est le ressentiment qui peut faire gagner une élection, il n’y a pas d’autre issue démocratique que la légitimation par le vote. 
Pourtant avec tous ceux qui contestent sans cesse le verdict des urnes ça commence à faire du monde, un monde à l’horizon bouché comme le ciel de New Delhi, quand les inquiets à propos du devenir de la planète rencontrent dans les cortèges les frénétiques du « toujours plus », les opposants au nucléaire et ceux qui sont contre les éoliennes, les adversaires de la mondialisation qui vivent de l’exportation et les réformateurs qui ne veulent pas de réforme…
Les porteurs de couteaux, incendiaires et autres profanateurs prennent la suite sur nos écrans qui masquent, au creux de nos mains, nos lignes de vie.
Pour avoir trop tendance à aimer tirer des considérations générales à allure politique, nimbant de grands mots quelques anecdotes, j’aime mettre en avant mes incertitudes.
Je ne me sens guère la capacité de disserter à propos de la Catalogne quand je ne savais que penser de celui qui me coinçait à un rond-point. Même sur le terrain de l’école qui me fut familier, je ne m’avance plus trop face aux attaques contre la laïcité, hésitant quant à mes fondamentaux.
La mère d’une victime de Mohamed Mehra  qui milite dans les écoles contre les fanatiques religieux a la tête couverte, mais qui peut dire «  le voile est souhaitable » juste pour contredire Blanquer lorsqu’il avait  avancé : «  le voile n’est pas souhaitable dans notre société » ?
Sylviane Agacinski ne peut s’exprimer dans une université : la maigreur des indignations est préoccupante.
Les Lumières combattaient les superstitions, lesquelles ont gagné ?
Dieu est mort pour certains, mais le diable a de belles nuits devant lui, au moment où les mensonges se nomment vérités alternatives et que la distinction du bien et du mal ayant déserté les préaux va se chercher dans quelque désert syrien.
« Le Gorafi » est devenu une référence plus familière que « Le Monde » et le « n’importe quoi » plus sympathique que la complexité.
Le roi  nu, n’est pas ragoutant et rappeler le montant de la dette publique bien peu agréable à entendre. 
« Un mensonge qui fait l'affaire vaut mieux qu'une vérité qui l'embrouille. »
Le proverbe est persan, si Trump le savait ! Mais ses « fake » n’ont même pas besoin de faire l’affaire.
Depuis que Capet a perdu la tête, beaucoup se sentent roi, confondant les faits avec leur opinion. Libres disent-ils, tout en ne sachant pas se confronter avec ceux qui ne seraient pas de leur avis : d’où les niches, les ghettos. 
Le sentiment d’insécurité se confondait avec l’insécurité, mais le sentiment d’être une victime devient tellement massif que l’on ne sait plus voir les vraies victimes.
.....
Dessin de "Courrier international"  de Cau Gomez Brésil