lundi 15 septembre 2025

Ciudad sin Sueño. Guillermo Galoe.

« La ville sans sommeil » joue de la fiction et du documentaire, après un travail de longue haleine avec les habitants dans le plus grand bidonville d’Europe proche de Madrid.
La misère est moins pénible au soleil, avec de jeunes gitans ajoutant des couleurs vives à leur histoire lorsqu’ils produisent eux mêmes des images, au milieu des rebuts de notre société de consommation.
Il serait indécent depuis nos canapés cinéphiles d’envier ou de louer tant de vitalité, de liberté de ces enfants qui appelleraient plutôt l’intervention d’assistantes sociales. Mais quel plaisir de partager leurs moments de joie explosive, à toute vitesse, en toute urgence !
Au moment de quitter des lieux en ruine pour vivre dans des appartements avec l’eau et l’électricité, les dilemmes sont rudes comme dans « Le gône de Chaaba ».
Ces bannis, aimant pourtant vivre à l’écart, perdront la chaleur des solidarités et la complicité du grand-père et de son petit fils sera cassée. Le film d’une heure et demie se clôt sur une porte ouverte vers une course éperdue, dangereuse, trépidante, belle, insolente, vitale. 

samedi 13 septembre 2025

Ces fleuves qui coulent en nous. Erik Orsenna.

Beau titre pour une exploration de notre corps où la poésie rend la science aimable.
L’académicien illustre parfaitement la formule de Bachelard : 
« Qui enseigne est enseigné, qui est enseigné enseigne », agréablement. 
Devant notre merveilleuse machinerie, il convient de revenir aux fondamentaux. 
« Les relations entre l’intestin et le cerveau font intervenir les mêmes acteurs que le commerce planétaire. D’abord, la mer, sur laquelle passe comme tu sais, 80% des échanges. Dans notre corps, ce liquide est le sang. Y circulent des « cargos » : le cargo du cholestérol, le cargo des glucides, le cargo plein d’hormones… Cette flotte n’arrête pas de monter du ventre vers la tête. » 
Le souvenir d’« Il était une fois la vie », série télévisée destinée aux scolaires, dans laquelle les virus étaient personnifiés, peut être convoqué tant l’habileté de l’écrivain permet de mieux appréhender la complexité et nous conduire vers des réflexions profondes.
L’évocation des légendes indiennes ou japonaises, la sagesse des chercheurs antiques, leurs erreurs, excusent nos ignorances et stimulent la curiosité. 
Hildegarde de Bingen tient une place de choix dans ce rappel de l’histoire des sciences.
La découverte des sources du Nil par Burton ne s’est pas faite en un jour : 
« Oui, vive ce fou curieux né à Torquay deux jours avant la venue du printemps 1821 ! Il prouve en était-il besoin ?, que ces fleuves qui coulent en nous ne sont pas faits que d’eau mais aussi de mots et d’émois, d’histoires grandes et petites, de vérités avérées comme autant de songes improbables, de légendes et de mélodies. » 
Plutôt que de livrer une bibliographie plantureuse, Orsenna nous promène en 200 pages dans les rues de Paris pour aller d’un infectiologue à un spécialiste de l’autisme ou une familière des moustiques, en notant au passage quelques bonnes adresses de restaurants.
Il voit Robert Hue en tant qu'ancien rocker- judoka, qui a créé une ONG pour lutter contre la drépanocytose, la plus fréquente des maladies génétiques, née de la mutation d’un gène codant l’hémoglobine (80 % en Afrique et 15 % en Inde) : 260 000 décès d’enfants en bas âge.
L’écrivain compare cette maladie à l’embâcle quand les troncs s’accumulaient dans les rivières canadiennes, et que les draveurs couraient sur les radeaux mouvants. 
« ça commence au fond du lac Brûlé, 
Alentour du huit ou dix de mai. 
La mort à longues manches,
Vêtue d'écume blanche,
Fait rouler le billot
Pour que tombe Sylvio. »
 
Félix Leclerc
En partageant son gai savoir, l’ambassadeur de l’Institut Pasteur remercie la vie.

vendredi 12 septembre 2025

Colonisations. Front populaire.

La revue de Michel Onfray fournit une matière riche à un débat souvent escamoté sous des positions sommaires et irréconciliables où « repentance », « indépendance » dansent et que « soumission » et « insurrection » font impression.
Le philosophe a le sens de la formule et porte le fer dans la plaie lors de son édito traitant des empires.  
«  La France ne sait pas démanteler un point de deal à saint Ouen […] mais elle a la prétention de croire qu’elle pourrait entrer frontalement en guerre contre Moscou. »
Si la dénonciation des faiblesses de l’Europe est davantage documentée que des propositions de la part des souverainistes, les dernières lignes de la livraison de ces vacances 2025 à propos  de «  Vendredi ou les limbes du Pacifique » de Michel Tournier laissent une impression raisonnable et sensible.  
« … au lecteur de repenser, à la lumière de cet hymne à l’univers, érotique et solaire, les codes et les critères qui sont les siens, dans notre monde civilisé. » 
Une bibliographie claire, « Au temps des colonies », caractérise Fanon, Césaire, Senghor, Glissant dans leurs apports divers, mais aussi Gide, Conrad, Vuillard, Daoud… dont des citations vont enrichir divers articles de ces 160 pages copieuses traitant
- de la « rente mémorielle » algérienne,
- de l’instrumentalisation anti-coloniale et anti-raciste aux racines de l’antisionisme,
- mais aussi de la colonisation des esprits avec les partis pris de Wikipédia
- et l’emprise numérique en général
- ou lorsque le marché infiltre l’Etat.
Montaigne a sa place dans la généalogie de l’idée décoloniale :  
« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » 
Quelques mises au point sont nécessaires pour infirmer l’idée que la colonisation serait un projet spécifiquement européen et essayer de clarifier la notion d’ingérence. 
« Sur le plan commercial, ce sont les acteurs privés qui se sont enrichis véritablement. »
Les affects ne sont pas oubliés et la question se pose : «  L’histoire est-elle morale ? ».
La description de l’évolution de l’idée de décolonisation des années 50 à nos jours est stimulante en mettant en cause l’idée d’un universalisme européocentré porteur par ailleurs des idées d’émancipation.
Avec le recul des raisons cachées se révèlent: 
« De Gaulle veut passer l’éponge, amnésie, amnistie, coopération […] est-ce la contrepartie de la jouissance de droits pétroliers et stratégiques négociés au Sahara pour quelques années ? »  
Hors de la thématique centrale, la revue trimestrielle participe aux débats tendances du moment à propos de l’héritage, de la GPA, des ZFE, des retraites… des terroirs à réenraciner et développer technologiquement… avec des recommandations d’autres lectures dont un alléchant : « Face à l’obscurantisme woke » visant à « déconstruire la déconstruction ».

jeudi 11 septembre 2025

Poitiers # 4

Une fois désaltérés et retapés, nous nous consacrons sans accompagnateur à la très ancienne Eglise Notre-Dame-la-Grande.
Commencée au Xème siècle, agrandie et transformée au XII
ème , elle constitue un bijou de l’art roman. Deux tourelles surmontées de toits pointus en écailles encadrent une façade remarquablement ornée. Au-dessus des trois arcs en plein cintre  dont les voussures sont parcourues de sculptures décoratives, apparait une frise.
Elle raconte  des scènes bibliques,
allant d’Adam et Eve
à la naissance du Christ et son bain assuré par deux sages-femmes,
au dessus de la frise, les statues des 12 apôtres et de deux évêques se détachent dans des arcatures sur 2 niveaux réparties également de chaque côté du vitrail.
Et au-dessus des arcatures, le Christ dans sa mandorle domine du fronton/pinacle plus sobre exempt de toute autre représentation.
Si la façade aujourd’hui met en valeur la pierre claire, quelques traces de peintures très estompées, encore visibles dans l’épisode de l’annonciation, rappellent que des couleurs chatoyantes la  recouvraient entièrement au moyen âge.
Enfin, Le bestiaire sur les chapiteaux
(ex : deux éléphants qui s’affrontent) les rinceaux et les modillons confirment  l’appartenance à l’art roman.L’intérieur nous déçoit après la richesse affichée à l’extérieur. Très sombre, à cause du manque d’ouvertures voulu au moyen âge afin de mieux défendre les églises, il se compose d’une grande nef voûtée en berceau, sans transept, d’un chœur contourné par un déambulatoire, et de chapelles latérales. Plusieurs époques ont  laissé  leur empreinte.
L’art gothique flamboyant s’invite dans la chapelle Saint Anne au travers d’un bel enfeu en pierre inspiré par une mise au tombeau, sans doute récupéré dans une ancienne abbaye.
Au  XIXème  siècle, à la demande du curé, un architecte  imagina  de repeindre les piliers des parois et des voûtes avec des motifs géométriques ou répétitifs selon l’idée que son époque se faisait du moyen âge.
Les seules fresques d’origine, placées au-dessus du chœur, s’effacent inexorablement malgré une restauration effectuée au XIXème  et heureusement qu’un panneau nous  informe sur ce qu’on devrait y voir. Quant aux voûtes, elles disparaissent derrière des filets de protection le temps que les spécialistes étudient comment les restaurer de façon pérenne sans les dénaturer. 
Si le temps a joué un grand rôle dans ces dégradations, certaines restent imputées aux méfaits des protestants.
En attendant 21h30 pour assister au son et lumière projeté sur Notre Dame,  nous tournicotons encore un peu dans les rues, jusqu’à l’hôtel Beaucé qui se caractérise par une  belle façade Renaissance incluant  une tour escalier.
Puis nous patientons devant un verre place Maréchal Leclerc, ex place d’Armes, suffisamment vaste pour accueillir des défilés.
A peine la nuit tombée, nous assistons au spectacle, au milieu d’un  nombre raisonnable  de curieux.
Il dure environ 5 minutes,  jouant des lumières colorées pour souligner l’architecture et les sculptures, et pour mieux se rapprocher de leurs apparences au moyen âge.
Quelques remarques sur Poitiers :
Ville écolo, sans ostentation certes mais qui ne met pas assez en valeur ses passages publics,  des maisons de caractère cachées derrière des revêtements crépis et surtout, …les toilettes… publiques…. une horreur ! ou même celles de certains bars, elles  donnent une image de la France peu flatteuse aux touristes.

mercredi 10 septembre 2025

Les rencontres de la photographie. Arles 2025.

Encore cette année, les photographes gratteurs de mémoire nous amènent à partager des récits singuliers. 
Ainsi, Raphaëlle Peria retravaille des images d’un voyage sur le canal du Midi prises lorsqu’elle était enfant.
La poésie de Jean Michel André offre une issue à la difficulté de nommer l’indicible, lorsqu’il confronte ses productions à son souvenir de rescapé d’une tuerie où il avait perdu ses parents en 1983.
Diane Markosian
a retrouvé son père,
alors que Camille Levèque interroge la place des hommes d’une façon plus générale.
Keisha Scarville
est inspirée par les vêtements portés par sa mère disparue.
Dans l’ « éloge de la photographie anonyme », l’intensité, l’originalité de certaines propositions marquent davantage que d’autres banales photos prises entre copines enrobées dans le genre baratins déconstruits qu’adorent tant les commissaires transversaux et inclusifs.e.
Jia Yu
témoigne des évolutions de la vie des bergers tibétains en saisissant leurs réactions à la vue de photographies du temps d'avant les téléphones portables. 
Les lumineux portraits intimes de Nan Goldin se réfèrent avec évidence à l’histoire de l’art, 
à la mythologie.
Comme un condensé de la diversité offerte par les rencontres, autour de l’icône Yves Saint Laurent, nous révisons ce qui distingue les plus grands photographes.
Le moderniste collectif brésilien Foto Cine Clube Bandeirante a apporté entre 1939 et 1964 des compositions fortes. 
Certains clichés de Letizia Battaglia, la Palermitaine, servirent à la justice qui a perdu beaucoup de ses héros dans la lutte contre la mafia.
Alors le monde de Louis Stettner, moins dramatique, parait plus anodin.
Par contre les couleurs acidulées de Kourtney Roy réveillent.
L’univers spirituel de Beatrice Helg ne s’appréhende pas facilement mais laisse place à de beaux silences.
Dans les galeries humides des
« Cryptoportiques », les structures de Batia Suter prennent une dimension mystérieuse.
Si les Premières Nations d’Amérique latine et d’Australie, « On Contry », ont été mises en valeur,
les « Sortilèges » interrogent la raison en Suisse, en Suède, en Afrique, au Portugal, chez les gitans, à Taïwan…
Dans le jardin d’été nous avons tourné le dos aux panneaux des camions japonais customisés.
Après tant d’images, nous avons rajouté une couche d’actualité des vingt dernières années avec « Mes yeux, objets patients » aux « Douches municipales » comme si le « Best off » de l’ancien collège Mistral, la mise en lumière de jeunes talents et autres prix de fondations diverses ne nous avait pas rassasiés.

mardi 9 septembre 2025

La ferme des animaux. L’Hermenier Labourot &Parada.

Elevé aux morceaux choisis, il m’arrive d’aller au plus vite pour aborder des phares littéraires, telle la dystopie d’Orwell dont est inspirée cette BD de 54 pages complétée par un dossier pédagogique.
La fable mettant en scène l’évolution d’une prise du pouvoir par des animaux avec des cochons à leur tête n’est pas destinée qu’aux enfants. Tant d’adultes parmi les plus informés n’ont pas tiré les leçons des dérives totalitaires de régimes socialistes promettant l’égalité.
Un des mérites de cette version colorée, dynamique, est de mettre en évidence les processus d’endoctrinement des plus sommaires, favorisés par les falsifications du passé: 
« Quatre pattes, oui ! Deux pattes, non! ». 
Les opposants disparaissent, un dictateur s’installe. 
Le cheval stakhanoviste se tue au travail :« Napoléon ne se trompe jamais ».   
Et toujours l’utopie de lendemains prospères à venir pour faire admettre les sacrifices présents. 
Tout est écrit dès 1945.Les préceptes des débuts de la révolution sont aménagés :
« Aucun animal ne boira d'alcool à l'excès ;
Aucun animal ne tuera un autre animal sans raison valable.
Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres. » 
La ferme reprendra son ancienne dénomination : « Ferme du Manoir ».

lundi 8 septembre 2025

Une famille normale. Hur Jin-ho.

Pris par le dilemme de savoir ce que j’aurais fait en de telles circonstances lorsque jouent les liens de famille, j’avais laissé de côté la problématique relevée par plusieurs critiques qui relient cette fiction à la célèbre série traitant de la distance des adultes d’aujourd’hui avec les adolescents.
Inspiré par le roman « Le dîner » de l'écrivain néerlandais Herman Koc, ce film coréen explore avec brio un sujet universel dans lequel jouent caméra de surveillance omniscientes et téléphones portables couvrant les silences.
Nous retrouvons l’impassibilité apparente des asiatiques qui laisse la place aux transferts d’émotion et la finesse du cinéma de ces pays pour traiter de la famille.
Deux frères, un gentil chirurgien moins riche que son ainé avocat remarié à une plus jeune femme se retrouvent autour d’une bonne table, mais les vins d’exception ne masquent pas les tensions. 
Au-delà des jalousies, des choix de vie différents, des décisions à prendre concernant le placement de leur maman, un acte très lourd de conséquence de leurs adolescents va foudroyer leurs foyers. Et là s’exacerbent les questions autour de la responsabilité, de la vérité, de l’honnêteté en un thriller passionnant où les personnages joués avec intensité, surprennent.