samedi 18 juin 2016

Je ne me souviens pas. Mathieu Lindon.

Le souvenir vague de Perrec, auteur de « Je me souviens », prolongé par quelques imitateurs de magazines, allait-il consoler les béances de ma mémoire tracassée ?
La proposition était tentante.
Bien qu’une seule phrase des « Antimémoires » de Malraux depuis un champ lexical voisin, situe le glorieux ancêtre dans une autre cour : 
« L'orgueilleuse honte de Rousseau ne détruit pas la pitoyable honte de Jean-Jacques, mais elle lui apporte une promesse d'immortalité. »
A travers ce portrait, en creux, l’oubli des autres, m’a paru trop explicite pour attirer ma sympathie.
« Si la vie est une drogue, je garde mes distances avec le produit, je consomme avec modération. Entre la coupe et les lèvres, il y a de la place pour la réticence. »
Bien que  s’appliquant à la contrarier, l’élégance de l’écriture du chroniqueur littéraire de Libération vient parfois amoindrir une sincérité qui pourrait toucher.
Quelques séquences donnent à réfléchir :
« Exagérer c’est faire comprendre la vérité ou le mensonge ? »
 Mais fallait-il tant d’anodines remarques pour les mettre en valeur ?
« Je ne me souviens pas d’avoir aboyé  quand on me traitait comme un chien »
Placé  derrière un épigraphe de Victor Hugo :
«  Celui dont le flanc saigne a meilleure mémoire »
Ces 150 pages manquent justement de chair pour ne pas paraître comme un exercice de style agréable à lire, mais oubliable.

vendredi 17 juin 2016

Comprendre le malheur français. Marcel Gauchet.

Le village en couverture du livre est couvert de nuages. Nous sommes loin de 81 quand une icône à clocher de la campagne de Mitterrand figurait sur un fond bleu. Cet essai de 370 pages murmure à  mes oreilles couchées par l’inquiétude, avec le mot « malheur » pour appeler, excessif, fidèle pourtant au sentiment que se complaisent à renvoyer nombre de nos compatriotes.
La clarté de l’expression favorisée par la forme de dialogue avec un journaliste de Marianne et un chercheur du CNRS permet d’avancer dans la compréhension de cette dépression française. De surcroît, je me retrouve dans cet essai en terrain rassurant avec la laïcité rappelée comme valeur inaliénable. Tout en admettant que je n’avais pas envisagé une telle importance du rôle de la religion dans les processus historique, ni que le général De Gaulle fut dans la durée aussi exceptionnel :
« En mettant ensemble l’autorité de l’Etat et la légitimité démocratique, l’incarnation monarchique et l’impersonnalité républicaine, le dynamisme économique et l’identité historique du pays, les bourgeois et les prolétaires. »
Notre universalisme, depuis 89, événement majeur dans la formation de notre nation, s’est perdu dans la mondialisation.
La sévérité de l’historien philosophe à l’égard de la construction européenne prônée depuis un moment comme substitut au socialisme, m’amène à réviser quelque naïveté. Au moment où la réconciliation avec l’Allemagne n’était pas acquise, le projet du « marchand de Cognac », Jean Monnet, visait à : « en finir avec l’Etat jacobin à la française en le contournant, disperser les pouvoirs, retrouver les vraies communautés, favoriser un style de gouvernement paternaliste où les gens éclairés prennent pour eux à la bonne distance des passions et des pressions populaires, les décisions qui s’imposent pour le bien commun. » 
Quant à aujourd’hui, alors que l’économie a supplanté le politique:
« On ne peut parler de l’Europe qu’au nom des objectifs que nous lui assignons. L’épreuve de la réalité n’a pas de place dans le discours sur elle »
Aimant les paradoxes, j’apprécie la formule qui relève  cette « ruse de la raison » :
« Mitterrand aura été le président par lequel sera passée la libéralisation de la société française que Giscard aura échoué à opérer »
Et cette façon de gouverner qu’on redécouvre à chaque fois :
«… l’axiome qui guide notre classe gouvernante : il vaut mieux ne pas affoler les français en leur décrivant sans fard la mutation à laquelle ils sont condamnés. »
Plus près de nous Sarkozy :
« Pour lui, énoncer les problèmes équivalait à les résoudre »
Et pour se faire du mal, extraire quelques mots du plan Langevin-Wallon et voir que ces ambitions ne sont plus d’actualité :
«La possibilité effective, pour les enfants français, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance, mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires. »
Et après avoir remarqué la dissipation foudroyante des souvenirs après Charlie et le Bataclan à la mesure de l’émotion, insister sur le retour du « Business as usual »:
« Le néolibéralisme n’a pas besoin de se définir comme un passé parce que ce passé est révolu au regard de ce que sont les mœurs, les croyances, les aspirations spontanées des individus »
Pourtant : « Les questions qui sont devant nous, la question écologique, la question migratoire, la question des dérèglements du capitalisme financier, la question de la confrontation des cultures, la question du régime démocratique en mesure de faire face à ces urgences, signent toutes , de manière convergente, la fin de l’économisme triomphant… »
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Le dessin de la semaine vient de Télérama:

jeudi 16 juin 2016

Lucian Freud. Christian Loubet.

Le titre « A fleur de peau » aurait dû convenir également pour caractériser Bacon présenté le même soir par le conférencier incontournable des amis du musée de Grenoble.
http://blog-de-guy.blogspot.fr/2016/06/bacon-la-peinture-de-la-sensation-brute.html 
Mais si la violence picturale et l’obsession des corps rapprochent ceux qui furent amis, là où Bacon exprime une souffrance subie, « Freud darde un regard féroce ».
Dans le portrait que Bacon a brossé de lui, « Three Studies of Lucian Freud », ses yeux n’apparaissent pas.
Petit fils de Sigmund, né à Berlin, fuyant les nazis, il arrive à Londres à l’âge de 12 ans.
En 44, il expose une peinture influencée par le surréalisme « The painter's room ».  
S’il se défend d’être influencé par l’inventeur de la psychanalyse, un divan est pourtant au centre de la toile ; de surcroit, tout au long de sa carrière, il représentera tant de lits et de sexes.
Deux fois divorcé, il a eu une quinzaine d’enfants de 5 ou 6 femmes.
Dans « Grand Intérieur, Paddington » c’est une de ses filles qui est allongée au sol, près d’une plante vigoureuse. L'espace sera un élément majeur de ses mises en scènes éclairées vivement.
Une fois son style trouvé, sa côte atteint des sommets.
Ses nus figuratifs, à l’animalité épidermique, sans concession,  avec sexe en plein milieu, vont chercher les personnalités, sous les chairs tombantes.
« Leigh sous la lucarne »,  annonce de nouvelles manières.
Les yeux se  baissent, loin de « Girl with a White Dog ».
Leigh Bowery était aussi imposant que sa femme, Nicola Bateman, était fluette, mais ils sont pareillement blafards dans « And the Husband », photographies d’un processus. 
L F entretient des rapports intenses avec ses modèles.
« Je pense toujours que "connaître quelque chose par cœur" permet plus de profondeur que de voir de nouveaux sites, aussi splendides soient-ils. »
Sue Tilley au « corps pléthorique »  occupe toute la place dans « Benefits Supervisor Sleeping » « sommeil à l’avantage du superviseur ». Le tableau au prix le plus élevé payé pour un artiste alors vivant, appartient à Abramovich propriétaire de l’équipe de Chelsea.
Foot et art : « allez vous faire foot ».
En 2001, il réalise le portrait, on imagine controversé, de « La reine Elisabeth II » dont le viril visage régalien est empreint d’un certain ennui.
La série « Lucie », du nom de sa mère qui avait tenté de se suicider, mesure le vieillissement et la lassitude.
En 2002, il suit  chaque jour, la grossesse du mannequin Kate Moss, «Nake portrait ».
Il lui a tatoué deux oiseaux au bas du dos qui  pourraient « coûter la peau des fesses », bien  plus chers que cette blague que je n’ai pu m’empêcher de recopier.
Il a travaillé 3 ans sur «  Portrait of the Hound » où pose son ami David Dawson.
Son dernier « Auto portrait », le montre, en son miroir, pathétique dans sa vigueur, les pieds dans des godillots ouverts, le pinceau comme une épée, la palette en bouclier dérisoire. Il porte les traces du temps de la même façon qu’il a intensifié la réalité dans ses toiles au matérialisme radical.
A propos d’« After Cézanne » version mise en scène de « L’après midi à Naples » avec servante et couple qui viennent de consommer. « Les nombreuses relations dans la vie du peintre en font un tableau autobiographique ». L’encadrement original en accroit l’intérêt.
« J'ai toujours voulu créer une forme de drame dans mes peintures. C'est pourquoi j'ai commencé à peindre des gens. Ce sont ces gens qui ont apporté de la vie aux images. Les gestes humains les plus simples racontent des histoires. »
« Pendant plus de soixante ans, dans un lent face à face avec ses modèles et avec lui-même, l’homme au regard de serpent aura hypnotisé sa proie pour tenter de « reconquérir le visage de l’humain » Jean Clair.

mercredi 15 juin 2016

Journal d’une femme de chambre. Benoit Jacquot.

Quand on se plaint de la dureté des rapports humains contemporains, ce retour  plus de cent vingt ans en arrière permet de relativiser, car dans ce film peu de personnages échappent à la violence, à la noirceur.
Pourtant en deçà du livre d’Octave Mirbeau, d’une modernité d’écriture qui a justement inspiré plusieurs cinéastes.
« Un domestique, ce n'est pas un être normal, un être social...C'est quelqu'un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s'ajuster l'un dans l'autre, se juxtaposer l'un à l'autre...C'est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain...Il n'est plus du peuple d'où il sort; il n'est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend... »
Sans insistance, quelques traits de lumière enjolivent le quotidien, mais Dieu que ces temps étaient difficiles ! Meurtres d’enfants, femmes de chambre faites pour coucher, maîtresse de maison perverse, hommes libidineux, cruels, la maladie et la mort ne sont  jamais loin…
J’ai redouté au début le côté fermé de l’actrice principale mais elle évolue et face à l’adversité, on partage sa résistance. Elle est un être complexe et sur un scénario limpide, sa destinée réserve des incertitudes, des surprises.

mardi 14 juin 2016

Poverello. Robin.

Satisfaction de venir à bout d’un volume de 3 cm et demi d’épaisseur (590 pages), le temps que prend un film dans les formats usuels. Car il est question d’un film concernant le destin de Saint François d’Assise et la vie en parallèle de celui qui l’incarne devant les caméras : recherche de Dieu et recherche de soi.
La vie du Saint passant de la richesse à l’ascèse la plus rude est plus intéressante que celle de la vedette de cinéma qui trouve femme.
Cependant je ne serais pas allé à la recherche de la biographie de Pietro Bernardone si je n’avais vu en couverture un acteur parlant aux oiseaux assis sur une moto.
« Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire frère soleil, qui est le jour, et par lui tu nous illumines. Et il est beau et rayonnant avec grande splendeur, de toi, Très-Haut, il porte signification. »
Le graphisme léger permet d’accéder facilement à cette histoire extraordinaire :
après avoir rassemblé 5000 disciples, François va renoncer au pouvoir…

lundi 13 juin 2016

Le tableau. Jean-François Laguionie.

Les vertus pédagogiques de ce film d’animation de 2011 m’avaient été tellement vantées que je n’ai pas eu de réelles surprises, tout en reconnaissant l’intérêt de cette production bien adaptée aux enfants.
Quelques personnages, issus d’un tableau représentant une forêt  d’où émerge un château, partent à la recherche de leur créateur. Ils sortent de leur univers dominé par la classe supérieure des Toupins, au dessus des Pafinis. Quant aux Reufs à l’état d’esquisses ce sont des parias.
La lutte des classes à l’heure des contes est accentuée par la hiérarchie des modes de  représentation.
Un gros bien épais commande, le crayonné en est froissé.
Passant de tableaux en tableaux, la plus tenace du groupe d’évadés retrouve le peintre en vrai avec pour seule question qui vaille au bout de son périple périlleux :
«  Qui est ce qui t’a créé toi ? »
Elle tranche avec les autres qui suivent passivement leur destin jusqu’à un revirement sans surprise des « Tout peints » qui trouvent qu’ils sont charmants ces « Pas finis » barbouillés de toutes les couleurs.
Ce voyage révise tous les genres : tableau historique, nu, autoportrait, paysage et nature morte.
Et l’on peut  s’amuser à voir Matisse, Douanier Rousseau, Bonnard, Modigliani, Giacometti, Cézanne ou Picasso.
Venise de surcroît au temps du Carnaval est le lieu de tous les passages vers des dimensions nouvelles et le réalisateur joue fort bien avec différents modes d’animations.
Ce film d’une heure et quart peut amener à de riches exploitations avec même une figure allégorique de la mort qui finit mal.

dimanche 12 juin 2016

Until the lions. Akram Khan.

Le familier de la MC 2, maître des battements,
cette fois à partir d’une scène circulaire pas si immuable que ça, fait toujours salle comble et cela se remarque car c’est loin d’être le cas pour pas mal de spectacles cette année.
Je craignais ne pas comprendre sa prise de parole en anglais concernant la défense de la culture au bout d’une heure époustouflante mais outre la simplicité du discours, son nouveau spectacle avait constitué le plus évident des plaidoyers.
Même si je n’ai pas perçu particulièrement les lions ci-dessous :
« Tant que les lions n'auront pas leur mot à dire, les histoires continueront de glorifier le chasseur », à moins qu’il ne s’agisse de lionnes ; l’animalité des humains est magnifiquement mise en scène et dansée d’une façon extraordinaire.
Je ne suis entré ni dans les subtilités du Mahabharata ni dans le questionnement sur l’identité sexuelle qui ont inspiré cette représentation, mais j’ai apprécié un langage universel aux rythmes entêtants, aux vibrations envoutantes, aux stridences acérées.
Chuchotements et cris, violence et virtuosité.
Cette œuvre traverse le temps avec une énergie très contemporaine mêlée à la profondeur des traditions et supplante l’espace : de l’Inde à nos contrées où « Nuit Debout » campe aux portes.
Tant de ballets ont mis en lumière des scènes d’amour mais celle du Bangladais Anglais est un sommet de vivacité, d’invention, de simplicité, d’intensité tout en restant d’une pudeur rare.
La présence de bambous ajoute du tranchant à une chorégraphie qui a enchanté le public retrouvant un habitué qui nous surprend chaque fois.