« C'était à
Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar.
Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour
célébrer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx, et comme le maître était
absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en
pleine liberté. Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s'étaient
placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d'or, qui
s'étendait depuis le mur des écuries jusqu'à la première terrasse du palais ;
le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on distinguait
quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries
et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes
féroces, une prison pour les esclaves.»
Extrait de « Salammbô » de Flaubert.
Sous la verrière des Subsistances au bord de la Saône à Lyon, lors des
assises du roman, Chantal Thomas,
Charles Lewinsky et Ali Bader
étaient invités à répondre à la question de la frontière entre documents
historiques et imagination.
L’une aime le XXVIII° siècle, elle vient d’écrire :
« L’échange des princesses » et donne envie de le lire. La dernière
production, « Retour indésirable » du Suisse se déroule pendant
la seconde guerre, et « Papa Sartre » de l’irakien vivant à Bruxelles
ne peut se passer que dans les années 60 quand l’existentialisme existait à
Bagdad.
Débat bien construit, bien préparé, après une lecture d’un
beau texte de Sorj Chalandon qui a été bègue :
« Les mots
étaient coincés. Dans mon ventre, dans ma tête, enfouis de peur en peur
jusqu’au silence. Ils n’osaient vivre leur vie. Ils restaient là les mots.
A me hurler en gorge, papillons effrayés
par la violence du jour. Je haïssais les mots… » Depuis il les a apprivoisés.
Les écrivains occupés à raconter des histoires ont renoncé à
envoyer des messages mais ne peuvent cacher leurs opinions ; je n’ai plus
la citation exacte, mais l’auteur qui publie est comme le voyageur arrivant à la frontière à
qui l’on demande d’ouvrir sa valise et ne sait ce qu’elle contient.
Que dit le roman historique de la modernité ? Il entre
dans cette catégorie quand une période se finit : Proust a-t-il écrit des
romans historiques ?
Alors que la science historique peut se situer hors de la
vie, dans une érudition morte et subir les influences des pouvoirs, le roman,
plus libre, plus précis, permet de retrouver les décors, ressuscite les mots,
révèle les mystifications. Depuis le présent vibrant, ouvrir l’incertitude de
l’avenir.
La langue d’autrefois est difficile à trouver pour éviter de
tomber dans des formulations genre Jacquouille La Fripouille, quand la
parole est donnée à ceux qui ne l’avaient pas ; au cuisinier d’Alexandre
Le Grand ou celui de Marco Polo.
Pourtant les mots de
la reine Marie Antoinette avaient toute leur force :
« je porte
malheur à tous ceux que j’aime ».
Comme le cygne à l’allure majestueuse, l’écrivain agite ses
petites pattes sous la surface.
Chantal thomas décrit sa démarche comme claudiquante,
cherchant à s’enfoncer dans l’érudition pour mieux l’ignorer, quand Lewinsky
évoque une recherche-baleine avec des tonnes d’eau à ingurgiter pour quelques
crevettes.
A la rencontre de fantômes, en allant vers la liberté, l’auteure
fait émerger l’impur, car il s’agit de faire vivre des personnages, non de les
faire revivre. Et de les faire évoluer, non de les « clouer » à
jamais.
En faisant entendre une voix ignorée d’eux-mêmes, certains
choisissent le mode de l’autobiographie
fictive ou de donner la parole à des comédiens spécialistes en travestissement
se révoltant contre l’écrivain arrogant.
Le passé n’est pas une couche de réalité destinée à agrandir le présent,
l’humour peut déboutonner les habits taillés pour le triomphe et le tragique.
Il convient de ne pas haïr son époque mais lorsque qu’un autre temps vous
poursuit, l’écriture vous sauve.
Dans le lexique nomade distribué lors de ces journées :
« Acuité du
langage qui resserre ses anneaux ; illusion de pouvoir saisir le monde à
travers le mot juste. La précision seule me semble belle, brutale et poétique.
Alors seulement Louise n’appuie plus sur l’interrupteur mais le va-et-vient.
Hubert ne prend plus appui au montant de la porte mais sur son dormant. Le
cadavre d’Aristide ne sent pas mauvais, il a cédé ses liquides. Chloé, par
temps de verglas, ne roule pas lentement, mais avec un œuf sous la pédale du
frein. Alors seulement, Daniel ne franchit pas les obstacles, son cheval les
boit. »