Alice était pauvre. Toujours, elle s'était sentie pauvre. Même devenue veuve et riche, elle économisait, emplissait ses bas de laine en Bourse… enfin son conseiller financier se chargeait de ce tricotage. Alice n'avait pas suffisamment d'affinités avec l'argent pour s'y salir les mains. Ce qu'elle aimait le plus au monde c'était la lecture des romans du XIX ième siècle qui décrivent si bien la pauvreté du peuple des laissés pour compte. Elle raffolait des œuvres de Hugo, de Dickens. Elle aurait adoré Zola mais quand la pauvreté se roule dans la fange, l'alcoolisme, le stupre et la violence, quand la pauvreté perd les joues creuses et nacrées des sylphides de Moreau pour adopter les chairs bouffies et violacées des pochardes, cette pauvreté-là l'emplissait de dégoût. La pauvreté se devait d'être digne, besogneuse, vertueuse et pourquoi pas, pieuse. Le Dieu auquel croyait Alice n'avait-il pas annoncé : Bienheureux les pauvres, car ils seront rassasiés. Alice aurait aimé que son Seigneur ajoutât : Et qu'ils se lavent pour sentir bon, et mériter vos aumônes.
Quand son conseiller financier l'informait de la prospérité de ses valeurs boursières, Alice ressentait au bas du ventre une sorte de spasme qui lui procurait une intense satisfaction mais aussi une vague honte qu'elle chassait vite. Nombre d'associations caritatives la sollicitaient. Elle ne donnait jamais suite à ces demandes de secours. "Aider financièrement les gens ne sert qu'à les enfoncer, à les rendre dépendants et paresseux. »
Donner aux mendiants me confiait-elle, c'est alimenter les sources du mal." Elle ajoutait qu'elle priait pour tous ces malheureux, que le Seigneur avait dit qu'il y aurait toujours des pauvres parmi nous, qu'elle même vivait avec économie et ne s'en portait pas plus mal.
Ses courses étaient vite faites: elle avait sélectionné les petits commerces où l'on est à l'abri des tentations en victuailles. Elle achetait les fruits en déclin, les légumes en agonie, se privait de viande, s'autorisait de temps à autre un rectangle de poisson panné, un yaourt en pré-retraite.
Elle s'habillait au moment des soldes. Mais ses choix toujours judicieux (elle ne manquait pas d'une certaine élégance) l'amenaient à sélectionner les grandes surfaces du prêt à porter. Les soldes de chez Toutou sentaient la naphtaline, mais elles étaient plus avantageuses que chez Tata. En outre chez Tata, les étoffes prenaient une odeur de patchouli et de henné à force d'être froissées par des mains un peu trop brunes.
Elle faisait le marché le mardi dans son quartier élégant… vers midi quand les bonnes affaires faisaient sa joie. Elle rentrait chez elle chargée de dix kilos de prunes, par exemple, gardait les plus gâtées pour sa consommation immédiate, congelait le reste pour l'hiver ou se lançait dans les confitures. Quand on lui faisait remarquer qu'elle ne consommait que des fruits et des légumes pourris, elle rétorquait qu'on exagérait, et que d'ailleurs les chiens enterraient leurs os pour les déguster ensuite ? Des scientifiques n'avaient-ils pas démontré que ces os développaient sous terre des vitamines indispensables à la bonne santé de ces animaux perspicaces ? "Regarde-moi, ajoutait-elle en se redressant, ne suis-je pas en bonne forme?" Je ne pouvais que l'approuver.
Alice s'alimentait, point. Savourer, déguster étaient des mots de riches et en son âme, Alice était pauvre, aussi pauvre et pure qu'un désert.
Un samedi, elle décida de se rendre dans un magasin de fripes que je lui avais indiqué dans le quartier arabe de notre ville. Une imposante matrone, yeux verts cerclés de khôl se leva prestement quand Alice poussa la porte où s'affichaient des prix alléchants : cinq euros, la robe, vingt euros les cinq. La volumineuse kabyle se mit à tournoyer dans ses voiles, ses franges et ses verroteries, dirigea habilement sa cliente vers des robes vaporeuses, lumineuses comme la nacre. Enfin des robes dignes de Peau d'Ane.
-Cinq robes, ce ne serait pas sage, soupirait Alice en laissant glisser les soies et les taffetas sur ses longues mains.
-Ma joulie, ces roubes sont des rives… Achète, achète. Première qualité. J' y toute bien lavé et ripassé !
Oui, ces robes sentaient le propre mais Alice tint bon. Une robe seulement !
Elle enfila immédiatement un miracle de soie et de dentelle mordoré, paya, remercia.
- Riviens quand ti veux, ma joulie. Ti es aussi béle que la princesse de Mille et une nuits !
Alice s'envola, légère, véloce comme une barque ancienne que l'on vient d'équiper d'une voile neuve. Ses pas l'amenèrent dans une rue très chic où elle ne mettait jamais les pieds par peur des tentations. Sa marche énergique l'avait mise en appétit. Des odeurs délectables excitent ses papilles. Elle ne contrôle plus ses jambes, elle marche comme un jouet télécommandé, se retrouve assise devant une nappe immaculée où le serveur de ce luxueux restaurant (trois toques) vient de la pousser avec une douceur et une fermeté qu'aucune main d'homme ne lui a fait ressentir depuis très longtemps.
- Nous avons des soles de l'Atlantique encore vivantes. Regardez l'aquarium…
- Oh, oui ! Vite, j'ai si faim!
- Grillée?
- Grillée.
Elle n'attend pas longtemps, se contentant de humer la rose blanche penchée vers elle, contempler les cuivres et les acajous, les tentures de lourde soie indienne.
Les tapis mousseux éteignent les pas des serveurs souriants, ondoyants. Des hommes vifs et précis, de jeunes hommes… Depuis combien de temps n'a-t-elle pas regardé un homme?
La vie est belle. Elle est divine quand la sole craquelante, fumelante et parfumée de citron se pose devant le nez et la bouche d'Alice.
C'est un peu plus laborieux de dégager les chairs blanches de la sole que de trancher dans le lieu noir panné.
Quand l'arête se plante dans le gosier, tout au fond du gosier d'Alice, rien n'y fait.
Ni le Sancerre pourtant bien frais, ni les secours prodigués par les garçons, ni les soins trop tardifs du médecin bénévole au local de " Médecin du Monde ".
Un dernier baiser à l'amie décédée. Son visage est bouffi et violacé mais elle porte une robe magnifique qu'on ne lui a jamais vue. Une robe digne d'un personnage de Gustave Moreau.
Marie Treize
mardi 5 mai 2009
lundi 4 mai 2009
Villa Amalia
Depuis « Welcome » au cinéma, je vois les piscines différemment.Dans ce film de Benoît Jacquot,Isabelle Huppert se fatigue à aligner les longueurs, à courir la belle Europe, elle est perdue, elle cherche un nouveau pays. Des afghans fuyaient le leur pour se retrouver à Calais, ici la belle bourgeoise dégote à Ischia une villa très déco qui offre une vue splendide sur la Méditerranée. A part celles de La Fontaine, je ne goûte pas trop les fables, celle-ci se laisse regarder. Pourtant ces malaises occidentaux esthétiques sonnent un peu creux, surtout quand toute psychologie est bannie. Alors les invraisemblances du scénario peuvent ressortir après s’être mollement laissé balader à la suite de la pianiste qui dégage toujours autant d’étrangeté. Elle suit sa trajectoire, mais prière de ne pas plaisanter avec elle. Son secret est-il au bord du trou où descend le cercueil de sa mère, dans les fuites de son père plus proche de ses morts que des vivants ?
La musique parfois dissonante est bien en accord avec le propos du film.
La musique parfois dissonante est bien en accord avec le propos du film.
dimanche 3 mai 2009
Idiot !
J’adore éprouver quelques poussées régressives quand par exemple une musique assourdissante épate le bourgeois.
Les acteurs de cette pièce d’après Dostoïevski n’ont pas lésiné sur les porte-voix, les musiques poussées à fond, pour crier l’intensité de leurs convictions quand ils en sont au désespoir de se faire aimer. A fendre l’âme.
J’étais assis au second rang et j’ai reçu cette performance de trois heures en plein dans la gueule, avec quelques gouttelettes de peinture, des paillettes.
Un des acteurs a ajouté un « s » à idiot peint sur le fond de la scène.
Oui chacun dans son genre est un idiot : à crier son amour, sa nostalgie, son impuissance à changer ce monde corrompu, abandonner son bébé dans un berceau et rabâcher son amour encore, mettre en scène un suicide et le rater régulièrement, rêver d’un ailleurs, d’absolu et se noyer dans l’alcool, la mousse, les pétarades. La rédemption est impossible.
A la MC2, c’était l’année Dostoïevski, j’ai préféré l’autre pièce de six heures : « Les possédés » qui était tout aussi porteuse de sens pour saisir notre époque décadente, sans avoir besoin de passer Sarko sur un écran. La violence était tout aussi authentique bien que moins spectaculaire. Les effets moins distrayants, m’ont davantage marqué, même si j’ai été touché par la sincérité des acteurs de Vincent Macaigne, leur engagement intense dans cette épique soirée où sous des litres de peinture passe la poésie, la rage. Cette beauté là, est compulsive.
Les acteurs de cette pièce d’après Dostoïevski n’ont pas lésiné sur les porte-voix, les musiques poussées à fond, pour crier l’intensité de leurs convictions quand ils en sont au désespoir de se faire aimer. A fendre l’âme.
J’étais assis au second rang et j’ai reçu cette performance de trois heures en plein dans la gueule, avec quelques gouttelettes de peinture, des paillettes.
Un des acteurs a ajouté un « s » à idiot peint sur le fond de la scène.
Oui chacun dans son genre est un idiot : à crier son amour, sa nostalgie, son impuissance à changer ce monde corrompu, abandonner son bébé dans un berceau et rabâcher son amour encore, mettre en scène un suicide et le rater régulièrement, rêver d’un ailleurs, d’absolu et se noyer dans l’alcool, la mousse, les pétarades. La rédemption est impossible.
A la MC2, c’était l’année Dostoïevski, j’ai préféré l’autre pièce de six heures : « Les possédés » qui était tout aussi porteuse de sens pour saisir notre époque décadente, sans avoir besoin de passer Sarko sur un écran. La violence était tout aussi authentique bien que moins spectaculaire. Les effets moins distrayants, m’ont davantage marqué, même si j’ai été touché par la sincérité des acteurs de Vincent Macaigne, leur engagement intense dans cette épique soirée où sous des litres de peinture passe la poésie, la rage. Cette beauté là, est compulsive.
samedi 2 mai 2009
vendredi 1 mai 2009
dimanche 26 avril 2009
Rome au cinéma
Jean Serroy, monsieur cinéma à Grenoble, lors de sa conférence pour les Amis du Musée, a insisté sur le prix des imperfections de « Rome ville ouverte » pour témoigner des conditions de réalisation du film par Rossellini, tourné avec des bouts de pellicule récoltés à droite et à gauche dès la libération. Les gosses, qui viennent d’assister à l’exécution du prêtre résistant qui les enseignait, retournent vers la ville d’où émerge le dôme de Saint Pierre. Celui-ci sera vu d’en dessous dans un film hollywoodien consacré à la vie de Michel Ange. Ainsi se mêleront des extraits de productions américaines : « Vacances romaines » avec Audrey Hepburn et Grégory Peck en Vespa jusqu’à Nani Moretti en Vespa aussi dans « Carnets intimes », alors que Scola nous mène en autobus dans « Les gens de Rome ». Anita Ekberg se baigne dans la fontaine de Trévi, pour toujours : « La dolce vita ». Tout ne s’efface pas à l’air pollué d’aujourd’hui comme la fresque antique dans « Fellini Roma », la ville est éternelle, elle offre ses strates de temps et aussi ses péplums, son néo-réalisme, ses comédies qui nous enchantent sous les ritournelles musicales qui vous embobinent.
« Nous nous sommes tant aimés », c’est un beau titre, au passé composé.
Je pars à Rome, ce dimanche, accompagner des collégiens, retour pour la manif du 1er mai.
« Nous nous sommes tant aimés », c’est un beau titre, au passé composé.
Je pars à Rome, ce dimanche, accompagner des collégiens, retour pour la manif du 1er mai.
samedi 25 avril 2009
Oiseaux matiniers
Pour un printemps, cet extrait d’Anna De Noailles :
« La juvénile odeur, aigüe, acide, frêle,
Des feuillages naissants, tout en vert taffetas,
Sera plus évidente à mon vif odorat
Que n’est aux dents le goût de la fraise nouvelle ».
Je découvre les poèmes de la coquette comtesse du XIX°.
Avec ces mots d’avril, me revient le souvenir des rédactions hebdomadaires de mes années collège, avec les heures passées à peser les mots, les phrases, et ma reconnaissance d’aujourd’hui de goûter l’écriture et le temps.
Ce ne sont pas les machines à reconnaissance vocale calibrant les paroles qui sauront trouver les parfums du printemps, les vapeurs des rêves, les mots bleus.
Des pierres sont jetées chaque jour sur l’écriture.
Il restera un alphabet en ses polices, mais plus de suspension, de pointe levée le temps d’une nuance ; un jet continu, un blabla envahissant nappera une sphère confuse.
Tchao Anna ! Qui oserait encore tutoyer le soleil ? Est ce parce que plus grand monde ne saura prendre un peu de temps pour chercher un mot, que ce cher matin ne pourra plus écarter « la mort, les ombres, le silence, l’orage, la fatigue et la peur » ?
Et les oiseaux trouveront-ils un dictionnaire pour se reconnaître à « matiniers »
« La juvénile odeur, aigüe, acide, frêle,
Des feuillages naissants, tout en vert taffetas,
Sera plus évidente à mon vif odorat
Que n’est aux dents le goût de la fraise nouvelle ».
Je découvre les poèmes de la coquette comtesse du XIX°.
Avec ces mots d’avril, me revient le souvenir des rédactions hebdomadaires de mes années collège, avec les heures passées à peser les mots, les phrases, et ma reconnaissance d’aujourd’hui de goûter l’écriture et le temps.
Ce ne sont pas les machines à reconnaissance vocale calibrant les paroles qui sauront trouver les parfums du printemps, les vapeurs des rêves, les mots bleus.
Des pierres sont jetées chaque jour sur l’écriture.
Il restera un alphabet en ses polices, mais plus de suspension, de pointe levée le temps d’une nuance ; un jet continu, un blabla envahissant nappera une sphère confuse.
Tchao Anna ! Qui oserait encore tutoyer le soleil ? Est ce parce que plus grand monde ne saura prendre un peu de temps pour chercher un mot, que ce cher matin ne pourra plus écarter « la mort, les ombres, le silence, l’orage, la fatigue et la peur » ?
Et les oiseaux trouveront-ils un dictionnaire pour se reconnaître à « matiniers »
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