Premier épisode: Atelier d’écriture
Quelle idée d’avoir proposé « bibliothèque » ! Tout à coup tu te dessèches, crevant d’ennui sur un banc d’école, rêvant à tes cabanes dans le bosquet aux sources de la Riante. Tu aimes les livres pourtant… La perspective d’un devoir à accomplir a-t-elle réveillé en toi la rébellion enfantine ?
Et pourtant tu aimes les livres et fréquentes « la » bibliothèque municipale.
Le mot imposé « bibliothèque » t’a agacée comme l’aurait fait un acouphène, une piqûre d’insecte, une fuite de robinet !
Jouer sur le mot, faire de l’esprit. Bof !
« Bon d’accord ? On prend ce mot comme déclencheur d’écriture … »
Et sniff ! A nous la poussière !
Bibi t’es toqué, la bibine en teck, la bible high tech, la bible en tchèque, l’habit bio-tech. Bref ça te « gratte » comme disent les gosses à juste titre : tu ne connais point de relation plus intime que celle d’une peau avec une puce. Et quand puce il y a on ne sait plus qui est tu et qui est moi.
De gratter le papier, aucune envie, mais l’obsession de t’y mettre te persécute au coucher, au lever, au petit déj, pendant les balades en montagne.
Et pourtant tu fréquentes une bibliothèque fort bien pourvue. Et pourtant tu aimes lire, et pourtant tu dévores des livres. Tu en as souvent trois en chantier que tu laisses bavarder entre eux : cela te repose de les laisser se critiquer ou s’aduler tandis que tu somnoles, que tu ronfles doucettement au tiède d’un fauteuil.
Deuxième épisode : Retour dans le passé
Tu as 13 ans. Ce que tes mère et tantes nomment « livres » ce sont des magazines édités après guerre : Confidences, Nous Deux, Bonnes soirées. Elles se les refilent. Tu les dérobes, les emportes dans ton coin secret ces éducateurs de vie sentimentale absolument cons. Et tu te gaves de feuilletons sucrés et moralisateurs. Tu sors de ces lectures les yeux hagards, les guibolles flageolantes : « T’as encore passé l’après midi à lire, tu ferais mieux de m’aider, dit ta mère. » Tu considères, vaguement honteuse, cette femme si terre à terre, aux ongles mal soignés, aux préoccupations grossières (comment finir le mois !) Ne voit-elle pas en sa fille l’émergence future (l’an prochain) d’une princesse adulée, d’une star du cinéma (Paramount), d’une assistante (faut quand même pas en demander trop !) de grand savant. Hein comment peut-elle l’ignorer ? Seuls les livres te comprennent et ton chien Adam si bien nommé, car il a de fameux crocs.
Au village de Caudry-en-Cambrésis (59), à l’époque, il n’y a pas de bibli. municipale. Il y a bien la bibli. de la paroisse tenue par une célibataire d’âge canonique pourvue d’un sublime jardin où nous pouvons nous égarer avec les abeilles et une Vie de Sainte. La vie des saintes est plus passionnante que celle des saints parce que les premières réagissent mieux aux différents martyrs, qu’elles laissent à leur passion des morceaux d’elles-mêmes. Mais leur vie est quand même insipide. Pas d’amants, de prétendants, d’amoureux. Vouées à des morts précoces, elles aiment un homme qui n’existe que dans le ciel, un homme sans bras vigoureux, sans voiture de course, sans compte en banque. Elles passent leur vie à se faire bouffer par des lions, ou dans le meilleur des cas à astiquer les parquets sous les quolibets des non initiées jusqu’à ce qu’elles choppent la tuberculose. Alors on les aime car elles vont avoir l’auréole.
D’autres mystères essentiels t’intéressaient mais les « livres » des tantes n’étaient guère explicites en la matière et que dire des leçons « live » du bouc et de la chèvre si dépourvues de poésie ?
Il y avait bien la bibli laïque : cinquante volumes dans l’armoire de la classe de quatrième du cours complémentaire : « Petite Fadette » , « Sans Famille », « En Famille », « Fabiola », « Ben Hur ». Les martyrs ne sont jamais loin même chez Jules Ferry.
Vous vous battiez pour les deux ou trois volumes les plus croustillants. Il y avait une liste d’attente. En juillet vous recouvriez de papier craft les livres usés ; on vous apprit même à les relier. Refaire un livre était passionnant, requerrait habileté et affection. Les grillons chantaient, vous attendiez les mois d’ennui des grandes vacances. Peut-être que l’amour ? Ce grand escogriffe aux mollets prometteurs sur son vélo de course et qui ne vous regardait pas.
Troisième épisode
La rencontre survint pourtant et ce ne fut pas dans une bibliothèque. Présidèrent à cet événement un film suivi d’un larcin.
On projetait au village, sur un drap tendu dans le parc municipal, un film qui mit en émoi toutes les cellules de ton organisme. Cela se passait dans la Tour de Nesle ; une terrible Marguerite de Bourgogne s’y livrait à des orgies. Ah le beau mot ! Comme il t’a fait rêver, imaginer ! Le héros ? Un magnifique personnage à la Mandrin, à la Robin des bois. Amoureuse folle du personnage, tu assistas aux trois épisodes de samedi en samedi et morte de chagrin après la disparition de l’élu, tu t’es traînée en état second de la maison au collège, de l’évier au lavoir, de ton lit à ton lit. C’était donc fini cet enchantement ? Tu ne verrais plus bondir le héros, de chevaux en murailles, de murailles en chevaux, de bras de belles en bras de plus belles, et bientôt dans tes bras à toi !
Il y avait une librairie à Caudry-en-Cambrésis (59)… Timidement tu as demandé si se vendait un livre dont on avait fait un film récent, Tour de Nesle et compagnie.
- Je dois le commander, te dit le libraire poupin. C’est un très gros roman vous savez. Cher (on n’avait pas encore inventé le pocket book) L’auteur, Mademoiselle, est Michel Zevaco.
Tu as commandé. Tu as volé dans la caisse de la boulangerie maternelle. Une pièce chaque jour pour masquer le larcin. La transgression est-elle nécessairement l’entrée en liberté ?
Un jeudi tu as réceptionné un gros bouquin qui n’entrait pas dans ton cartable.
Tu es entrée en religion. Tu ne quittais plus ta tour, te nourrissant d’eau, de sang, d’amours pirates.
Quand la lecture fut terminée, que ton amour t’eut quittée, il fut bien inutile d’essayer de réparer la rupture en relisant ici et là un passage. La passion ne fait pas marche arrière, quand bien même s’agirait-il d’une passion de papier.
Epilogue
Bien des années plus tard, te remémorant tes émois de lectrice devenue autonome, tu as constaté, mortifiée, que tu avais oublié le nom du héros volatile, sans avoir perdu pour autant celui de la sanguinaire bourguignonne.
Google a colmaté le trou de mémoire. Ton héros avait le sourire de ton père sur la toile blanche du parc municipal. L’aventurier intrépide se nommait Buridan. Rien à voir avec Buridan et son âne.
A treize ans tu as englouti les romans de Zevaco et autres auteurs de cap et d’épée. Jamais tu n’as retrouvé le goût du premier roman acheté en douce à Caudry-en-Cambrésis(59).
Alors de désespoir tu as épousé un rat de bibliothèque.
Marie Trèze
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