mardi 12 mars 2024

Océan noir. Martin Quenehen Bastien Vives. Hugo Pratt.

Je ne sais si j’ai bien fait d’aller vers le dernier Corto Maltese par l’intermédiaire d’un scénariste qui situe cette fois les aventures du mythique personnage au XXI° siècle et d’un dessinateur original aussi à l’aise avec les noirs et blancs et gris que son maître disparu en 1995. 
Le marin énigmatique, hiératique, m’avait toujours tenu à distance et je n’ai pas cru davantage à ses amours dans cette livraison où son rapport aux autres est toujours aussi lointain.
Forcément fuyant, mystérieux, le « lonesome » pirate est toujours en voyage, cette fois du Japon aux Andes.  
Cette reprise d’un auteur phare de la BD ne vaut pas celle du « Lonesome cow-boy »
ni celle de gaulois irréductibles
ni même celle d’un fainéant génial indestructible vu par un dépressif notoire. 

lundi 11 mars 2024

La mère de tous les mensonges. Asmae El Moudir.

La réalisatrice met en place avec ses proches un petit théâtre pour explorer des secrets de famille qui coïncident avec un moment occulté de l’histoire du Maroc, quand pour du pain il y eut plus d’une centaine de morts en 1981.
Les personnages façonnés par son père et sa mère sont davantage que des marionnettes, des objets transactionnels qui permettent une tentative de récit sur fond de charmants décors pour de belles mises en abyme. Cependant bien des mystères restent dans l’ombre surtout si on n’a pas toutes les clefs de l’histoire du royaume chérifien. 
Ce dispositif original offre de belles vues dynamiques et l’occasion de réfléchir au statut des images. La grand-mère présentée en dragon domestique est à la fois crainte et respectée par les braves protagonistes de cette tragi-comédie. 
Elle sera le repaire pour garder en mémoire cette plaisante séance de 1h 30.

samedi 9 mars 2024

Un roman russe. Emmanuel Carrère.

Dans le débat jamais fini de la distinction entre écrivain et auteur, ce roman sincère, impudique, révèle un créateur passionnant et un individu insupportable. 
« C'est bien. Et ce que je trouve surtout bien, c'est que tu parles de ton grand-père, de ton histoire à toi. Tu n'es pas seulement venu prendre notre malheur à nous, tu as apporté le tien. Ça, ça me plait. »
Au prétexte de la révélation du destin honteux de son grand-père, il va chercher dans une ville russe les traces d’un hongrois interné là bas pendant plus de cinquante ans après la fin de la  seconde guerre mondiale. 
«On ne peut pas vivre ici, et pourtant on y vit. » 
Il tourne un film où se développent les questionnements autour de la création, de l’authenticité. 
« Honte d’être pauvres, paumés, poivrots et peur d’être montrés tels. » 
Entre temps, il entretient une relation torride, avec une femme qu’il aime et qu’il méprise, jouet de ses fantasmes exprimés par l’écriture d’une nouvelle dans « Le Monde ». 
«…  un mélange de forfanterie sexuelle et de perte de contrôle qui, sans laisser indifférent, met plutôt mal à l’aise.» 
Dans une intrication de toutes ces palpitantes histoires personnelles, tant de mots fervents à l’égard de sa mère, de sa compagne, nous touchent, entre malaise et intérêt durant 397 pages: 
« Il fallait que les gens soient un peu ridicules pour que ressorte combien nous étions, elle et moi, intelligents, cultivés, ironiques, en un mot supérieurs. » 

vendredi 8 mars 2024

Le droit d’emmerder Dieu. Richard Malka.

La publication de la plaidoirie de 2020 du défenseur de « Charlie Hebdo » lors du procès des assassins qui a coûté la vie à 15 personnes en 2015 est utile. 
« Les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher ne sont pas seulement des crimes. Ils ont une signification, une portée politique, philosophique, métaphysique. » 
L’affaire des caricatures de Mahomet remonte à 2005 et ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre que de rappeler la chronologie des évènements. Il réactive la mémoire et fournit de l’énergie.  
« A nous de rire, de dessiner, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute, face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustrations, en coproduction avec des universitaires gavés de communautarisme anglo-saxon et d'intellectuels, héritiers de ceux qui ont soutenu parmi les pires dictateurs du XXe siècle, de Staline à Pol Pot. C'est à nous de nous battre. » 
Je trouve le titre grossier mais peut être nécessaire pour nous tenir en éveil depuis un camp qui a tendance à jouer de la litote, à se coucher. 
« Renoncer à la libre critique des religions, renoncer aux caricatures de Mahomet, ce serait renoncer à notre histoire, à l'Encyclopédie, à la Révolution et aux grandes lois de la Troisième
République, à l'esprit critique, à la raison, à un monde régi par les lois des hommes plutôt
que par celles de Dieu. Ce serait renoncer à enseigner que l'homme est cousin du singe et
ne provient pas d'un songe, renoncer aussi à ce que la Terre ne soit pas totalement ronde. Ce
serait renoncer à considérer la femme comme l'égale d'un homme. »
 
Au-delà du chagrin de ne plus retrouver Cabu ou Wolinski dans nos journaux, réactivé par ces 96 pages fortes, les enjeux sont colossaux. 
« Et enfin, qui a nourri le crocodile en espérant être le dernier à être mangé, pour citer Churchill à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, parce que c'est toujours la même histoire : quand on est confronté à des phénomènes qui nous font peur, certains choisissent de pactiser. Mais à un moment, le crocodile munichois devient tellement gros, à force d'être nourri de nos renoncements, que ce qui aurait pu être arrêté avec un peu de courage devient un monstre qui menace de nous engloutir. »

jeudi 7 mars 2024

L’école de Nancy. Claire Grebille.

De la conférence devant les amis du musée de Grenoble, je ne retiendrai que ce que je n’ai pas déjà écrit lors de deux voyages dans la ville où nous avons eu envie de revenir.
L’école de Nancy est la branche principale de l’Art Nouveau en France dont les racines sont à chercher au Royaume Uni quand l’industrialisation a accéléré la décadence de l’artisanat que conteste le mouvement « Arts and Crafts movement »« Arts et artisanats » dans lequel William Morris joue un rôle éminent. « Strawberry Thief ».
Lié au mouvement préraphaélite,
l’imprimeur, écrivain, dessinateur, architecte, militant libertaire dont « la nature était la culture » rêvait d’un monde plus beau pour tous. 
« … si les gens prennent du plaisir dans leur travail, quand celui-ci atteint un certain niveau, son expression est irrésistible et porte le nom d'art, quelle que soit la forme qu'il revête. »
« Émile Gallé dans son atelier »
(Victor Prouvé), le fondateur de l’Ecole de Nancy en 1901 ne fut pas qu’un théoricien ne hiérarchisant pas les arts, il fut céramiste, ébéniste, verrier : « enfant de l’art et du commerce ».
Comme l’architecte autrichien Otto Wagner, il ne subordonne pas les arts décoratifs à l’architecture et veut assurer le lien du beau et de l’utile.
Siegfried Bing
, marchand d’art japonais avait ouvert un espace d'exposition-vente consacré à « l’Art Nouveau » dont l’appellation apparaissait pour la première fois.
Eugène Viollet-le-Duc
remet au goût du jour le gothique et ses développements organiques,
Antoni Gaudí
sait ce qu’il lui doit
comme Henri Sauvage
ou Victor Horta, figures de proue du mouvement aux lignes courbes.
Emile Gallé, nostalgique de la pureté de la nature, « Ma racine est au fond des bois »
loin des villes noires, se passionne pour la minéralogie et la botanique et multiplie les motifs floraux. 
Courbes et contre courbes baroques, lignes flexibles, abondent « Place Stanislas » à Nancy.
 Alors que 10 000 soldat sont cantonnés dans la ville, la notion de frontière s’impose.
La table « Le Rhin » constitue un manifeste autour de la citation de Tacite : 
« Le Rhin sépare les Gaules de toute la Germanie ».
« L'exposition d'art décoratif lorrain »
de 1894 témoigne du dynamisme de la ville 
où se sont réfugiés tous ceux qui n’ont pas choisi la nationalité allemande.
L’affiche de 1909 pour
« L’Exposition internationale de l'Est de la France »
 
qui attira 2 millions de visiteurs est plus épurée.
Au-delà de l’évènement
« L'hôtel particulier Bergeret » et ses arcatures en accolade étirées marquent l’audace de l’époque,
ainsi que « La villa Les Glycines » située dans le parc de Saurupt destiné à devenir une cité jardin aux constructions modulaires.
« La maison Le Jeune » d’ Émile André  était pour un artiste.
La fantaisie de « L'Immeuble Weissenburger » travaillé dans les moindres détails, 
parfois seulement « vus par les oiseaux », a parue démodée, assez vite.
Pour « La Villa Majorelle », show room de Lucien Weissenburger,
Majorelle a réalisé les ferronneries et le mobilier,
Jacques Gruber les vitraux 
et Alexandre Bigot  les grès flammés.
A travers ces morceaux de bravoure où les valeurs sont interrogées et l’idéalisme de mise, tant de métamorphoses permettent-elles de parler d’un art inquiet ?  
« Piano, la mort du cygne »
Les luminaires de la cristallerie Daum nous éclairent même éteints. « Lampe perce-neige »
Le vase de Gallé « Orphée et Euridice » saisit le moment durant lequel le poète perd définitivement sa femme qu’il avait ramenée depuis le royaume des morts sans avoir respecté l’interdiction de ne pas la regarder. 
Ainsi la France venait de perdre l’Alsace et une partie de la Lorraine.
Il convient de se documenter pour comprendre que « Les Hommes noirs » plaident pour le colonel Dreyfus à partir d’une chanson anticléricale de Béranger : 
« Hommes noirs, d’où sortez-vous ? Nous sortons de dessous terre ».
En conclusion et pour varier les matières : la reliure cuir pour « Salammbô » de Flaubert. 
« La lune se levait au ras des flots, et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient : le timon d’un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l’angle d’un mur, un collier d’or à la poitrine d’un dieu. »

mercredi 6 mars 2024

La truelle. Fabrice Melquiot.

Dès qu‘il s’agit d’Italie mon esprit critique se fendille, alors je suis sorti content du seul en scène auquel je venais d’assister.
Cependant, homme influençable, j’ai dû bien vite me ranger aux raisons de ma comparse qui a trouvé le comédien à la voix agréable trop emphatique pour des propos assez dispersés. 
J’avais apprécié l’aveu de modestie du dispositif et les questionnements autour de la création théâtrale entre souvenirs intimes et documentaire. 
L’évocation de la Mafia ou de la Ndraghetta calabraise relèvent essentiellement de la conférence gesticulée avec tableau noir, rétroprojecteur et plaque chauffante pour cuire les pâtes. 
Le sujet de la représentation d’un phénomène dont le folklore a fasciné le cinéma et la distance à la réalité sanglante de la Cosa Nostra méritait le détour, pourtant il n’est qu’effleuré. Le racket ou « pizzo » modèle une société au silence mortifère. 
L’image titre de « La truelle » reste cependant forte sans qu’il soit utile d’en divulguer le sens puisqu’il s’agit du point essentiel de la soirée.

mardi 5 mars 2024

Chair à canon. Aroha Travé.

Pour me rassurer après avoir lu cet album violent, je suis revenu à d’autres productions à propos de l’enfance confrontée à des conditions difficiles,
mais les bidonvilles de Rio sont moins désespérants :
et dans le même milieu catalan, des moments de tendresse peuvent subsister :
Il y avait de de l'innovation danst « Affreux sales et méchants » tenus pour être du cinéma, 
mais  ici les junkies ne sont pas aussi drôles que les Freak brothers de Shelton.
Pourtant amateur d’humour noir, je ne comprends pas les lecteurs qui ont trouvé matière à rire dans cette chronique sans espoir.
Les mômes sont livrés à eux mêmes: 
« Vous restez assis là jusqu’à ce que je rentre, vous arrêtez de vous donner des coups de pied dans tous les sens, ça perturbe le José alors qu’il est tout tranquille. Vous regardez les dessins animés ou toutes les conneries que vous voulez, mais vous ne faites pas les zoulous ou ça va chier, OK?? Allez, un bisou à maman?! Alala, qu’est-ce que je vous aime, bordel de merde?! »