vendredi 8 mars 2024

Le droit d’emmerder Dieu. Richard Malka.

La publication de la plaidoirie de 2020 du défenseur de « Charlie Hebdo » lors du procès des assassins qui a coûté la vie à 15 personnes en 2015 est utile. 
« Les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher ne sont pas seulement des crimes. Ils ont une signification, une portée politique, philosophique, métaphysique. » 
L’affaire des caricatures de Mahomet remonte à 2005 et ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre que de rappeler la chronologie des évènements. Il réactive la mémoire et fournit de l’énergie.  
« A nous de rire, de dessiner, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute, face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustrations, en coproduction avec des universitaires gavés de communautarisme anglo-saxon et d'intellectuels, héritiers de ceux qui ont soutenu parmi les pires dictateurs du XXe siècle, de Staline à Pol Pot. C'est à nous de nous battre. » 
Je trouve le titre grossier mais peut être nécessaire pour nous tenir en éveil depuis un camp qui a tendance à jouer de la litote, à se coucher. 
« Renoncer à la libre critique des religions, renoncer aux caricatures de Mahomet, ce serait renoncer à notre histoire, à l'Encyclopédie, à la Révolution et aux grandes lois de la Troisième
République, à l'esprit critique, à la raison, à un monde régi par les lois des hommes plutôt
que par celles de Dieu. Ce serait renoncer à enseigner que l'homme est cousin du singe et
ne provient pas d'un songe, renoncer aussi à ce que la Terre ne soit pas totalement ronde. Ce
serait renoncer à considérer la femme comme l'égale d'un homme. »
 
Au-delà du chagrin de ne plus retrouver Cabu ou Wolinski dans nos journaux, réactivé par ces 96 pages fortes, les enjeux sont colossaux. 
« Et enfin, qui a nourri le crocodile en espérant être le dernier à être mangé, pour citer Churchill à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, parce que c'est toujours la même histoire : quand on est confronté à des phénomènes qui nous font peur, certains choisissent de pactiser. Mais à un moment, le crocodile munichois devient tellement gros, à force d'être nourri de nos renoncements, que ce qui aurait pu être arrêté avec un peu de courage devient un monstre qui menace de nous engloutir. »

jeudi 7 mars 2024

L’école de Nancy. Claire Grebille.

De la conférence devant les amis du musée de Grenoble, je ne retiendrai que ce que je n’ai pas déjà écrit lors de deux voyages dans la ville où nous avons eu envie de revenir.
L’école de Nancy est la branche principale de l’Art Nouveau en France dont les racines sont à chercher au Royaume Uni quand l’industrialisation a accéléré la décadence de l’artisanat que conteste le mouvement « Arts and Crafts movement »« Arts et artisanats » dans lequel William Morris joue un rôle éminent. « Strawberry Thief ».
Lié au mouvement préraphaélite,
l’imprimeur, écrivain, dessinateur, architecte, militant libertaire dont « la nature était la culture » rêvait d’un monde plus beau pour tous. 
« … si les gens prennent du plaisir dans leur travail, quand celui-ci atteint un certain niveau, son expression est irrésistible et porte le nom d'art, quelle que soit la forme qu'il revête. »
« Émile Gallé dans son atelier »
(Victor Prouvé), le fondateur de l’Ecole de Nancy en 1901 ne fut pas qu’un théoricien ne hiérarchisant pas les arts, il fut céramiste, ébéniste, verrier : « enfant de l’art et du commerce ».
Comme l’architecte autrichien Otto Wagner, il ne subordonne pas les arts décoratifs à l’architecture et veut assurer le lien du beau et de l’utile.
Siegfried Bing
, marchand d’art japonais avait ouvert un espace d'exposition-vente consacré à « l’Art Nouveau » dont l’appellation apparaissait pour la première fois.
Eugène Viollet-le-Duc
remet au goût du jour le gothique et ses développements organiques,
Antoni Gaudí
sait ce qu’il lui doit
comme Henri Sauvage
ou Victor Horta, figures de proue du mouvement aux lignes courbes.
Emile Gallé, nostalgique de la pureté de la nature, « Ma racine est au fond des bois »
loin des villes noires, se passionne pour la minéralogie et la botanique et multiplie les motifs floraux. 
Courbes et contre courbes baroques, lignes flexibles, abondent « Place Stanislas » à Nancy.
 Alors que 10 000 soldat sont cantonnés dans la ville, la notion de frontière s’impose.
La table « Le Rhin » constitue un manifeste autour de la citation de Tacite : 
« Le Rhin sépare les Gaules de toute la Germanie ».
« L'exposition d'art décoratif lorrain »
de 1894 témoigne du dynamisme de la ville 
où se sont réfugiés tous ceux qui n’ont pas choisi la nationalité allemande.
L’affiche de 1909 pour
« L’Exposition internationale de l'Est de la France »
 
qui attira 2 millions de visiteurs est plus épurée.
Au-delà de l’évènement
« L'hôtel particulier Bergeret » et ses arcatures en accolade étirées marquent l’audace de l’époque,
ainsi que « La villa Les Glycines » située dans le parc de Saurupt destiné à devenir une cité jardin aux constructions modulaires.
« La maison Le Jeune » d’ Émile André  était pour un artiste.
La fantaisie de « L'Immeuble Weissenburger » travaillé dans les moindres détails, 
parfois seulement « vus par les oiseaux », a parue démodée, assez vite.
Pour « La Villa Majorelle », show room de Lucien Weissenburger,
Majorelle a réalisé les ferronneries et le mobilier,
Jacques Gruber les vitraux 
et Alexandre Bigot  les grès flammés.
A travers ces morceaux de bravoure où les valeurs sont interrogées et l’idéalisme de mise, tant de métamorphoses permettent-elles de parler d’un art inquiet ?  
« Piano, la mort du cygne »
Les luminaires de la cristallerie Daum nous éclairent même éteints. « Lampe perce-neige »
Le vase de Gallé « Orphée et Euridice » saisit le moment durant lequel le poète perd définitivement sa femme qu’il avait ramenée depuis le royaume des morts sans avoir respecté l’interdiction de ne pas la regarder. 
Ainsi la France venait de perdre l’Alsace et une partie de la Lorraine.
Il convient de se documenter pour comprendre que « Les Hommes noirs » plaident pour le colonel Dreyfus à partir d’une chanson anticléricale de Béranger : 
« Hommes noirs, d’où sortez-vous ? Nous sortons de dessous terre ».
En conclusion et pour varier les matières : la reliure cuir pour « Salammbô » de Flaubert. 
« La lune se levait au ras des flots, et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient : le timon d’un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l’angle d’un mur, un collier d’or à la poitrine d’un dieu. »

mercredi 6 mars 2024

La truelle. Fabrice Melquiot.

Dès qu‘il s’agit d’Italie mon esprit critique se fendille, alors je suis sorti content du seul en scène auquel je venais d’assister.
Cependant, homme influençable, j’ai dû bien vite me ranger aux raisons de ma comparse qui a trouvé le comédien à la voix agréable trop emphatique pour des propos assez dispersés. 
J’avais apprécié l’aveu de modestie du dispositif et les questionnements autour de la création théâtrale entre souvenirs intimes et documentaire. 
L’évocation de la Mafia ou de la Ndraghetta calabraise relèvent essentiellement de la conférence gesticulée avec tableau noir, rétroprojecteur et plaque chauffante pour cuire les pâtes. 
Le sujet de la représentation d’un phénomène dont le folklore a fasciné le cinéma et la distance à la réalité sanglante de la Cosa Nostra méritait le détour, pourtant il n’est qu’effleuré. Le racket ou « pizzo » modèle une société au silence mortifère. 
L’image titre de « La truelle » reste cependant forte sans qu’il soit utile d’en divulguer le sens puisqu’il s’agit du point essentiel de la soirée.

mardi 5 mars 2024

Chair à canon. Aroha Travé.

Pour me rassurer après avoir lu cet album violent, je suis revenu à d’autres productions à propos de l’enfance confrontée à des conditions difficiles,
mais les bidonvilles de Rio sont moins désespérants :
et dans le même milieu catalan, des moments de tendresse peuvent subsister :
Il y avait de de l'innovation danst « Affreux sales et méchants » tenus pour être du cinéma, 
mais  ici les junkies ne sont pas aussi drôles que les Freak brothers de Shelton.
Pourtant amateur d’humour noir, je ne comprends pas les lecteurs qui ont trouvé matière à rire dans cette chronique sans espoir.
Les mômes sont livrés à eux mêmes: 
« Vous restez assis là jusqu’à ce que je rentre, vous arrêtez de vous donner des coups de pied dans tous les sens, ça perturbe le José alors qu’il est tout tranquille. Vous regardez les dessins animés ou toutes les conneries que vous voulez, mais vous ne faites pas les zoulous ou ça va chier, OK?? Allez, un bisou à maman?! Alala, qu’est-ce que je vous aime, bordel de merde?! »

lundi 4 mars 2024

Madame de Sévigné. Isabelle Brocard.

Film classique : et alors ! Oui la langue est superbe et fine l’expression des sentiments, sans que les dialogues manquent de naturel. 
Les personnages sont habilement présentés et le rapport à l’écriture est évoqué sans plomber le cours des évènements où Karin Viard et Ana Girardot jouent avec légèreté un rapport mère fille passionné et excessif. 
Le siècle de Louis XIV est joliment évoqué dans des décors sans chichi, évitant les mises au balcon trop insistantes.
Marie de Sévigné veut que sa fille soit indépendante et l’enferme dans son amour : les voies de l’émancipation sortent des schémas simplistes.
Belle scène autour du Madrigal : « Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et qui vous divertira. » Et belle image des deux femmes au bord d’un plan d’eau où se reflète un feu d’artifice.
Nous avons droit à une partie de la fable du « Lion amoureux » de La Fontaine dédiée à mademoiselle de Sévigné « de qui les attraits servent aux Grâces de modèle »
La conclusion du moraliste qui a traversé lui aussi les siècles est surprenante.
Cette heure et demie passe « comme une lettre à la poste », comme on ne dit plus.

samedi 2 mars 2024

Le diable au corps. Raymond Radiguet.

Lu dans une édition du livre de poche de 1971 dont le soleil des années a bruni le papier, comme pour confirmer le statut de balise dans la littérature française de ce roman paru en 1923.
Un adolescent vit une passion amoureuse avec une jeune femme dont le mari est au front pendant la première guerre mondiale.
Je n’ai pas vu le film avec Gérard Philippe qui est présent sur la plupart des images évoquant l’œuvre autobiographique du jeune romancier mort à l’âge de 20 ans dont se sont inspirés plusieurs films. Mais l’icône des années 50 semble effacer une dimension qui m’a parue essentielle : la précocité de l’amant, voire de l’écrivain. 
« Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aînés. Que ceux qui déjà m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances. » 
Scandale et succès, sincérité et désinvolture, confusion et subtilité, le style dépouillé n’est pas daté et la recherche de la lucidité qui peut paraître surplombante, apporte un regard original sur les intermittences de l’amour, sous un titre fameux qui n’a pas volé sa réputation. 
« L'amour, qui est l'égoïsme à deux, sacrifie tout à soi, et vit de mensonges. »
Les anciens combattants s’étaient indignés, aujourd’hui on remarquera l’emprise de ce garçon sur sa maîtresse : 
« J’aime mieux, murmura-t-elle, être malheureuse avec toi qu’heureuse avec lui. » Voilà de ces mots d’amour qui ne veulent rien dire, et que l’on a honte de rapporter, mais qui, prononcés par la bouche aimée, vous enivrent. »

vendredi 1 mars 2024

Marcher sur la tête.

Je ne goûte guère les histoires de fantômes et la formule : « nous vivons avec les morts » me semble relever d’une poésie ne consolant plus grand monde dans notre univers mortifère. 
Sans solliciter plus que de raison des mots irrémédiables, j’ai l’impression d’être renvoyé à un temps disparu, loin des vivants vitupérants d’aujourd’hui. Familier des Sempé et Maradona tombés depuis peu et premier dans la file des défunts à venir in my family, je ne vais pas contourner les évidences ni m'ensevelir à l'avance, mais mon passé est plus profond que mon futur ultérieur.
Le transfuge que je fus, aurait des dispositions à se repaître d’images d’antan, mais je ne parviens pas à suivre les ruraux arracheurs frénétiques de haies, quand sur les trottoirs des villes croissent les herbes folles.
Et comment comprendre ceux qui demandent tout à l’Etat tout en ne cessant de miner son autorité ? Les cravatés du RN sages à la chambre ont aimé le bordel au salon.
Où sont les « leçonneurs » quand les tracteurs se mettent en travers des routes ?
Ils le diront une fois les décisions prises. Quand les élus du peuple ont eu la parole, ils ont refusé de débattre par exemple des problèmes migratoires, allant jusqu’à remettre en cause la légitimité du conseil constitutionnel ; des élus Républicains !
Les travailleurs de la terre et les défenseurs de la Terre, ayant planté leurs tentes aux antipodes les uns des autres, estiment que le monde marche sur la tête.
Des réglementations envahissantes n’arrivent pas à masquer le faible pouvoir des techniciens impuissants à faire valoir une rationalisation des pratiques dans des espaces où a fondu la biodiversité. Encore un effet de la défiance vis à vis des intellos et retour de bâton envers une parole écolo hégémonique dans les médias qui traitent de lobbies tous contradicteurs des bêbelles paroles bobo.
La terre s’épuise et « un agriculteur sur deux partira à la retraite d'ici 2030 ». Plus personne ne veut faire ce boulot comme tant d’autres pauvres jobs, pourtant si on veut éviter les désherbants chimiques, il conviendrait de se pencher sur la question.
Pour illustrer d’autres décalages où l'expérience  ne sert plus : me mêlant à une conversation sur l’école où j’ai passé quelques annuités, je me suis aperçu  face à une écoute pourtant polie que ce que je racontais était périmé, démodé, caduc. Je revenais sur l’histoire d’un môme submergé pendant les cours, bien que ses talents de footballeur lui garantissaient d’être dans le bon groupe sur d’autres terrains. J’avais convaincu difficilement son papa qu’une orientation en SEGPA serait la bonne pour son fils. L’année suivante celui-ci apportait son témoignage positif dans la conversation que j’avais avec d’autres parents confrontés au même choix.
L’inclusion, mot de l'heure, a privilégié la forme « sympatoche » sur les exigences de fond, la transversalité a percé de part en part toute recherche de compétence, et chacun s’est couché devant l’horizontalité. Je travaillais dans une institution forte, je ne suis plus sûr que ce soit le cas à ce jour.  
Je me prévaux d’une enfance en blouse et des chaussures laissées à la porte de la classe dont j’étais le maître, comme en d’autres lieux sacrés, pour me permettre de dire que je serais volontiers favorable à l’uniforme qui distingue l’écolier du consommateur de fringues et signe une appartenance républicaine transcendant des replis communautaires.
Nous ne manquons pas de coach pour avoir des mollets en état de marche; pour la tête, je persiste à croire aux fondamentaux de la vieille école qui  prétendait s’approcher de l’exactitude par l’écriture et titille ainsi quelques neurones en voie d’extinction.  
« Ce qui me tue, dans l'écriture, c'est qu'elle est trop courte.
Quand la phrase s'achève, que de choses sont restées au-dehors ! » J.M.G. Le Clézio