mardi 17 mars 2009

Soignantes

« Vous avez dit développement durable ? »
Je suis infirmière en gérontologie. Ces vieux sont de vieilles barques à la dérive…
Pas toujours. Quelque fois, une petite brise souffle, une voile se lève, répit de trop courte durée pour notre pessimisme latent. Alors, pour un peu nous nous mettrions à crier dans les chambrées : on le sait, il y a de la vie là-dedans ! Manifestez ! Manifestez !
Nous étions bien embarrassées un samedi à cause d’une petite personne recroquevillée au fond de son lit, alimentée par perfusion, ne parlant pas. Nous avions perdu sa fiche de médicaments : ça tourne trop vite les soignants ! A la porte de la chambre nous nous interrogions. Une voix aigrelette, soudain ! « Cachets roses… Mémantine… un seulement, boîte sur… étagère… haut… blanche. » Dernières paroles de la petite dame emportée par l’épidémie de gastro un mois plus tard.
Parfois, quand je rentre du boulot au petit matin, j’ai à peine le courage d’appuyer sur l’accélérateur ; une fois mon fils m’a retrouvée ronflant dans ma voiture garée de traviole à l’endroit réservé à Mme Lequeue, une pimbêche notoire vivant de commerce nocturne, bien plus profitable que de s’échiner auprès de petits vieux pas bien riches et abandonnés en fin de vie. Ceux du corridor de la mort comme nous les appelons à deux heures du mat, devant cette foutue machine à café qui fait de la rétention de pisse.
- Ouais, éructe Yasmina, en allumant son clope, et ils n’ont rien à attendre du Président pour une remise de peine !
- Toi non plus, tu n’auras pas de remise de peine, la coupe Coline, va donc t’achever dehors, tu nous empestes !
La première fois que j’ai vu la porteuse d’eau, c’était un matin de mars. Elle avançait dans ma direction, haute silhouette penchée en arrière, un peu trébuchante. Elle s’arrêtait tous les dix pas. Elle portait une lourde charge, le corps arc bouté. Je l’ai frôlée, elle n’a pas fait attention à mon véhicule. J’ai ri à cause de l’immense arrosoir qu’elle serrait contre son ventre. J’ai pensé à Cosette et tout ça… Mais cette femme aurait pu être l’ arrière grand-mère de Cosette ! J’ai monté mes neuf étages : l’ascenseur était encore en panne. Mon fils n’avait pas débarrassé la table de la cuisine, l’enfouaré ! J’ai pris un Stillnox. J’ai sombré.
Le lendemain, grasse mat. J’ai lavé les jeans de mon fils, j’ai jeté en tas son linge sec sur son lit pas fait. « J’en ai plein le dos, lui ai-je dit, trouve-toi une copine, du travail et tire-toi de mon herbe ! »
J’ai recroisé ma Cosette. Elle poussait une brouette avec deux bidons dedans. Tiens, que je me suis dit, elle est passée de jardinière à marchande de lait. Ses muscles secs se tendaient sous la peau nue de ses bras tannés. J’aurais pu l’aider mais j’étais claquée : on avait eu trois décès, on avait couru toute la nuit… Cet après midi j’irais me faire une toile. J’adore Catherine Frot, toujours fraîche et rieuse. Elle ne doit pas torcher beaucoup de déments séniles, sa peau est si lisse, sa silhouette impec ! Comme dit Coline, c’est bon de savoir qu’il y a une vie avant la mort !
Cette Cosette sur le retour allait bien quelque part ? Comme j’étais de repos tout le week-end, que mai larguait ses parfums, je me suis levée très tôt pour guetter ma mystérieuse. En zigzaguant elle poussait sa brouette grinçante. Elle a tourné sur l’avenue où ils ont abattu tous les arbres, des platanes centenaires bien agréables pendant les étés torrides. A la place, c’est la mode, ils ont planté des chênes rachitiques, protégés par des corsets de ferraille. Les toutous du quartier devront se contenter des calendes des voitures pour soulager leurs vessies !.
Cosette s’est arrêtée devant le plus misérable des arbustes. Ses feuilles étaient des réductions de feuilles : on aurait dit un sapin de Noël bien après Noël !
Elle s’est massé les côtes et le dos, elle a poussé une plainte rauque : elle parlait.
Je me suis glissée derrière une camionnette, tout près.
« Oui, je sais que tu es mal parti, mais faut pas te décourager. Regarde ce que je t’ai apporté… soixante litres d’eau, tirée de mon puits. J’ai ajouté du purin d’ortie. Bon ça pue mais tu verras, c’est bon pour le rachitisme… Aoh ! T’as encore perdu six feuilles. C’est pas la peine de me mentir, c’est les tiennes, près du grillage. Et pas de vent la nuit dernière. Arrête tes bobards. Au lieu de te laisser aller, pompe, mais pompe donc, espèce de petit con ! Tu ne bouges même pas tes branches, tu restes là, avachi, une vraie guenille. Résiste, prouve que tu existes. Voilà que je me mets à chanter ! Tu me rends folle !
Avec une casserole, elle a vidé l’eau de ses bidons et puis elle a soulevé les bidons pour arroser avec le reste le pied du chêne. J’ai bien vu qu’elle pleurait en repartant avec sa brouette allégée.
Fin mai le protégé de Cosette s’est couvert d’un beau feuillage vernissé. Il était bien le seul. Ses frères avaient crevé les uns après les autres.
J’aurais pu imiter l’entreprise de sauvetage de la vieille femme ! Mais moi, j’ai assez à faire avec mes vieilles branches de la maison de retraite.
Les jardiniers municipaux ne savent peut-être pas que les arbres nouvellement plantés s’arrosent même en hiver ? Ca a fait un raffut de tous les diables ce gaspi des plantations ratées. Articles furibards dans la presse locale, interpellations des écolos au Conseil municipal, les Verts mal à l’aise…
Du bruit… pas d’eau !
Je n’ai jamais revu la fée de l’eau du puits avec purin d’ortie incorporé… Vit-elle toujours ? S’en est-elle retournée au royaume des Sylves ? Désormais, quand un de mes patients refuse de boire, je lui murmure (s’il est cardiaque) ou je lui hurle (s’il est sourd ) « Allez, bois donc, espèce de vieille conne, de vieux con ! »
Ils rigolent, ils boivent.

Marie Treize

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