mercredi 29 mai 2019

L’amant sans domicile fixe. Fruttero & Lucentini.

Cette version de l'histoire du « Juif errant », nous tient en haleine pendant 300 pages.
A Venise une femme fatale tombe follement amoureuse d’un mystérieux accompagnateur de voyage. 
« Il n’y a pas de lune, il n’y a pas d’étoiles, mais la nuit vénitienne peut se passer de ces parures cosmiques ; elle a ses propres réserves romantiques, bien plus élaborées, elle dispose de si langoureux mécanismes, de si caressants apparats… »
Cette passion pourrait être convenue comme le désir de chaque touriste de sortir des sentiers battus, mais l’humour, l’habileté des écrivains que je viens de découvrir avec gourmandise, convient parfaitement à l’ambiance de la « Sérénissime », brouillant les temporalités, tout en restant limpides.
Nous effectuons une promenade érudite, sans en avoir l’air, dans l’espace et le temps, avec une écriture aux «  langueurs de fleurs coupées ». 
Dans ce livre qui m'a été prêté, avait été souligné :
« ont été anéantis les papillons du silence, au moyen d’un pesticide rock qui agit en fond sonore. »
Au détour d’un dîner mondain, où il y a du paon au menu, quelques notations psychologiques, fines:
« C’est une femme qui se croit pratique, réaliste, astucieuse, dure, et qui vit au contraire dans une fable perpétuelle, dans un monde peuplé de figures allégoriques, la Faim, l’Espoir, la Fraternité, l’Epidémie, le Capital, le Développement. Une femme simple, secrètement timide, démunie, qui, à l’aide de ces abstractions, se protège du choc avec les Réalités de la Vie. »

mardi 28 mai 2019

Catharsis. Luz.

Le temps n’emporte pas que les Mistrals gagnants et que ce soit bien ou pas bien, nos mémoires se purgent.
J’ai eu besoin de revenir encore auprès d’un ancien dessinateur de Charlie hebdo qui avait échappé à l’attentat de janvier 2015.
Comme nombre de lecteurs de la génération Wolinski et Cabu, je confonds l’auteur d’une fameuse caricature de Mahomet avec Charb. Il joue d’ailleurs de cette confusion fréquente pour prendre sa place dans sa tombe : des pages formidables où l’humour noir rejoint la poésie, un sourire sous les larmes.
Ces 125 pages dessinées dans des styles différents, parmi des versions parfois hallucinées, intimes, colériques, épuisées, sont fortes. Vitales.
Il quitte sa table de dessin où il est passé de personnages hagards et statiques à des petits bonhommes toujours sidérés, mais qui marchent  et entraine sa femme qui lui est d’un précieux secours :
- Et si on faisait nous un petit bonhomme qui marche ?
- Ou une petite bonne femme…
- Ça coûte rien de commencer à gribouiller un peu en tous cas.

lundi 27 mai 2019

Cómprame un revólver. Julio Hernández Cordón.

Impossible d’éviter le mot « violence » dans un film qui pendant une heure et demie pose une question lancinante : est-ce possible à ce point ?
Un père drogué dont une des filles et la femme sont prises en otage, vit avec sa  petite dernière enchaînée pour que les bandes de voyous fous déboulant régulièrement sur le terrain de baseball qu’il entretient ne l’emmènent pas. Les enfants fracassés qui survivent alentour ne pourront que reproduire monstruosités et meurtres dont ils sont témoins. Les eaux du canal qui leur permettent de s’échapper, les mèneront en enfer. Là où l’humanité a perdu son innocence et tout espoir. La familiarité des Mexicains avec les trépassés n’alimente plus seulement une mise en scène folklorique qui ne fait même pas peur.  Alors qui nous sortira de nos effrois, de nos aveuglements face à la mort ? Si les artistes sont les révélateurs de l’époque, les productions de là bas sont dans les couleurs les plus sombres.

dimanche 26 mai 2019

Tous des oiseaux. Wajdi Mouawad.

Eitan et Wahida en Roméo et Juliette, joué en anglais, allemand, arabe, hébreu, sur-titré pour une durée de 4 heures : vers quelle présomptueuse aventure nous allions ce soir à la MC 2 ?
Il faut quand même dire que l’auteur n’est pas un inconnu 
Il  a répondu au-delà de nos attentes : la durée est indispensable pour entrer dans la complexité, la diversité des langues constitue un élément essentiel de la dramaturgie, et le mythe shakespearien revisité brillamment demeure primordial.
La fable oxygénée par une tension constante est mise en scène d’une façon limpide permettant de se consacrer à la complexité des choix : la vérité peut-elle advenir ? Les identités se réinventer ?
« Tout conflit fratricide cache un labyrinthe où va, effroyable, le monstre aveugle des héritages oubliés »
Les acteurs époustouflants au service de dialogues puissants dégagent des pistes qui fouillent au cœur d’un conflit éternel, tout en nous rappelant que ces murs et ces massacres ne sont pas si lointains.
Les dispositifs sobres sont bien éclairés, la sonorisation est efficace : la pièce est juste.
Histoire, géo, psycho et boite à chaussure, humour et humanité, violence des sentiments et de l’intelligence : le public n’a pas profité de la pause pour se sauver, il est debout pour les applaudissements, comme rarement à Grenoble.
 

samedi 25 mai 2019

Pour l’amour des livres. Michel Le Bris.

Mes petits enfants qui passent du déchiffrage à la maîtrise de la lecture se préparent de belles heures et pas besoin de leur mettre de côté quelques mots ramassés ici qui disent bien le bonheur, le pouvoir des livres, ils vont le vivre :
«… dans l’enfance tous les livres sont des livres de divination.» Graham Greene.
Les citations sont bien entendu nombreuses dans ces 260 pages de l'écrivain dont j’ai voulu prendre des nouvelles, lui qui est passé de « La cause du peuple » à « Etonnants voyageurs ».
On pourrait craindre un livre corporatiste trouvant facilement son public parmi des lecteurs de la secte à laquelle je cotise régulièrement, passionnément, désespérément : pas du tout.  
Il en va bien sûr de ses admirations, depuis mère et grand-mère, son maître d’école et ses auteurs révélés avec « La Guerre du feu », Stevenson et toujours Hugo qu’il déclamait face à l’océan depuis ses rochers bretons.
Lorsqu’il fait part de ses dilemmes : comment prendre connaissance de tous les livres et comment les ranger, on voit bien le colosse fabriquer les étagères, comme il nous a fait partager son enfance misérable :
« Sans électricité, bien sûr - nous avions failli l’avoir en 1954, si je m’en souviens bien, mais alerté par un voisin bienveillant, la châtelaine accourue de Paris pour nous l’interdire - pour qui nous prenions nous ? »
Il fait de beaux éloges des libraires chez qui l’ « on peut trouver ce que l’on ne cherche pas », des éditeurs, des poètes :
«  Assiettes de faïence usées
Dont s’en va le blanc,
Vous êtes venues neuves
Chez nous.
Nous avons beaucoup appris,
Pendant ce temps. » Guillevic
Il nous rappelle que La Sorbonne fut créée par les Dominicains inquisiteurs, réhabilite les romantiques, redonne souffle à 68, tout en s’acharnant contre les structuralistes et les « idéologies lourdes, si promptes à nous fournir des réponses sur tout, à la condition de ne plus se poser de question sur rien »
ébranlé par ces écrivains de l’Est de l’Europe qui nous interrogeaient :
«  Comment est-il possible que notre cauchemar soit encore vos rêves ? »
Qu’il fait bon se frotter à ces gais savoirs, partager ces émotions bien enrobées, s’extirper des petites querelles, retrouver quelques rêves et à l’heure des souffrances sur lesquelles s’ouvrent ce livre se sentir plus sage :
« Ne reste plus qu'à en finir avec ce que l'on nous a donné comme "modernité", refermer la parenthèse du siècle des totalitarismes, pour retrouver le chant profond qui a traversé l'histoire de l'humanité, a créé, porté des civilisations, fait que des hommes, il y a des millénaires, dressaient leurs poèmes de pierre, ornaient les grottes de dessins. »

vendredi 24 mai 2019

Tube de dentifrice.

« Passé de René Dumont (1974) à Emmanuel Macron », la formule rabâchée en perdrait ses couleurs dans l’album de mes options politiques changeantes. La rencontre avec des cathos de gauche m’a épargné des rigidités staliniennes, tandis que le verbe de Régis Debray m’a évité de sombrer inconditionnellement dans la startup addiction.
Les pratiques de certains de mes ex compagnons de lutte m’ont amené à les quitter, ne dérogeant pas à la règle qui voit les anciens du PS par exemple être parmi ses plus féroces critiques.
Me voilà radicalisé aussi à cause des radicaux :
légitimiste à fond face à ceux qui méprisent le suffrage populaire,
et européiste intégriste quand je suis confronté aux souverainistes des deux fronts, joue contre joue. Il faut bien se défendre, quand d’autres cognent comme des sourds ! 
La remarque de bon sens « évitons de généraliser » se décline chez quelques commentateurs en refus de la caractérisation et en pusillanimes positions. Les racoleurs de news qui leur collent aux basques, ne voient pas la violence dans les quartiers, bandant dès que passe un burkini, pleurant aux lacrymos qu’ils sont allés renifler, mais esthétisant la férocité masquée de noir, méprisant les Gilets Jaunes en n’osant exprimer le moindre désaccord.
Les hémiplégiques qui refusent de voir une part de vérité parmi les arguments de l’adversaire mettent à jour leur fragilité didactique. Une pincée de « en même temps » ferait du bien à la conversation démocratique ; par exemple reconnaître les problèmes d’insécurité sociale ou culturelle constituerait un progrès pour les progressistes.
Lorsqu’il est question de la violence à Mistral, vont être évoqués esclavage et colonisation mais pas la loi du silence dans les quartiers. Un reportage a mis récemment l’accent sur les insuffisances des bailleurs sociaux, sans que la responsabilité des usagers ne soit évoquée alors que les ascenseurs sont dégradés systématiquement et que l’intervention des réparateurs est entravée.
La culpabilité a été jetée avec l’eau du baptême. Et on ne voit plus guère de poutres dans nos yeux à force de rechercher des pailles chez les autres. Une meilleure compréhension entre les citoyens de ce pays parait bien improbable, les murs n’ont pas poussé qu’à Gaza ou au Mexique.
A tous les niveaux, de prétendus acteurs se font dicter leurs rôles et ne se procurent pas toutes les cartes pour s’orienter dans la vie. Les moyens pour accéder à de vagues désirs ne sont pas toujours mobilisés et les inconvénients de leurs choix pas assumés. Installés à la campagne pour fuir la ville et ses problèmes, certains ne cessent d’en regretter les avantages.
« Les éleveurs se ruineront en dentifrice quand les poules auront des dents. » J.M. Gourio
La métaphore du dentifrice, qu’il est plus aisé à faire sortir du tube que de l’y faire rentrer, a été utilisée pour parler de l’inflation, de la divulgation de scandales, voire des grévistes en général, je ne l’avais pas lue cette fois concernant les gilets jaunes qui trainent encore le samedi, quitte à parler de mayonnaise.
Tant de mauvaises manières ont marqué la société française quand certains se félicitent de la dégradation de l’image de leur pays, banalisant la violence : « c’est pas moi m’sieur ! ». Cette mentalité d’éternels innocents ne vient pas de nulle part.
Que produiront les enfants élevés avec la perspective d’une planète en feu où apprendre leur semble superflu ?
Et c’est un peu court de clamer à tous propos : « C’est de la faute à Macron ! », sauf lorsqu’il s’agit de l’amélioration de l’emploi, alors que certains se félicitent des entraves apportées à son action, fustigeant son impuissance, tout en moquant son volontarisme : Gribouille.
Au secours, Victor ! « Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabilité. » Hugo

jeudi 23 mai 2019

Peintres de la couleur et de saveurs. La Provence (1875-1920). Catherine De Buzon.

A l’ombre colorée de Cézanne, la conférencière devant les amis du musée  de Grenoble nous invite de façon fort antique : "Xaîpe" ( réjouis toi), à saisir de quelle manière les peintres fin XIX° début XX° ont traité la lumière sublime et redoutable de l’air et de la terre, au bord de la Méditerranée.
« Le Sud impose un monde de formes clairement définies, dévoile un paysage structuré de l’intérieur (« l’aridité, la netteté, la noblesse sobre et nue du pays méridional »). Le romantisme et l’impressionnisme appartiennent au Nord alors que le classicisme appartient au Sud. » Denis Coutagne. (Musée Granet)
A Aix-en-Provence, s’apprenait le dessin, pas la peinture. « La Sainte Victoire » de Barthélémy Niollon est vivement exécutée dans une écriture naturaliste.
Les artistes passaient par Paris pour revenir traduire la limpidité de leur ciel et retrouver les cafés. Alors que dans la capitale, la nature morte n’est plus de saison : «que peut signifier un potiron ? » Cette « Nature morte au Chaudron » ciselée de lumière comporte aussi des échos plus chuchotés.
En Avignon, au XV° siècle, l’école de peinture était réputée « Pietà de Villeneuve-lès-Avignon ».
 Au passage entre les deux siècles qui nous ont précédés, les images sont aimables : « L’intérieur d'un réparateur d'objets d'art » de Claude Firmin, est paisible.
Sur « La terrasse à midi » par Roux Renard, s’articule une rythmique de la lumière.
Son maître Grivolas encourageait le travail en plein air avec pochades (croquis) et, au temps des félibriges, cherchait  à valoriser une identité régionale. « Marché de la place Pie ».
Alors qu’à Paris Victor Leydet croise un « Désespéré »,
Jules Flour donne la vie à un corps de plâtre sous une délicate couleur de miel.
L’atelier de Vincent Cordouan est devenu à Toulon un lieu de rencontre important et lui un notable de la culture. «  Vue des environs de Toulon »
« Effet de Mistral dans la rade » par François Nardi est vigoureux.
« Le soleil qui claque comme un coup de feu, cette détonation silencieuse de la lumière, c'est Marseille ».
Un pêcheur boit « A la régalade », dans cette scène de genre d’Alphonse Moutte, d’autres préparent  la bouillabaisse :« quand ça bout, on abaisse ».
Les « Poissonnières aux halles » d’Edouard Crémieux annoncent un paysage gastronomique
qui pourra se compléter par «  le Plat avec fraises et citrons » de J.B.Olive
et « Le panier de légumes » pour la ratatouille de René Seyssaud.
« La rivière la Touloubre en automne », du même auteur, suinte de couleurs.
« Il faut aiguiser son regard au silex de cette lumière » disait De Staël.
Henri Manguin peint depuis une «  Fenêtre ouverte sur le vieux port » une table vivement éclairée, alors que dehors le paysage murmure.
« La roche percée » d’Adolphe Monticelli, est mystérieuse, traitée en des matières rugueuses.
Dans « Le Port de Saint-Tropez », véloce, Albert Marquet dépose comme des tesselles de mer. 
Dans ce village où se sont rendus tant d’artistes, la « Place aux herbes » de Camoin géométrise la couleur. Il appartiendrait à la famille « fauve », certains n’ont voulu voir qu’une « fauvette », pendant que dans ce lieu enchanteur se lançaient « chromoluminaristes », « néo-impressionnistes », « divisionnistes » voire « pointillistes », qui sont les mêmes.
Le plus célèbre, Paul Signac « plongeait dans le monde de la beauté ». Autour des « Femmes au puits », les ombres ondulent.
 « L’orage » est tonitruant.
A l’approche de « La Plage de Saint-Clair » d’Henri-Edmond Cross, les personnages se dissolvent sous l’insolation. 
Et toujours:
« Marseille sortie de la mer, avec ses poissons de roche, ses coquillages et l’iode,
Et ses mâts en pleine ville qui disputent les passants,
Ses tramways avec leurs pattes de crustacés sont luisants d’eau marine,
Le beau rendez-vous de vivants qui lèvent le bras comme pour se partager le ciel.»
Supervielle