samedi 9 février 2019

L’attrape cœur. J.D. Salinger.

Ce livre culte, de bientôt 70 ans d’âge, vient de m’être offert dans une jolie édition poche de chez Robert Laffont. Il est toujours vert, même si des expressions argotiques qui ne manquent pas, sont tombées en désuétude, alors que les graffitis tels « va te faire enculer » commençaient à couvrir les murs.
A New York, dans les années 50, un adolescent est renvoyé de son collège, il attend trois jours avant de rentrer chez ses parents aisés, vit à l’hôtel, se déplace en taxi, se saoule, fume sans arrêt, va en boîte et ne conclut pas avec la prostituée qu’il a commandée.
Il porte sur ses contemporains un regard sans concession qui donne tout leur sel à ces 245 pages et n’en fait que mieux ressortir sa tendresse exceptionnelle pour sa petite sœur.
«  Ce mec, il avait tout. Sinusite, boutons, dents gâtées, mauvaise haleine, ongles pourris. On pouvait pas s’empêcher de le plaindre un peu, le pauvre con. »
Le narrateur excessif, drôle et agaçant, hyper sensible et indifférent, de mauvaise foi, s’apitoyant sans cesse sur lui-même, alors qu’il se laisse couler, abordant à la frange des territoires de la folie, est intéressant.
Je n’ai pas lu une charge contre le rêve américain d’alors, mais la vive chronique d’un môme, qui n’arrive pas littéralement à rentrer dans la maison adulte.
Le titre, à ne pas confondre avec « L’arrache cœur » de Vian, m’est resté énigmatique, jusqu’à cette rare métaphore poétique : 
« Je me représente tous ces petits mômes qui jouent à je ne sais quoi dans le grand champ de seigle et tout. Des milliers de petits mômes et personne avec eux, je veux dire pas de grandes personnes - rien que moi. Et moi je suis planté au bord d'une saleté de falaise. Ce que j'ai à faire c'est attraper les mômes s'ils s'approchent trop près du bord. Je veux dire, s'ils courent sans regarder où ils vont, moi je rapplique et je les attrape. C'est ce que je ferais toute la journée. Je serais l'attrape-cœurs et tout. »
De cœur, de sentiments, il en est pourtant peu question, mais d’après des commentaires cette falaise serait celle du grand saut hors de l’enfance.

vendredi 8 février 2019

Chaudrons fêlés.

Mes incertitudes vacillent quand les mots en sont à raser des interlocuteurs dès qu’ils dépassent le calibre sujet / verbe / complément, sans smiley.
Les émoticônes se sont diversifiés en petits cacas pour enrichir les échanges sur les réseaux sociaux. Ceux-ci devaient ouvrir à la diversité, ils ont restreint les groupes qui s’excitent et minent la confiance, ingrédient essentiel à la vie démocratique, en voie de rupture de stock.  
Alors je ramasse quelques mots tombés des emballages, des emballements et les relance sur les voies électroniques : paradoxes et contradictions, reniements et renâclements.
A défaut de saisir les significations de l’heure, j’essaye de regarder le travail du temps, bien que nos oreilles paresseuses ne saisissent plus les tics et tacs contradictoires qui tressent de la sagesse.
En ce moment, dans nos sociétés repues, respirer, boire de l’eau ou du vin, manger notre pain, appellent des excuses et des précautions.
Présentement les casaques jaunes sont en tête de gondole, si bien que les bolchos tolèrent les fachos pour faire la peau des libéraux.
Les démagos mouillent le maillot mais ne savent répondre : comment payer plus de justice sociale ?
Pédagos, bobos devenus, nous avions voulu des esprits critiques et nous avons gagné des sites complotistes où est mise en doute jusqu’à la rotondité de la terre.
Qui ne réclame pas l’intervention des corps intermédiaires ? Mais où sont-ils passés ?
Sabre et goupillon rouillent dans les vide-greniers et les syndicats sont à la rue.
Nous avions voulu la réduction du temps de travail, et le labeur n’est plus une valeur.
Nous voulions « vivre et travailler au pays » : il n’y a plus guère de taf et le pays n’est plus.
Nous estimions toute profession respectable ; le terme « boulot de merde » est advenu.
Nous rêvions de légèreté, nous avons récolté l’indifférence.
Nous aspirions à une intelligence collective : ah non pas de prise de tête !
Nous croyions que les dieux étaient morts ; les culs bénits tournés vers la Mecque nous tournent le dos.
Qui n’a pas condamné l’apartheid en Afrique du Sud, aboli en 1991 ?
En 2019 dans des facs françaises sont installés des ateliers de « non mixité raciale ».
Les élus sont moins bien considérés que les porcs des abattoirs, alors que les discussions politiques n’ont jamais été aussi vives.
Les symboles de la République, ses lieux, ses défenseurs, la presse, sont agressés violemment et ce sont les agresseurs qui couinent.
Nous avions tellement ri : Charlie a été flingué et les degrés de l’humour se sont brouillés.
J’avais choisi Hollande car il pouvait le mieux rassembler; la France est divisée comme jamais.
J’ai choisi Macron pour le renouveau, et tous les conservatismes de se déchaîner. 
A quoi pourraient servir tous ces remords morts ?
 « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. » Flaubert
Et Jean Louis Murat en fond sonore :
« Le paysan est mouru
Qu’est ce qui nous a fait ça ? »
......  
Les illustrations proviennent d'une exposition de photographes italiens à l'ancien musée de Grenoble.

jeudi 7 février 2019

Génie, folie, mélancolie. Christian Loubet.

Hippocrate, parmi quatre humeurs, distinguait la bile noire ou « atrabile » venant de la rate dont le dérèglement rend triste, atrabilaire. Quand Aristote voyait dans cette manière d'être un moyen de manifester sa créativité, Platon y lisait une intervention divine. Depuis l’antiquité la neurasthénie est un thème majeur que nous invite à examiner, de Dürer à Picasso, le conférencier devant les amis du musée de Grenoble. Cet « Homme des douleurs », Christ désolé, est-il de Dürer ? Il semble désillusionné : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Les ermites au début du moyen âge souffrent d’ « acédie », un découragement et des hallucinations causées sans doute par Satan, cousin de Saturne, la planète la plus sombre et la plus éloignée.
Les « Tentations de Saint Antoine » de Bosch expriment ces déchirements
comme les gravures de Martin Schongauer.
« La chauve- souris » de Dürer, liée à l’insomnie traduit l’inquiétude de l’artiste.
Son emblématique « Mélancolia » n’arrive pas à voler, la géomètre est impuissante malgré les instruments de mesure et de maîtrise du monde. Entre l’enfant, figure positive et le chien sujet à des agitations imprévisibles, l’artiste tourmenté ne trouve pas forcément dans le savoir un remède à la déréliction. Au fond sous une cloche, le carré magique de 34, talisman jupitérien pourra-t-il contrer les effets négatifs de Saturne ? Michel Ange, grand dépressif, était un grand actif.
Lorsque le sang dilue la bile noire et provoque la colère, la tentatrice en rouge et noir, la « Mélancolie » de Cranach, aux séductions vénusiennes (putti, pommes, perdrix,  balançoire) taille une verge ensorcelante devant sanglier, génisse, dragon et bouc menant une cavalcade sabbatique, tout au fond.
Au pays des vanités baroques, parmi  quelque « Aboli bibelot d'inanité sonore » comme disait Mallarmé,
Sébastien Stoskopff, illustre le quatrain figurant sur sa « Grande vanité » :
«  Art, Richesse, Puissance et Bravoure meurent
Du monde et de ses oeuvres rien ne demeure
Après ce temps viendra l'Éternité
Ô fous, fuyez la vanité. »
Diderot avait parlé du « sentiment habituel de notre imperfection », mais Füssli à l’époque romantique, où le spleen touche au sublime, livre un puissant « Silence »  prostré, au tracé élémentaire,
et un fantastique « Cauchemar », « nightmare » en anglais qui se traduit aussi par « jument de la nuit ».
Goya, au frontispice des Caprices, avait inscrit « le sommeil de la raison engendre des monstres ». Dans « La Maison de fous » se côtoient agités et prostrés.
« Sadarnapale » sacrifiant ses femmes, peut être un artiste incompris, Delacroix, qui rencontre Nerval : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte,  et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie. »
Le mot dépression est moderne, « Le cri »  de Munch était inévitable. L’enfant relié aux parents situés en arrière, ne supporte pas le cri de la nature, son visage devient crâne.
La mère de Chirico était possessive, barre-t-elle la place ou bien c’est Ariane abandonnée par Thésée ? C’est « La mélancolie ».
« L’ouvreuse » d’Hopper ne regarde plus les ombres grises projetées sur la paroi, elle est seule.
A la suite de Dix, Grosz, Magritte, Degas, et même Bonnard qui ont donné visage aux solitudes et autres oiseaux de nuit, et Picasso après la mort de son meilleur ami ou son dernier autoportrait raclé jusqu’à l’os retournant au primate, je retiens « Le fauteuil gris » de Zoran Music qui avait survécu à Dachau.
Les écrivains n’ont pas manqué non plus autour des ciels vides et des dieux morts,  mais l’exposition proposée par Jean Clair en 2005 «  Mélancolie: Génie et folie en Occident » a laissé un souvenir qui dure. Un livre est toujours disponible qui est ainsi présenté: 
« Depuis certaines stèles antiques jusqu'à de nombreuses œuvres contemporaines, en passant par de grands artistes comme Dürer, La Tour, Watteau, Goya, Friedrich, Delacroix, Rodin ou Picasso, l'iconographie de la mélancolie, d'une richesse remarquable, offre une nouvelle approche de l'histoire du malaise saturnien et montre comment cette humeur sacrée a façonné le génie européen. »
Ron Moeck : « Le gros »

mercredi 6 février 2019

Lacs italiens # 9. Vérone suite.

Les quatre amichi sont pronti à l’heure dite 9h pour se lancer à nouveau à l’assaut de VERONE. Aujourd’hui, nous prévoyons d’utiliser les billets achetés à Sant’ Anastasia valables pour entrer dans trois autres églises sans limitation de dates.
Nous commençons par la basilique San Zeno (Saint Zénon) la plus excentrée, en traversant l’Adige par le pont Risorgimento.
Nous attendons tranquillement l’heure d’ouverture annoncée à 10h nous laissant le temps d’admirer
- la façade lombarde striée de tuf clair et de briques rouges,
- le magnifique prothyron ("petit édicule architecturé construit devant l'entrée principale d'une église") décoré de bas-reliefs et soutenu par deux colonnes portées par deux lions .
- et une rosace surnommée « roue de la fortune » en raison de petites sculptures qui rappellent la destinée humaine.
 
 
La visite de l’intérieur nous est facilitée par le prêt d’audio guides en français qui nous informe sur :
- la lourde porte en bronze compartimentée en scènes bibliques sans ordre logique entrecoupées de têtes de personnages ou d’animaux
- une grande nef qui se poursuit vers l’église supérieure au-dessus de la crypte  à neuf allées  accueillant le tombeau de Zeno
On y accède par deux escaliers latéraux menant au joyau de l’église : le retable La vierge en majesté  d’Andrea Mantegna, chef d’œuvre de la Renaissance
Sur les murs dénudés subsistent quelques  fresques aux tons pastels dont une scène avec des scorpions disposés sur la nappe, symboles de la trahison
Une statue de Zénon riant confirme l’information audio comme quoi, le saint serait un Noir, un Maure de Mauritanie
Nous terminons par une promenade dans le cloître en parfait état.
Nous marchons ensuite jusqu’au Castel vecchio. En chemin, nous passons devant une peluccheria d’où s’échappe la voix lyrique du coiffeur audible dans toute la rue. Nous applaudissons ce « barbier de Vérone » amateur du bel canto encore si prisé des italiens.
Le Castel vecchio assorti à son pont sur l’Adige constitue un ensemble fortifié  bien retapé, avec ses  briques rouges, créneaux en ailes d’hirondelle, chemins de ronde et douves. J. renonce à la visite  et préfère nous attendre dans la cour intérieure tandis que nous déambulons dans le musée.
Le rez-de-chaussée est consacré à des statues religieuses et moyenâgeuses ; les femmes portent souvent deux longues tresses fusionnées en une seule à mi-parcours.
 
 
 
La muséographie est aérée, avec un éclairage naturel et un ajout de passerelles en métal qui s’associent  bien aux murs anciens, dans le même esprit que dans le musée de l’Evêché à Grenoble. Les deux étages supérieurs exposent  des peintures du XIV° siècle, heureusement mises en valeur dans un espace où l’on a pu conserver des fresques décoratives aux motifs géométriques, parfois inspirées par les tissus d’antan.
Beaucoup de Vierges à l’enfant, de peintures religieuses  sont disposées sans entassement dans les salles, certaines frappent par leur modernité, dans la façon de peindre des aplats ou de dessiner les traits des personnages par exemple. Nous avons le droit de nous promener sur des portions de chemins de ronde, d’où nous dominons l’Adige.