dimanche 8 février 2009

Cabaret Chromatic

Joli spectacle original à voir en famille ou avec sa classe : on peut s’amuser à reconnaître 17 tableaux de Bosch à Kandinsky animés par des artistes circassiens, des danseurs, des musiciens plein d’allégresse. Deux personnages sortis d’une bande dessinée de Gottlieb, dont Newton, nous servent de guides. Leurs bavardages disparaissent bien vite sous les vives couleurs de tambours de flamme qui prolongent « la forge » de Le Nain ou sous la virtuosité de l'acrobate au mât chinois du "Radeau de la méduse". Une Marianne échappée du tableau de Delacroix apparaît si fragile sur son fil. Little Némo se retrouve dans le lit géant de Van Gogh et la célébration de la terre croise les images de Millet et la puissance d’une danse aux racines africaines : un spectacle inventif.

samedi 7 février 2009

« La banque croûte et l’université jeûne »

Les slogans trouvent parfois la formule magique, et la postérité de 68 a tenu aussi à quelques bouquets de mots bien assortis. Cette phrase en titre prise sur une banderole de 2009 résume toute l’absurdité du système et son injustice.
Mais il n’en va pas toujours ainsi et bien des mots perdent de leur vérité.
« Maman, je t’aime, attache moi… » Les panneaux lumineux sur les autoroutes s’essayent à l’originalité, mais à afficher ainsi les sentiments les plus intimes ne les épuise-t-on pas ?
L’autre jour un chroniqueur s’insurgeait des développements culpabilisants concernant les places réservées aux handicapés : « si tu prends ma place, prends mon handicap » comme si une information ne suffisait pas.
Que de temps, de salive perdue à expliquer : « tu sais ce n’est pas bien de taper sur ton camarade ». Allons le dire dans les cours de récréation à Gaza !
Les mots n’ont plus de sens quand il faut mettre de l’amour derrière une ceinture de sécurité. Quand « enfoiré » est devenu un mot chaleureux ou lorsque Darcos dit valoriser le soutien scolaire quand il supprime massivement des postes de personnels spécialisés dans le soutien.
Dupliqués les clichés deviennent ridicules, ainsi jeudi dernier, l’expression« jeudi noir » compilée, propagée jusqu’à devenir transparente, a-t-elle suscité un petit additif le lendemain après le succès des manifestations : « jeudi noir…de monde » ?

vendredi 6 février 2009

« Où on va papa ? »

Se lit en un éclair et vous traverse comme une flèche. Jean Louis Fournier est le papa de deux enfants « pas comme les autres », il en parle avec amour, humour, noirs. « Je me moque moi-même de mes enfants. C’est mon privilège de père ». Terrible. Je n’avais pas tout apprécié de cet auteur qui avait un peu allongé la sauce dans sa grammaire impertinente mais dans ce livre où l’objet transcende tout jugement, je me mettrais volontiers de son côté contre les critiques de certaines belles âmes. Il a eu le prix Fémina et un grand succès de librairie. Un des deux enfants est mort : « Maintenant Mathieu est parti chercher sa balle tout seul. Il l’a jetée trop loin. Dans un endroit où on ne pourra plus l’aider à la récupérer ». C’est tout le long comme cela : intense, essentiel.
J’ai trouvé sur un site cette vidéo dont il est l’auteur, en ayant lu le livre, ce qui est drôle dans cette petite histoire prend une dimension poignante.

jeudi 5 février 2009

Musée Géo Charles

Le seul musée en France qui associe l’art et le sport se trouve à Echirolles.
La veuve de l’écrivain collectionneur a légué des œuvres de Derain, Delaunay, Léger que son mari avait acquises lors de sa vie dans le Montparnasse brillant des années trente.
Des œuvres contemporaines alimentent des expositions temporaires.
Le corps et l’esprit, les pieds et la main, les intellectuels s’encanaillent dans les tribunes populaires, l’encre et la sueur, PSG et NRF.
Un lieu familier avec des œuvres originales et un point de vue qui me convient complètement.
Même si je n’étonne plus grand monde, j’aime bien répondre par exemple, au questionnaire de Proust revu par Pivot :
- Quel personnage pour illustrer un nouveau billet de banque ?
- Yohan Gourcuff !

mercredi 4 février 2009

« Base élèves » dans nos têtes

J’interromps, cette semaine, la publication de ma rubrique du mercredi « faire classe » où j’essaye de rassembler ce qui a constitué ma pratique pédagogique ces dernières années, pour transmettre un texte rédigé par Jean Pauly, directeur d'école dans le Lot, membre du collectif national de résistance à la base élèves.
Il m’a convaincu que le problème « base élèves » n’était pas anecdotique.
Ce sujet ne m’avait pas semblé central d’autant plus que j’ai eu à regretter parfois que des prises en charge d’enfants en souffrance ne soient pas effectuées suffisamment tôt, faute de partage d’informations. Mais il s’agit de bien autre chose. En outre, ce collègue exprime des ressentis sur l’évolution de la profession, que je partage, sans avoir réussi à les formuler clairement.
Prologue
C'est une réunion de directeurs et de directrices de circonscription.
Vous voyez le tableau, nous sommes dans une salle des fêtes de centre bourg.
Sur la scène – celle prévue sans doute pour les spectacles en costume de papier crépon, les évolutions collectives et les reprises de la chorale enfantine – sur la scène, donc, l'Inspectrice a installé son grand quartier général. Elle trône au centre, à un bon mètre de hauteur, on voit ses chaussettes et ses escarpins, et pilote la réunion derrière le rabat de son ordinateur portable. Un vague écran sur le mur affiche une succession de titres sur fond couleur, des diagrammes et des tableaux, illisibles depuis la salle. La salle où nous sommes… comme au spectacle, sur des chaises en plastique équipement collectif accrochées les unes aux autres par une barrette de métal… la salle où nous subissons plus d'une heure de consignes pour les saisies informatiques des évaluations CM2.
Que ça… pendant une heure!
Sur la scène aussi, la brochette des conseillers pédagogiques de circonscription, chacun à son pupitre. On ne voit pas leur tête derrière l'écran de leur portable et on devine qu'ils ne sont pas très à l'aise. Ils se terrent, les ex-collègues, barbouillés par la difficile digestion de toutes les couleuvres avalées, serrant le popotin sur la sellette, chacun sa tâche… qui d'apporter une précision, qui de prendre les notes, qui de confirmer la bonne parole. La responsable informatique a rang de ministre d'état et l'oreille de la patronne…
"T'as vu, elle a un nasus" me dit ma voisine. "Un quoi?" "Un Asus… c'est le top…"
Heureusement la pause café arrive… ça râle sec autour du verre en plastique… ça promet du saignant dans la deuxième partie des questions posées… et qu'on va voir ce qu'on va voir… et qu'on va pas se gêner… et qu'elle va nous entendre…
On se rassied dans les murmures…
Trente doigts se lèvent, le micro de salle est happé par la foule, trente questions, trente récriminations, trente déclarations fracassantes…
Et pas une sur ce qui saute aux yeux, qui paraît l'évidence dans cette mise en scène surréaliste et délirante… pas une seule mise en cause du conditionnement technologique et de la fuite en avant dans les systèmes.
***
Je fais partie des 170 directeurs et directrices qui ont signé l'appel à ne pas renseigner la Base élèves. 170… une paille… une aiguille dans la botte de foin de l'Education Nationale… une rumeur à peine audible dans l'assourdissant silence de cette grande muette.
La profession participe, dans son immense majorité, à ce projet. Elle s'est émue du contenu des renseignements demandés sans comprendre que la finalité de Base élèves était la création du répertoire et l'immatriculation forcée des jeunes scolarisés.
Elle aurait pu se poser des questions, s'inquiéter de la destinée d'un fichier centralisé, se préoccuper du contrôle nécessaire des systèmes informatiques ou mettre en avant le principe de précaution. Elle aurait pu, tout simplement, avoir le réflexe de la protection de l'enfance jetée ainsi en pâture dans le grand bain des politiques de contrôle de la population.
Elle aurait pu. Elle ne l'a pas fait. Elle ne le fait pas.
Comment expliquer que les enseignants trahissent à ce point les valeurs de leur métier et leur engagement pour l'enfance… sans même s'en apercevoir?
C'est une question que je me suis souvent posée et qu'on nous a souvent posée dans les réunions. Je vais essayer de l'aborder en avançant cette hypothèse : si la Base élèves a pu s'installer aussi facilement dans notre paysage, c'est qu'elle était là, tapie, dans nos têtes… c'est qu'elle était à l'œuvre, souterraine, dans les conditionnements subis depuis une vingtaine d'années.
Nous ne sommes pas complètement « victimes innocentes » dans cette affaire. Nous, c'est-à-dire les instits, les "de gauche", les républicains, les pédagogues, les syndicalistes ou les militants de l'école "nouvelle"…
Adeptes de la modernité, nous avons laissé filer la tradition humaniste du métier avec l'eau du bain.
Enfermés dans des batailles à court terme, nous n'avons pas su voir plus loin que le petit périmètre de nos revendications.
Intimidés par les discours des experts, nous avons accepté les techno-logiques (comme dit David Corneille) dans nos pratiques.
Dépossédés du point de vue d'ensemble, nous nous sommes fourvoyés dans des impasses… et nous avons commencé à perdre notre âme.
Je propose ici une mosaïque de réflexions, les unes argumentées, les autres plus intuitives, sur les bouleversements de l'école que nous avons vécus et qui ont préparé le terrain à la résignation. Le lecteur aura peut-être du mal à retrouver un lien direct avec le sujet, voire peut-être une cohérence. Le fil logique de tout cela n'est pas toujours encore très clair pour moi. Si je devais en dérouler un, d'emblée, ce serait celui d'une histoire d'instit (la mienne) et de son ressenti.
*Sortir du petit périmètre
Elle ne verrait de la mer que chaque vague, l'une après l'autre,
et ne comprendrait pas la houle et son immense mobilité,
ni les promesses et les dangers qu'elle recèle
(Note technique : au rugby, quand on dit qu'on joue dans le petit périmètre, c'est qu'on reste cantonné autour des regroupements et qu'on n'envoie pas la balle au large… C'est un choix qui peut s'avérer utile quand on n'a pas confiance dans ses capacités ou quand on est sur la défensive. C'est un jeu qui peut faire gagner sur un match, mais rarement sur une saison).
La bataille contre la Base élèves a été perdue par la profession en juillet dernier parce qu'elle a joué dans le petit périmètre. Elle n'a pas su voir plus loin, aveuglée par le débat sur les items et notamment sur celui de la nationalité et des sans-papiers… ce n'est finalement qu'un aspect secondaire, ou simplement une conséquence possible de la mise en place du fichier nominatif centralisé.
Nous savons maintenant - et nous commençons à être crédible là-dessus - que le point central est celui du numéro d'identification.
Aujourd'hui encore, pour beaucoup d'entre nous, la résistance à la Base élèves est une ligne dans le catalogue des résistances alors, qu'à mon sens, elle va au-delà des questions strictement politiques : la mise en place du fichier national n'est pas une invention de Darcos (elle a commencé en 2004); elle ne sera pas résolue par la démission du Ministre, ni par la défaite de Sarkozy aux élections… parce que le projet vient de beaucoup plus loin et résistera aux péripéties à venir. Il touche à des questions de fond qui se posent depuis longtemps à l'école et à la société sans qu'elles aient pris jusqu'à maintenant ce caractère déterminant.
Je crois que notre hiérarchie ne ment pas sur un point : le projet de la Base élèves est aussi un projet de gestion de l'éducation nationale, en gestation depuis longtemps dans les bureaux du ministère. L'équipe en place ne fait qu'achever un travail préparé par toutes celles qui l'ont précédée.
L'objectif est de moderniser la vieille Maison considérée par l'air du temps comme peu rentable et inefficace. Pour cela, il faudrait des outils de mesure (comme les évaluations nationales) et une gestion pilotée par des systèmes informatiques centralisés.
Je ne pense donc pas qu'on puisse assimiler ce plan de re-concentration autoritaire aux politiques de démantèlement de l'Institution Ecole, par ailleurs très réelles. Je serais même tenté de défendre le contraire : il s'agit d'une réorganisation par le haut d'un mammouth qui bat de l'aile. Le développement continu de la machinerie bureaucratique me fait plutôt penser au syndrome de l'Urss en phase terminale : ils pensent pouvoir s'en sortir avec encore plus de centralisation.
J'ai plusieurs fois évoqué le pouvoir de la technostructure… j'espère que cette formule a une réalité sociologique car elle évoque bien ce que je pense : les logiques auxquelles nous sommes soumis – auxquelles nous sommes sommés – ne sont pas forcément toujours des logiques politiques à court terme. Il y a une dynamique propre de la bureaucratie technique qui me paraît bien plus forte et plus profonde que la volonté des appareils politiques. Qu'elle soit utilisable à des fins répressives immédiates est une donnée, mais ça ne me semble pas être le cœur du problème, ni son origine.
La Base Elèves serait la créature de la technostructure.
Ce qu'on peut craindre, c'est qu'elle lui échappe comme le monstre échappait au Docteur Frankenstein ou comme le nuage de Tchernobyl filait entre les doigts des ingénieurs de la centrale.
*L'instit' d'hier et le professeur des écoles d'aujourd'hui.
La bonne pensée bruisse dans le silence feutré des bâtiments d'époque.
Je ne veux pas idéaliser ce que furent les années 70-80, les années d'un autre siècle… mais, convenons en, l'instit' d'alors avait beaucoup plus d'autonomie que le professeur des écoles d'aujourd'hui. L'Institution était un peu coincée, voire revêche, mais ne cherchait pas à tout tenir comme aujourd'hui. C'était une vieille dame poussiéreuse et un peu dure d'oreille qui exerçait son contrôle sur l'apparence et la tenue plus que sur le contenu du travail. Bonne mère, elle faisait preuve d'une certaine tolérance vis-à-vis de ses enfants les plus turbulents et réagissait avec discernement aux provocations de circonstance. Le personnel d'inspection pouvait parfois se montrer très ouvert… j'ai souvenir de quelques uns qui se permettaient des libertés par rapport au discours officiel tout à fait inimaginables aujourd'hui.
A l'Ecole normale, où j'usais le fond de mes jeans de ces années là, nous pouvions passer quelques jours dans la classe de Marceau, ou de Ségala, ou de Cadiou que nous nous étions donnés comme maîtres compagnons du moment… Les mouvements pédagogiques avaient pignon sur rue. Nous faisions des stages officiels chez les Francas ou dans les Cemea. Le mercredi, nous animions des après-midi Usep. Un groupe Freinet qui réunissait des profs et des élèves-maîtres s'était monté derrière les murs de la vieille maison. Un Inspecteur était président de l'Occe. Avant le premier poste, une dizaine d'entre nous s'étaient retrouvés dans un centre de colo pour préparer sa rentrée au bord de la mer, échanger des outils, des idées, des émotions.
Plus rien de tout ça aujourd'hui… une administration cuirassée, une machine et ses rouages bien en place, une armée de techniciens de l'éducation (de vrais professionnels!), des inspecteurs sans état d'âmes. Bientôt des super-directeurs… et des fonctionnaires.
Des fonctionnaires… la première fois qu'on m'a sommé de l'être, c'était il y a presque dix ans, pour me reprocher une liberté de parole… j'étais tombé de cul. Naïvement, je pensais que j'étais beaucoup plus qu'un fonctionnaire, beaucoup plus, beaucoup mieux, en étant un "militant de l'école".
On commençait à changer d'époque, sans doute… et c'était sous la gauche.
*Education et Education populaire
S'il avait le temps, il regarderait le ciel… de vagues souvenirs d'un stage franca…
Pour notre génération, l'école et les mouvements d'éducation populaire étaient intimement liés. Le plus souvent, nous avions été monos avant d'être instits. C'était un tout. L'enfance était un tout : à l'école, au centre aéré, en camp, à la cantine, au stade, à l'étude. L'éducation était un tout : les savoir savoir, les savoir faire, les savoir penser, les savoir être, les savoir dire… très loin des débats de sourds entre tenants de l'instruction et tenants de l'éducation. Aux formations des Cemea, par exemple, c'est un directeur d'école de banlieue qui nous emmenait dans les bois. Il ressemblait au maître à blouse grise de "La guerre des boutons" (le film). Nous sortions nos Opinel pour tailler des branches de noisetier. Nous aurions pu sortir nos stylos rouges pour souligner le verbe conjugué de la phrase ou poser la division à deux chiffres. C'était pareil. Tout cela procédait d'une émancipation républicaine qui n'avait pas besoin de dire son nom. Un état d'esprit. Une culture partagée par l'époque, les parents, la gauche, le syndicat, les œuvres… et l'Institution sans doute… du bout des yeux et des lèvres.
L'enfance était un monde. On la considérait en bloc. On n'avait pas de projets personnalisés. On ne décortiquait pas les tenants et les aboutissants. On y allait comme ça… et le reste (la psychologie, l'approche individuelle, les considérations particulières) suivait. J'ai l'impression qu'un élan nous portait et entraînait tout derrière lui sans qu'il soit besoin d'y remédier.
L'éducation populaire a disparu de nos horizons. Petit à petit. Oublié, ce formidable gisement d'expériences, de connaissances, de pratiques ouvertes. Etranglé aujourd'hui par la suppression des subventions. Etouffé alors par les grosses machines du savoir officiel. Par le triomphe des experts.
*Le triomphe des experts
Il portait maintenant les cheveux courts et une boucle à l'oreille, comme tout le monde…
La disparition des écoles normales a sonné un premier glas. Je ne veux pas les pleurer maintenant, ne les ayant pas regrettées alors. Mais tout de même… en quelques années, les praticiens ont quasi disparu de la formation.
L'Université en prenant en charge les Iufm a apporté un nouveau souffle dans les bâtiments centenaires, une tenue intellectuelle, des connaissances, un recul sur les choses du quotidien. Mais en même temps, sûre d'elle même, elle a exclu de fait tout un pan du savoir instit, des traditions, des tours de main et des outils. Elle a exclu – peut-être sans le vouloir - les mouvements d'éducation populaire et les œuvres laïques en les reléguant d'abord à la marge du système de formation, puis en les confinant, comme des curiosités, au musée de l'histoire de la pédagogie.
Sur un autre plan, l'emprise de l'Université a fait beaucoup de mal à la culture humaniste du monde de l'école (l'esprit de polyvalence) en important le cloisonnement de ses matières enfermées dans des jalousies corporatives. Les conseillers pédagogiques spécialistes se multiplient aux dépens des "généralistes". Les promoteurs des disciplines se tirent la bourre dans l'antichambre du ministre avec leur plan de rénovation prioritaire. Les colloques font florès (la litanie des chercheurs du petit bout de la lorgnette) d'où l'auditeur ressort plus décousu encore. D'où aussi, le rare bonheur d'écouter la parole cohérente d'un intellectuel qui s'élève au dessus des disciplines pour un tour d'horizon salutaire…
Ce cloisonnement dont je parle et cet émiettement intellectuel ont joué un rôle important, il me semble, dans le triomphe actuel des experts et des conceptions de l'école de plus en plus techniques et de plus en plus fermées… On fractionne, on découpe l'acte éducatif en mille petits morceaux didactiques et on perd la vision d'ensemble. On perd l'âme des choses.
*Le bureau des statistiques
Mme Lambert présente l'organigramme de la cellule Développement et Perspectives…
Je m'amuse à imaginer l'étage du ministère consacré aux études statistiques.
Tout aurait commencé il y a une trentaine d'années. Quelques fervents de la règle à calcul – des mathématiciens, des géographes, des sociologues, des économistes – auraient pris position dans un obscur bureau d'une annexe de la rue de Grenelle. Les voilà maintenant au sommet du pouvoir, au creux de l'oreille du ministre, en ligne directe et sur le même palier… comparant, évaluant, conseillant, prévoyant, simulant, prospectant.
Enfin de la macro vision de l'école pilotée par des gens qui savent jusqu'au bout des ongles! Enfin du solide, de la réalité vraie mesurée par des professionnels de la statistique!
Les évaluations nationales nous sont arrivées dans la foulée. Elles ont mobilisé des centaines de milliers de classes, des enseignants, des conseillers, des inspecteurs et des chercheurs. Elles étaient d'abord complètement anonymes. Puis nous avons vu les premiers tableaux comparés… par circonscription, par classe, par élève enfin. Sans nous en apercevoir, nous avons rendu des résultats nominatifs. Nous avons rougi en réunion parce que le pourcentage d'échec sur l'item 46 était particulièrement élevé dans notre classe et que ça se voyait. Nous y avons cru… un peu. Nous avons pensé qu'il fallait en tenir compte. Ainsi nous avons enfermé nos élèves dans un labyrinthe de données chiffrées sans issue. Nous nous sommes enfermés nous-mêmes dans une mécanique évaluation–analyse–remédiation rigide et bornée. Et pour quel résultat?
Aujourd'hui, la boucle se boucle. La Base Elèves deviendra peut-être – on ne le sait pas encore - le support naturel des relevés des évaluations.
Traçabilité. Transparence. Lisibilité.
Zéro défaut…. ou déviance.
*La culture de la modernité
« T'as un look de jardinier Camif, Maurice… »
Nous avons aimé être modernes.
Enlever nos blouses grises, mettre les tables en carré, jouer de la guitare, écrire au marqueur fluo, travailler sur fichiers… nous précipiter sur les nouvelles technologies avec la foi du charbonnier… être de gauche.
Pas un congrès syndical sans l'appel à CHANGER l'école. Pas une déclaration pédagogique sans mettre en avant l'école nouvelle, l'école moderne, l'école de DEMAIN. Pas un discours de ministre progressiste sans de vibrants plaidoyers pour l'INNOVATION.
Trente ans après, les slogans fatiguent. A force de changer, nous avons perdu la boule et les mots sont vides. Ils nous précipitent dans des débats impossibles du genre "la grammaire, c'est réac" ou "le web c'est fun".
Les slogans nous figent.
Drôle d'époque où nous avons de plus en plus de mal à trier entre le vrai et le faux, le virtuel et l'accompli, le réel et l'illusion… le progrès et le moderne. Drôle d'aventure que celles des mots. Quand nous vilipendons la tradition au profit de la modernitude, le marketing agricole fait le contraire : les produits qui se vendent sont des produits Tradition et la nouvelle alimentation est identifiée à la mal bouffe.
Aujourd'hui, la "gauche moderne" renseigne la Base élèves tandis que la hiérarchie catholique, paraît-il, s'inquiète de l'atteinte au respect des personnes. Le discours obsessionnel de la modernité a été repris par les libéraux à l'assaut de la vieille forteresse.
Les mots ne veulent plus rien dire. Les géographies politiciennes n'ont plus beaucoup de sens. Mais on continue comme avant, conditionnés, comme les chiens de Pavlov.
*L'idéologie informatique
Les Lumières, c'est fini… si tu vois ce que je veux dire…
Un souvenir me vient à l’esprit… c’était dans les années 90 en plein boum des nouvelles technologies. Je participais au réseau Marelle que des petites classes rurales isolées utilisaient pour des correspondances et des interactions immédiates grâce à l’Internet, le fax, et toutes sortes de moyens de communication. Les instits qui animaient ce réseau étaient des pionniers (ils avaient commencé avec le minitel) et avaient alors une longueur d’avance sur les questions pédagogiques induites par l’introduction des Tice à l’école. J’avais été invité à présenter l’outil Marelle à un colloque d’un cddp quelconque. Un colloque… que dis-je ?... une foire commerciale plutôt.
Je ne connaissais pas grand-chose aux questions techniques. J’avais apporté une vieille bécane : le logiciel Marelle était très simple d’utilisation pour les élèves et ne nécessitait pas d’ordinateurs sophistiqués. J’ai vite compris que ça n’intéressait pas grand monde. Le public branché était attiré comme des papillons de nuit par le clinquant, la nouveauté, la performance et pas vraiment par l’intérêt pédagogique des machines. J’ai vite compris que ce petit monde abordait la technique de manière tout à fait infantile, comme fasciné, sans aucun recul.
Cette inconscience peut faire penser à ce que fut le scientisme à la fin du XIXème siècle… même absence de réflexion, même idolâtrie des machines, même idéologie ridicule. Ce pourrait être marrant… on sait maintenant, après deux guerres mondiales, que ça peut mener à des catastrophes.
La bêtise omnipotente des branleurs de clavier, le délire métaphysique de certains penseurs de l'âge informatique (la noosphère comme nouveau ciel des Idées), le cynisme des marchands de matériel font maintenant le quotidien de l'Education Nationale. Pas une année sans qu'un "spécialiste" nous vante le logiciel didactique miracle ou le nouvel équipement indispensable. Et les instits suivent… vaille que vaille… enthousiastes, ou culpabilisés, ou allergiques… ou les trois à la fois. Jusqu'à renseigner la Base Elèves.
*La fin d'un métier : du praticien à l'exécutant
On pensait que la classe était un bateau et que c'était beau.
Laurent Ott a souligné un aspect de la mise en place de la Base Elèves que nous n'avions pas mesuré dans les premiers temps. En créant le fichier national, l'institution externalise la gestion de chaque école, transformant le directeur en "bipeur de supermarché", celui qui transmet les données au nouveau super gestionnaire. Ce serait une dépossession de plus, l'achèvement de ce qui est à l'oeuvre depuis des années et que j'ai déjà évoqué plus haut : la perte de l'autonomie du praticien, le monopole de la parole pédagogique des experts, l'encadrement de plus en plus serré des initiatives et des projets, la culpabilisation, l'intimidation et l'infantilisation du personnel orchestrées par les DRH académiques.
Dans quelques années, il n'existera plus rien de ce qui a fait la richesse de la grande Maison, ce foisonnement, cette pléthore, comme dans un défilé de carnaval. Voici venir les bataillons au carré, les futurs professeurs des écoles recrutés au profil… les exécutants.
Je m'énerve depuis longtemps de l'enfermement progressif des préoccupations du milieu et de son corollaire corporatiste. L'horizon des revendications se borne le plus souvent aux problèmes de gestion et sort très rarement des sentiers battus et rebattus par les cortèges. En passant du praticien ouvert et curieux sur le monde au modèle du pion exécutant, la profession a perdu le goût des grands espaces. L'instit' devient un "travailleur" comme les autres (une autre manière de dire fonctionnaire).
L'instit' devient ce que l'époque en fait.
*L'acte éducatif est d'abord un acte d'humanité…
Le maître était content, la classe était ravie…
Le lecteur aura compris que je me méfie beaucoup des sciences de l'éducation, ou plutôt de l'éducation affichée comme une science. Je suis probablement très ignorant de ses apports concernant la connaissance de l'élève, les méthodes et les approches éducatives. Pourtant, j'aime penser qu'une petite part de l'éducation échappe aux catégories, comme à l'observation. Un je ne sais quoi, une magie, un petit rien insaisissable qui relie l'adulte et l'enfant et qui est sans doute déterminant.
J'ai l'outrecuidance de penser que je connais mieux la réalité de la classe que tous les chercheurs réunis. J'entends par là, la connaître intimement, presque charnellement, au fil des années, des longues années, dans la répétition et l'ennui, les habitudes et l'épaisseur du temps… l’encre de la photocopieuse, la poussière de la craie, le ronron de l’unité centrale… Je serai comme cet artisan qui connaît mieux la machine que l'ingénieur qui l'a conçue, parce que c'est la sienne, celle qu'il utilise quotidiennement, celle à qui il parle dans la solitude de l'atelier.
Un des aspects de la modernisation forcée de l'école est bien (comme le disait Christian Gerbelot) ce passage de l'artisanat du maître à celui du technicien de l'éducation dans des pratiques de plus en plus émiettées, sur la grande chaîne de l'entreprise Ecole. Dans ce cadre, les experts animeraient un bureau des méthodes, analysant chaque geste de l'exécutant et chaque étape du cycle pour en tirer le maximum en terme d'efficacité et de rentabilité, éliminant le superflu… à savoir l'envie, l'imagination, la fantaisie, la relation humaine.
Alors, le maître-personne n'existera plus, celui qui se trompe aussi, qui reprend, qui s'excuse, qui s'en veut… et qui vit.
*Les mômes
Ce qu'il aimerait Valentin, c'est disparaître. Se fondre et qu'on en parle plus. Voilà…
Les mômes, les gamins, les gosses, les drôles, les bout d' choux…
C'est pour ne pas les inscrire que je suis réfractaire à base Elèves. Viscéralement.
Parmi les chroniques que j'ai écrites*, une de mes préférées s'intitule Essai collectif… L'histoire de Valentin, le problème-Valentin qui passe en commission et "qu'on étudierait par tous les bouts". Lui, il n'aspire qu'à une chose "disparaître et qu'on n'en parle plus".
Cette chronique, je l'avais inventée et je ne pensais pas que j'allais la vivre en vrai. C'était en juin dernier. J'accueillais un élève de "centre" pour quelques semaines. A la réunion de synthèse comme on dit, son père, ses éducateurs, son maître du centre, le maître référent et lui, le gamin assis sur une chaise, comme nous, en rond. Alors, ils ont parlé de lui devant lui. Il fallait qu'il prenne conscience. Ils lui ont demandé de s'engager sur un objectif. Il a dit oui, qu'il s'engageait… c'était comme une mise en scène convenue et obligatoire. Le gosse, il tordait ses mains et balançait ses jambes sous sa chaise. J'étais malheureux pour lui. J'étais malheureux pour les gens de la commission (tous des copains). J'étais malheureux pour nous.
Jamais, on ne s'est autant occupé des mômes.
Jamais on ne les a autant étudiés, analysés, disséqués, traqués...
Ils ne peuvent pas y échapper : être acteur de ses apprentissages, choisir entre son père et sa mère, être citoyen, et consommateur pulsionnel, et spectateur averti…
Maintenant, ils ne font plus exception du monde des adultes.
Il faut qu'ils aient leur mot à dire, alors que parfois, ils aimeraient, justement, pouvoir se taire.
Les mettre sur un piédestal, n'est-ce pas aussi les mettre sur la sellette?
Fichons la paix aux gosses, ne les fichons pas…

Le 20 janvier 2009.
*Pendant une année scolaire passée, j'ai tenu chronique tous les jeudis, depuis ma classe de Reyrevignes. Ces textes qui traitent de petites histoires d'école et de village, sur le mode littéraire, ont été rassemblés par les Editions Odilon dans un recueil "L'année des quarante jeudis", paru en mars dernier. A commander chez le libraire ou chez l'éditeur.

mardi 3 février 2009

Résistance contre Base - Elèves. « Les blés sont sous la grêle »

Monsieur le préfet,
Avant votre destitution, puisque récemment Grenoble n’a pas connu qu'une seule manifestation de 50 0000 personnes, mais deux ! Je porte à votre connaissance ci-dessous un texte lu par un individu nommé Jean Jullien devant 1500 de ses semblables. Comme il s’agit de mon maître, j’ai l’honneur de m’en déclarer complice. Par ailleurs si vous envisagez de mettre en « cabane » ce passionné du Vercors, parce que ça commence à faire un moment qu’il sème ses petites graines de liberté, vous devrez prévoir un vaste parloir parce qu’il y aura sûrement du monde pour lui apporter des oranges (non traitées).
Discours lu pour la défense de Jean Yves Le Gall directeur ayant refusé de « renseigner » Base Elèves, aujourd’hui menacé de sanction.
J’étais instituteur, directeur d'école.
Je suis ici pour bien des raisons.
J'ai travaillé syndicalement, pédagogiquement, avec plusieurs des directeurs qui refusent de renseigner Base-Elèves, dont Jean-Yves. Je les connais bien, je les estime. Ils disent non à de l'inacceptable. C'est la moindre des choses d'être à côté d'eux.
Fraternellement.
Une autre raison, c'est que je suis grand-père.
J'ai vécu le temps où, instituteurs, nous étions les maîtres de notre travail.
Concevoir et fabriquer ensemble des outils, apprendre le métier en allant dans les classes des uns et des autres, discuter quand c'était difficile...
Accompagner les enfants, leur donner les moyens de s'exprimer, de communiquer ; leur apprendre à s'organiser ; leur faire comprendre la nécessité de lois, de lois pour vivre ensemble, faites en commun ; laisser les enfants se tromper, tâtonner, découvrir... je suis convaincu que cela reste le cœur d'une éducation durable.
Et j'entends maintenant le manque de temps, les pressions, la traque de la rentabilité, je lis le ressenti de l'un des 170 réfractaires à Base-Elèves, qui écrit : « … l'école n 'est plus un lieu qui se gère lui-même mais un lieu géré en temps réel de l'extérieur et à son insu, l'école n 'est plus un lieu qui se pense mais un lieu qui est pensé. » Dans ce plan qui est en route, le tâtonnement expérimental, l'accompagnement des enfants, l'humain ne sont pas cotés : cette école à laquelle nous avons apporté une pierre d'humanisme, les naufrageurs sont en train d'en faire une machine à produire les cadres, les exécutants, les chômeurs dont leur système a besoin.
Un fichier, on sait où ça commence, on ne sait jamais où ça peut aller, celui des empreintes génétiques a dérivé jusqu'aux faucheurs de maïs . . .
Et dans notre environnement de jungle ultra-libérale, on peut vraiment, sans rire, se porter garant de l'usage d'un fichier ? Qu'en plus, l'enfance soit dans la nasse n'est pas tolérable.
Au sortir d'un conseil de discipline, dans les années 70, j'ai entendu, si j'ai bonne mémoire, le délégué syndical qui venait de défendre le collègue, expliquer qu'il avait plaidé la tradition universitaire.
Le 9 décembre dernier, un petit groupe de parents et de grands-parents réunis ici, devant l'Inspection Académique opposait un barrage symbolique à l'entrée des directeurs convoqués pour se former à Base-Elèves. La police avait été appelée et le représentant de l'I.A., très présent, ne s'est pas opposé à ce que des policiers sortent leurs triques d'emblée et, je peux le certifier, les utilisent.
Il se pourrait que des traditions universitaires soient en train de se perdre.
La Résistance des années 40 Ieur fait encore peur : : « il s’agit aujourd'hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance », écrivait en octobre 2006 un ancien numéro 2 du Medef.
Une résistance qu'ils couvrent de sur-commémorations pour la récupérer, la délayer, pour faire oublier que c'était non seulement un combat contre un envahisseur mais aussi pour un pays plus juste, pour la dignité des travailleurs, un combat contre l'Etat Français qui raflait, qui emplissait des camps et qui déplaçait les instituteurs.
Un Etat Français auquel le leur se met parfois à ressembler.
Les résistances aujourd'hui, ils les répriment. Une sanction est une sanction et c'est bien d'une sanction dont il est question pour Jean-Yves, directeur indocile et syndicaliste notoire.
Ce qui se passe maintenant n'est rendu possible que par un conditionnement en route depuis du temps. Maintenant, les blés sont sous la grêle, le temps est venu de se serrer les coudes, de retourner aux syndicats, aux mouvements pédagogiques, d'y travailler.
Dire non au gâchis, désobéir, dire oui à la vie. .. avons-nous oublié ? Et parce que, dans le déni de vie qui est en route, il y a de l'absurde, se souvenir de Camus : « je tire de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion ».
29 janvier 2009

lundi 2 février 2009

« Il Divo »

J’aime l’Italie, et je fais à chaque fois l’étonné quand s’accumulent les preuves d’un état gangréné par la maffia. Pas besoin d’être très au fait des arcannes de la vie politique de nos voisins, le parcours d’Andreotti de ces cinquante années au pouvoir est accablant pour la société transalpine, et en même temps le cinéma français est bien incapable de produire un film aussi fort sur son personnel politique. L’humour du « pape noir », de « l’inoxydable » lui épargne un costume trop caricatural de salaud :"on m’accuse à peu près de tout, sauf des guerres puniques". Chaque plan est parfait, non comme un habillage branché, mais au service d’une investigation, qui va au-delà d’un destin politique : la caméra s’approche du masque de l’énigmatique insomniaque, et balaie les sombres palais Romains à un rythme endiablé. « Belzébuth » va se confier à un prêtre très tôt le matin, entouré d’une armada de policiers ; des suicides, des règlements de compte s’accumulent en parallèle, Aldo Moro est sacrifié. Des cartouches assassins énoncent la grossièreté de l’immunité du sénateur. Nous suivons le bossu impénétrable et solitaire dans sa vie de petit bourgeois migraineux, nous entendons la férocité de l’état et notre incrédulité s’excite :"le mal est nécessaire pour arriver au bien".