mardi 4 juin 2024

La forêt des renards pendus. Nicolas Dumontheuil.

Les dessins convenant à la comédie rendent avec efficacité le côté cocasse de la vie en Laponie d’un fainéant possesseur d’un bon magot, d’une vieille décidée à ne pas aller en maison de retraite, d’un militaire en congé de son travail et de sa femme. 
Un renard surnommé «  Cinq cents balles », qui ne sera pas pendu, représente bien le lien entre une nature sauvage et les valeurs d’un échantillon de civilisés qui s’installent en pleine forêt, confortablement. 
« Je peux voler n'importe quoi à n'importe qui sans aucun remords. Bien sûr, je ne volerais pas une petite vieille ou un clochard, mais c'est surtout parce qu'il n'y a rien à prendre. » 
La comparaison entre cet album de 140 pages et le roman à succès du Finlandais Arto Paasilinna, dont c’est une adaptation, s’impose : 
Les personnages sont aussi pittoresques, l’intrigue loufoque est toujours surprenante, tel que le rappelle un extrait pris sur « Babelio »  
« ll essaya de se rappeler s'il pouvait être contraire à la loi de traîner des baignoires, en plein hiver, sur des terres dépendant de l'administration des forêts. Apparemment, les législateurs n'avaient pas envisagé pareille éventualité. » 
Mais l’ironie perd de sa subtilité une fois que les traits, fussent-ils agréables, en font le contour :
« Fatigué, le gangster alluma une cigarette et constata qu'il était perdu. Mais tant mieux.
S'il ne savait pas où il était, personne d'autre ne le saurait. »

lundi 3 juin 2024

Les Vieux. Claus Drexel.

L’excellent documentaire recueillant la parole d’une trentaine de vieux, se montre fidèle à son titre franc trop souvent masqué par les litotes.
Le film d'une heure trente aborde d'une façon honnête et en couleurs le sujet que la tragique et sublime chanson de Brel, où nous attend « La pendule d'argent qui dit oui qui dit non », avait exprimé avec force.
La diversité des conditions sociales, familiales, géographiques, culturelles, des états de santé, de nos ancêtres, ponctuée de paysages magnifiques, va à l’universel.  
Ainsi, un noble, propriétaire d’un château dont l’ainé ne veut pas assurer les charges, pose le problème de la succession pour chacun de nous. 
Une centenaire ne veut pas être un boulet pour sa famille, alors qu’un sage trouve une place de témoin qui lui convient dans cette étape de la vie. 
Rien n’est masqué : le vieillard perdu derrière ses papiers, et les interrogations sur la mort, la perte du conjoint, les nuances entre solitude et isolement. 
Et nous nous rassurons avec la sereine énergie d’un montagnard ou celle de la maîtresse de conférence, qui porta l’étoile jaune et mourra en hurlant, d’autres en souriant.    

samedi 1 juin 2024

La république du bonheur. Ogawa Ito.

Dans ce deuxième volume, la jeune calligraphe japonaise toujours aussi vivante et vibrante, 
naturellement généreuse, partage sa vie avec son nouveau mari, papa d’une petite fille. 
« Pendant que je nettoyais la pierre à encre dans l’évier, de ravissants pépiements de moineaux se sont fait entendre ; peu après le jour s’est levé. Les deux femmes qui passent chaque jour devant la maison, chacune avec un chien en laisse, se sont éloignées ce matin encore en bavardant gaiement. » 
Les personnages vivent  en harmonie avec la nature en 365 pages élémentaires : 
« Le vent a soufflé, secouant fougères et feuilles de bambou nain, comme les instruments d'un orchestre qui joue à l'unisson. » 
Les saisons offrent, à chaque instant, une occasion de s’émerveiller : 
« Un papillon dansait dans les flaques de soleil. Il virevoltait de-ci de-là, comme fou de joie de pouvoir voler. » 
Chaque repas est une fête : 
« Bien manger à table avec ceux qu'on aime: 
rien ne surpasse un tel moment de bonheur et de luxe. »
Hatoko, attentive aux choses et aux êtres, porte toujours un soin méticuleux à son travail et trouve les mots justes pour les lettres diverses qu’elle envoie.
Sa sagesse, partagée autour d’un thé choisi, coule de source et renouvelle à chaque roman sa formule : 
« Plutôt que de rechercher ce qu’on a perdu, mieux vaut prendre soin de ce qui nous reste. »

vendredi 31 mai 2024

Poteaux.

La tentation est grande de ne pas lever le nez après avoir admiré le cœur d’une pivoine plutôt que de se piquer les yeux aux incendies de Nouméa à 20 h d’avion d’ici, à Kharkiv à 3h de Paris, à Rafah...
Bien que le moment approche pour les citoyens de donner une voix aux députés européens, le temps consacré à l’Europe est restreint par les candidats eux-mêmes : symptôme des difficultés à envisager notre appartenance.
Alors que l’Occident joue contre le reste du monde, il serait malvenu de dire que la balle est dans notre camp; des équipiers semblent bien indécis avec même quelques buts CSC (contre son camp).
Les débats sont sommaires : toute objection à l’encontre de l’extrême gauche vous renvoie à l’extrême droite. De même l’accusation d’antisémitisme pour toute critique envers Netanyahou s’avère stupide, inopérante, et participe à l’aveuglement, à l’isolement, au rejet d’Israël.
Dans bien des domaines, je m’en remets à la fataliste formule : «  c’est comme ça ! » 
mais  qui empêchera le sujet de la Palestine de supplanter les chicanes concernant la politique agricole de l’U.E. ?
Les problèmes enfouis resurgissent, amplifiés, échappant à toute raison et il est vain de regretter l’inculture américaine ou les hors sujets hexagonaux.
La Palestine est une question centrale quand devient indécidable un engagement de troupes   européennes ici ou là.
Pour reprendre la formule féconde de Badiou à propos de Sarkozy : « De quoi est-il le nom ? » il n’est pas besoin d’ânonner les éléments de langage intersectionnels pour comprendre que les échauffements des campus recouvrent une surface plus étendue que « du fleuve à la mer » et remontent bien avant la déclaration Balfour (1917).
« La paix n’a pas de frontières » Yitzhak Rabin a été assassiné.
Si les comparaisons fleurissent avec mai 68, ne pas oublier juin et le ras de marée conservateur (387 sièges de députés à 91). Dans le pays où avait brouté la bête immonde, et pas que là, l’extrême droite prospère et sourit devant les selfies (égo portraits).
Il était prometteur le slogan : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » et voilà le cacochyme revenant promis à la victoire et nous à bout de souffle.
Mais est-ce parce que le courage était prôné par les forts de la mâchoire qu’il a déserté le camp progressiste ?
L’épisode néo calédonien condense quelques paradoxes quand certains osent avancer qu’il est urgent d’attendre, alors que le dialogue est engagé depuis des décennies.
Jean-Marie Tjibaou a été assassiné par un indépendantiste en 1989.
Droit du sol ici et pas là bas et inversement.
Tiens, où en est la proposition de droit de vote des étrangers aux élections (locales) ?
Qu’en pensent les militants sans frontières qui pansent les plaies occasionnées par les dresseurs de miradors aux « anciens parapets » ?
La violence nait de l'ignorance avec cependant une conscience de ses limites qui interdit d'écouter les autres. Le vide en politique représenté par le sourire de Lecanuet faisant jadis se pâmer la rombière s'est élargi.  
Si bien que contaminé par les délires présents, il est tentant de s'approcher, pour le fun, des mirages utopiques voire absurdes, guère plus vains que les rodomontades chroniques.
L’harmonie régnerait sur le monde si les contours des contrées plutôt que de suivre fleuves et crêtes des montagnes, épousaient les rotondités de chaque être humain :
Somalie sommeillerait avec Somaliland, la Corse voguerait sous son pavillon à tête de Maure, la Transnistrie cesserait sa sécession et Le Soudan n’aurait pas perdu le Nord… 
Feujs et rebeux joueraient dans le même championnat en Judée-Samarie et la « Bonne mère » marseillaise aurait fait rebondir le ballon parisien du bon côté des poteaux (PSG= Poteau Saint Germain). 
« L'humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Aujourd'hui, cette frontière est indiscernable. » 
Milan Kundera

jeudi 30 mai 2024

Les peintres et le Maroc. Barbara Lepêcheux.

Le catalogue des amis du musée de Grenoble avait été illustré par « La petite mulâtresse » de Matisse, exposée au musée de Grenoble, pour inviter à la conférence où étaient célébrées les couleurs, la chaleur du pays des Berbères (21% de la population) ou Amazighs (hommes libres), Maures ou Numides... Barbares comme Barbara, l’étrangère.
Paul Bowles
du « Thé au Sahara » en quête de renouvellement a vécu 52 ans à Tanger où il reçut Truman Capote, Tennessee Williams, Allan Ginsberg, William Burroughs
Eugène Delacroix
accompagne une mission diplomatique commanditée par Louis Philippe pour s’assurer de la neutralité du « Sultan Moulay Abderrahmane » après la conquête de l’Algérie en 1830.
Il remplira sept « Carnets de croquis » qui documentèrent ses tableaux
 
comme « Noces juives »  à propos d’une communauté dont la présence au Maroc est attestée dès le II° siècle avant J.C. auxquels s’ajoutent ceux qui sont chassés d’Espagne avec les musulmans au moment de la Reconquista.
Il y retrouve « l’Antiquité vivante »
« Vue de Tanger » : 
« Imagine mon ami ce que c’est que de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Caton, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde »
Il peut entrer dans un harem, pourtant  « harām » (interdit) : 
«  Femmes d'Alger dans leur appartement ».
imité par
Georges Clairin, « Entrer dans le Harem », l’orientaliste, ethnographe avant l’heure qui s’installe au Maroc, 35 ans après le romantique.
«  Ruelle de Tanger ».
Le chef de file des « Fauves », Matisse, attend que cesse la pluie qui l’a accueilli à son arrivée, avant d’éprouver : « l'indicible douceur du « quand ça vient tout seul » et se réinventer. « Vue sur la baie de Tanger » : « explosion de la simplification ». 
« Vue de la fenêtre de la chambre 35 de l’Hôtel de France » se confronte à la lumière,
« Le Rifain assis »
exalte les couleurs.
« La porte de la Kasbah »
contracte dedans et dehors.
Ses odalisques niçoises se confondent avec le décor : « Odalisque à la culotte rouge ».
Le « Minaret à Tanger » de  Charles Camoin figure aussi au  Musée de Grenoble.
Albert Marquet
aime les surplombs et les nuances de gris : «  Le port de Rabat »
« Le Jeune Arabe » de Kees van Dongen vient de se vendre plus de 12 millions de dollars.
Ses « Marocaines au Cap Spartel » contrastent avec
« La belle Fatima et sa troupe »
.
Raoul Dufy, en recherche lui aussi, dissocie ligne et couleur, «  Le café marocain ».
« La villa atelier »
de Jacques Majorelle,
le fils de Louis, rachetée par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé est devenue un haut lieu de tourisme.
Inventeur du « bleu Majorelle » obtenu avec le bleu outremer du chimiste Guimet,
celui du musée parisien, il peint la « Kasbah rouge»
et au sud «  Irounen, Grand Atlas».
Le mot « clarté » ouvre « Le cahier » sur lesquels le jeune Nicolas de Staël écrit et dessine « Dehors, une jeune femme arabe joue de la flûte au son cassé, musique très simple, musique banale. Banale comme la vie, comme la mort »
Il reste un an et demi dans le pays qui le fascine où il rencontre sa première femme.
Après avoir détruit plusieurs de ses œuvres réalisées là bas, 
où son compagnon s’est suicidé, Francis Bacon ne sauvergarde que «  Le Pape ».
« Paysage près de Malabata » garde trace de la tragédie.
Balthus
y connut « La caserne »
Près de 400 artistes se sont rendus dans le protectorat dont Degas, Dali
Après tant de peintres voyageurs, le régional de l’étape, le symboliste - abstrait, 
Ahmed Cherkaoui propose «  Le couronnement ».
« Les Toits »
de Mohamed Cherkaoui témoignent des ressources du pays entre Méditerranée et Atlantique, Atlas et Sahara, au bout de l’Orient et de l’Afrique, 
à 14 km de l’Europe. 
« Lorsque je découvris le Maroc, je compris que mon propre chromatisme était celui des zelliges, des zouacs, des djellabas et des caftans. Les audaces qui sont depuis les miennes, je les dois à ce pays, à la violence des accords, à l'insolence des mélanges, à l'ardeur des inventions. Cette culture est devenue la mienne, mais je ne me suis pas contenté de l'importer, je l'ai annexée, transformée, adaptée. » Yves Saint Laurent.

mercredi 29 mai 2024

Après la répétition/Persona. Ivo van Hove.

Première partie (une heure et demie) :
Charles Berling, metteur en scène entre deux femmes, peut-il sortir du théâtre ?
Deuxième partie (une heure et demie) :
Emmanuelle Bercot, actrice mutique reçoit les confidences de l’infirmière qui l’accompagne.
Il faut bien trois heures pour apprécier les textes tirés de deux films d’Ingmar Bergman qui  disait en 1965 : 
« Aujourd'hui, la réalité est absurde, aussi horrible, aussi impénétrable que nos rêves.  
Et face à elle, nous sommes sans défense, comme dans nos cauchemars... » 
L’éternelle question de la distance entre représentation et réalité n’est pas réservée aux professionnels de la profession. Les dialogues et les silences prennent leur temps et parlent à tous avec une mise en scène impressionnante quand il est question de sincérité, de passion, de folie, d’écoute, du temps qui passe…
Nos façons de recevoir des scènes de séduction entre actrice et metteur en scène sont modifiées par les débats actuels où le rôle du prédateur est souvent tenu par l’homme.
Et  peut-on imaginer le récit d’une jeune femme toute à sa jouissance par un quelconque Depardieu ?
Il fut un temps où les acteurs finissaient les pièces à poil et c’était devenu un procédé.
Ici le corps nu de l’actrice souffrante, il est vrai sur une table plus proche de la morgue que du canapé de la séduction, est christique, froid et fort, alors qu’un récit de son accompagnatrice porte par la parole toute l’incandescence érotique de l’été. 
« On peut se replier, on peut s’enfermer en soi. Alors plus de rôle à jouer, plus de grimace à faire, plus de geste mensonger. Du moins, on croit. Ta cachette n’est pas étanche. La vie s’infiltre partout »

mardi 28 mai 2024

Clinton road. Vincenzo Balzano.

La première page trop symboliste, trop explicite, à mon goût, ne reflète pas la subtilité de cette histoire de fantômes placée à juste titre derrière une phrase de Stephen King : 
« Les monstres sont réels, les fantômes aussi, ils vivent à l'intérieur de nous.
Et parfois... ils gagnent. » 
Des articles de journaux placés au début et en fin d’album éclaircissent le récit qui n’en est que plus mystérieux autour de « la route la plus hantée des Etats-Unis ».
Les aquarelles et des traits secs rendent ambiguë la réalité et très présents les délires. 
Dans cette sombre histoire sous la neige, les phares de voiture éblouissent : l’hiver est menaçant, le deuil d’un père pas résolu.
Quand la forme et le fond sont parfaitement en adéquation nous palpitons. BRRRR !