vendredi 24 novembre 2017

Expression.

Pour éviter de trop alimenter ce blog aux resucées d’informations tombées des containers médiatiques, j’essaye d’étayer mes propos avec quelques expériences personnelles.
Un esprit de l’escalier rencontrant les limites d’un format lisible me conduit à compléter les écrits de la semaine dernière concernant la sélection. 
Mon bac, celui de 68, constituait un démarrage en flèche de statistiques de réussites qui firent perdre tout sens au diplôme. Même au rabais, celui-ci m’a pourtant suffi, dès le mois de novembre de cette belle année, pour me retrouver à 18 ans devant une classe : instit’.
Un sentiment d’illégitimité qui a mis du temps à s’avouer m’a conduit, je pense, à me surpasser pour compenser une formation proche de zéro.
C’est aussi que la culpabilité que nous vilipendions en critiques radicaux d’une pensée « judéo-chrétienne » était un bon moteur. Nous avions alors en face de nos véhémentes oppositions, des modèles impressionnants, des valeurs qui nous obligeaient.
C’était quand même autre chose que ces hoquets contemporains :
« C’est nul ! Je rigole ! Arrête de me prendre la tête ».
Nous riions très forts, très Charlie. Toujours Charlie.
Cet humour mis à la portée de tous les biberons avait pourtant stérilisé la plaine comme traitement au Glyphosate. Le terme « valeur » en dehors de la Bourse devient délicat à manier, depuis que la laïcité elle même a eu besoin de s’affubler de prudents adjectifs quand de grossiers personnages ont ramassé le mot abandonné, et que d’autres n’ont rien vu venir.
Mais je ne vais pas me cantonner aux évocations de 50 ans d’âge que vont activer, en 18, les commémorations envers le rouge soldat inconnu, voici une anecdote de la semaine dernière.
Une élève vient voir une prof à la fin d’un contrôle :
«  Madame j’ai honte, je n’ai pas pu m’empêcher, j’ai copié. »
Et demande de rectifier les réponses à l’exercice litigieux.
C’est bien que des valeurs lui ont été transmises et qu’elle les met en œuvre courageusement. Cet acte d’honnêteté nous change tellement des déplorations, voire des consternations paralysantes, plus habituelles. Dans un autre collège, une élève de 4° interrogée sur un état de fatigue manifeste précise que ce sont ses propres jumeaux qui la tiennent éveillée toute la nuit.
Au moment d’écrire, la pudeur, la discrétion peuvent s’opposer à l’expression qui est à la base de toute vie en société. Le minimum du respect de l’autre réside dans notre franchise à dire ce qu’on à dire : plus facile à dire qu’à faire.
Ma perplexité ancienne concernant les difficultés à s’exprimer y compris chez les adeptes du texte libre à gogo pour les élèves, s’aggrave à la vue des bavards réseaux sociaux qui sont essentiellement des compilations bien peu personnelles. Les éructations le plus souvent sous pseudos ne comptent pas.
Alors je cause. 
« Écrire, c'est l'art des choix, comme on dit à Privas. » Frédéric Dard
……..
Dessin de Willis, Tunisie, pour Courrier international :


jeudi 23 novembre 2017

Trompe-l’œil et faux-semblants. Christian Loubet.

D’ Arcimboldo en passant par Dali jusqu’aux contemporains annonçant le transhumanisme, le conférencier devant les amis du musée de Grenoble a richement illustré les sens multiples donnés aux images où se carambolent intentions de l’auteur et celles du spectateur, conscient et inconscient.
Un triptyque d’un anonyme flamand ouvrait le propos avec un phylactère annonçant:
« Plus nous voudrons te mettre en garde plus tu auras envie de sauter par la fenêtre »
Loin du street art qui refait la tapisserie de nos rues et trompe nos façades, nous sommes invités à ouvrir les rétables, à mirer les métaphores, à aller chercher dans un wikidico ce qu’est une métonymie, à voir des toiles comme surfaces à projeter les rêves, et mesurer les déplacements du sens et ses condensations.
Il importe de chercher où est la grand-mère dans une image d’Epinal.
Où est la sortie chez Cornelis Escher, le graphiste géométrique néerlandais ? L’Alhambra.
L’homme résiste à l’animalité, terrifié par les pièges du malin, tellement humain, dans L’enfer de Memling.
Comme dans celui de Bosch à la créativité troublante avec ce jardin des délices aux monstres hybrides.
Nous avons révisé Holbein, dont le crâne est une signature, Holbein signifie « os creux ».
Avec « A Still Life of Fruit » (nature morte aux fruits) de De Heem, le meilleur est sur la table et les couleurs chatoyantes crèvent quelque mur d’intérieurs calvinistes qui ne s’habillaient pas que de tableaux religieux. Mais tout est vanité, le ver est parfois dans le fruit.
Arcimboldo, directeur des fêtes et pourvoyeur du cabinet de curiosités de Rodolphe II, prince de la maison d’Autriche, exprime une vision ambitieuse où l’homme intègre le monde pour le valoriser dans une « anthropomorphisation de la nature ». Même si Hérode par un anonyme dans la manière de son maître ne porte pas le même optimisme.
La Côte escarpée du bougon Degas a allure humaine, sensuelle.
Derrière les apparences apparaît l’inconscient, Magritte dont la mère s’est noyée, mise sur le double sens au cours de sa quête lyrique quand la mer se confond avec le ciel dans La mémoire.
La femme au miroir de son compatriote belge Paul Delvaux se consolera-t-elle de  ses angoisses en allant voir au-delà des apparences ?
Dali exprime souvent son désir de fusion narcissique et son rejet des angoisses (paranoïa critique), c’est un virtuose de la duplicité des images : 6 sujets peuvent se deviner dans L’énigme sans fin.
Et si Ernst a fait surgir tant de monstres dans ses paysages ruiniformes que reste-il du monde dans son Europe après la pluie ?
Dans la quête de soi-même, les rituels repris des crânes de Bornéo peuvent se rapprocher
des grimaces de FX Messerchmidt, (XVIII°), L’homme de mauvaise humeur,
ou du cerveau d’un obsédé vu par Gilles Barbier : Anatomie trans-schizophrène.
L’ironie fournit une alternative à la gravité.
Roland Dorgelès avait attaché un pinceau à la queue d’un âne avant d’écrire un « manifeste de l’excessivisme » et intitulé le tableau «  Coucher de soleil sur l’Adriatique » signé Boronali (Aliboron).
La figure de l’animal était souvent péjorative, mais en ces temps sceptiques où certains veulent abolir la frontière entre les espèces, l’hybridation est fascinante, la transgression un vertige.
En 1668 Charles le Brun avait remis à l’honneur la physiognomonie avec des visages sensés exprimer le tempérament.
Les louves de Leah Brown surgissent sur les dépouilles de la féminité
Patricia Piccinini remet en question les limites de l’humain et de l’esthétique, nos concepts de normalité.
Liu Xe propose dans une série intitulée « We are The World », des personnages hybrides.
Les Garçons bouchers de Jane Alexander, née à Johannesbourg, sont pleins d’animosité et son Infantry menaçante.
Orlan, pardon, ORLAN, a subi une vingtaine d’opérations de chirurgie esthétique pour marquer sa volonté de ne pas vouloir « être un mais tout ça », elle a payé de sa personne.
Avec ces greffes, ce désir de dépasser notre humaine condition, n’est ce pas l’éternelle tentation originelle : devenir Dieu ?
« Le rêve de l'homme augmenté est celui d'un homme diminué, et content de l'être. Il se projette en cyborg pour se dispenser de devenir humain. Il veut une intelligence artificielle parce qu'il n'a pas commencé à penser. Il est fasciné par le futur parce qu'il ne sait pas s'émerveiller devant le premier venu, devant l'événement d'une naissance. » Fabrice Hadjadj
La Porte de l'Ogre au parc des monstres de Bomarzo.

mercredi 22 novembre 2017

Venise en une semaine # 10

Le vaporetto pour San Giorgio nous débarque directement sur le parvis de l’église imposante en pierre d’Istrie.
A l’intérieur l’église offre deux œuvres du Tintoret peu mises en valeur.
Elle accueille une exposition de Pistoletto très inspiré par les miroirs : « one +one makes 3 ». Au centre de la nef, de grandes glaces suspendues sont disposées en cercle, à égale distance les unes des autres ; on ne distingue plus la différence entre le sol véritable et son image.
D’autres installations utilisent le même support, comme ces personnages cubains imprimés sur la surface réfléchissante, ou quatre panneaux reflétant l’attribut de quatre religions : un tapis, un prie-dieu, un bouddha et les deux glaces en forme de Thora, ou encore le doigt de Dieu disposé en miroir comme dans un livre ouvert.
Les autres œuvres que nous avions découvertes dans d’autres occasions ne nous convertissent pas vraiment à cette forme trop lisse d’arte povera. Nous étions venus surtout pour le campanile qui est équipé d’un ascenseur; vu l’état des escaliers condamnés, cela parait plus prudent. En appuyant sur le bouton premier étage nous nous retrouvons 63 m plus haut. Nous croisons peu de monde sur la plate forme mais nous sommes plusieurs à sursauter quand les cloches se mettent à sonner.
Nous avons le privilège  d’admirer tout à notre aise la place Saint Marc, le palais des doges, la ville aux toits de tuiles, la circulation animée des bateaux et l’île San Giorgio, où nous nous trouvons avec la forme en croix grecque de son église, le cloître, le couvent et un labyrinthe en buis épargné par les pyrales qui nous préoccupent depuis un certain temps.
Avant de quitter l’île, nous profitons d’expositions gratuites de la fondation Giorgio Cini avec des œuvres de Robert Rauschenberg, Andy Warhol né Andrew Warhola, Paul Mc Carthy, Christian Lemmerz...
Un autre bâtiment de la fondation est dédié aux productions de verrier Ettore Sottsass, avec des pièces aux couleurs vives et brillantes dont les formes ne répondent pas à une utilité particulière et dont l’esthétique nous laisse froids.
Plus intéressant est l’espèce de serpent qui déroule ses briques de verre à l’extérieur. Enfin derrière le labyrinthe végétal nous pouvons voir une dernière salle accueillant une œuvre de Bryan Mc Cormack intitulée « Yesterday, today tomorrow ». Elle regroupe suspendus à des fils noirs, des dessins d’enfants palestiniens, afghans, syriens, pakistanais, auxquels ont été distribués trois feuilles pour qu’ils expriment leur vision d’hier, aujourd’hui et demain.

mardi 21 novembre 2017

La revue dessinée. Automne 2017.

Quelques modifications dans la riche revue suivie ici depuis son numéro 1 :
jusqu’à celui qui précédait celui là :
La maquette gagne en lisibilité bien que le logo en une soit redondant, mais en collant à l’actualité sous une couverture où figure Macron avec comme thèmes Uber, les algues vertes, Balkany, le trafic de cocaïne, les réfugiés… le risque de trop se lier aux circonstances éloigne d’une des spécificités de la revue : la recherche de la profondeur des reportages, avec moins de recul, d’humour, bien que les angles proposés demeurent pertinents.
L’historique de l’implantation des Balkany échappe aux caricatures habituelles, pourtant il y avait matière,
le chemin des mules chargées de gélules de coke entre Cayenne et la métropole révèle la misère  des passeurs et les moyens insuffisants pour faire face aux trafics.
Les difficultés pour traiter du sujet des algues vertes en Bretagne sont éclairantes sur le poids des habitudes, des lobbies,
et la comédie pour obtenir ou pas le droit d’être réfugié, bien documentée, approche de la tragédie.
Les contradictions révélées par le développement d’Uber évitent un manichéisme qui affleure parfois chez Médiapart dont ils partagent la  liste des phénomènes scandaleux amenant des appréciations essentiellement négatives qui noircissent nos matins calmes. 
Les virgules divertissantes deviennent rares : Bruce Lee a beau présenter ses pectoraux, je regrette la disparition de rubriques illustrant des expressions de notre langue, traitant de sports inhabituels ou nous instruisant de phénomènes scientifiques à la manière de l’ Oncle Paul du Spirou de notre enfance.

lundi 20 novembre 2017

Carré 35. Eric Caravaca.

La recherche dans l’histoire intime de la famille du réalisateur, acteur principal du dernier film de Garrel, concerne chacun en un déroulement limpide, sans apitoiement. 
Pourtant le tableau est lourd quant au déni de la mère après le décès de sa petite « mongolienne », comme on disait à l’époque. Il ne reste presque plus de trace, plus d’image de cette sœur. L’investigation est patiente, compréhensive, autour d’un secret de famille pourtant présent dans quelques souvenirs sur fond de pérégrinations au moment de la décolonisation en Afrique du Nord. La mère, personnage central de ce documentaire, a tenté de s’inventer plusieurs identités au fil de ses déménagements. 
Cette histoire singulière est une réflexion sur la mémoire, subtile et très humaine, sans surplomb. 
Le terme galvaudé, « travail de deuil » prend ici une signification bienveillante et forte. 
La tombe de la petite est située à Casablanca dans le carré 35. Une dame continue à l’entretenir depuis qu’elle avait été choquée par son saccage.

dimanche 19 novembre 2017

Saigon. Caroline Guiela Nguyen.

235 restaurants portent ce nom en France : « Saigon » (ne pas dire «Hô-Chi-Minh-Ville»). Nous sommes invités à nous attabler pour 3h 20 dans un coin de celui qui occupe la scène panoramique de la MC2.
La mémoire de  l’histoire entre la ville du sud Vietnam en 1956, et Paris en 1996 a le temps de se déployer à travers des destins de personnages remarquablement interprétés. Il convient de ne rien en dévoiler tant la reconstitution est subtile, sans obscurité inutile, le passé se mêlant au présent.
L’intention de l’auteure, fille de « Viet kieu », Vietnamiens de l’étranger, de ne pas réduire le Vietnam à une ancienne colonie, peut s’apprécier sur des planches où se déploient parfois des dénonciations sans nuances.
Les mensonges, les oublis, les pudeurs, laissent apparaître des situations douloureuses mais aussi des moments de tendresse et d’émotion avec même parfois un surcroît de pathos. Mais il semble que les vietnamiens ne sont pas si impassibles que nous pouvons parfois le croire.
Les chansons sentimentales au karaoké ponctuant les rencontres dans le restaurant de Marie Antoinette expriment la nostalgie, évoquent les solitudes et le sentiment d’abandon qui accompagnent l’exil.
Contrairement à bon nombre de critiques qui n’apprécient pas les voix off, j’adore ce procédé qui clarifie le scénario en exprimant une intériorité qui n’est pas forcément perceptible depuis le fond d’une grande salle. Cette voix amplifiée varie les intensités et apporte une certaine intimité.
Bien que souvent les dialogues soient sur titrés, nous sommes aussi confrontés directement aux incompréhensions nées de la différence des langues.
Au delà de la Grande Histoire, nous pouvons réviser dans nos petites histoires, nos culpabilités et comprendre la distance qui s’est installée entre un vieux cassé revenu au pays et une jeunesse joyeuse.
 « C’est ainsi que se racontent les histoires au Vietnam : avec beaucoup de larmes. »


samedi 18 novembre 2017

L’ordre du jour. Eric Vuillard.

« L’abîme est bordé de hautes demeures. Et l’histoire est là, déesse raisonnable, statue figée au milieu de la place des Fêtes, avec pour tribut, une fois l’an, des gerbes séchées de pivoines et en guise de pourboire, chaque jour, du pain pour les oiseaux. »
Ainsi se terminent les 150 pages de ce récit traitant des prémices de la seconde guerre depuis le cœur des pouvoirs.    
Je me suis précipité sur le Goncourt d’autant plus qu’un certain snobisme méprise ce genre de récompense, et j’ai beaucoup aimé. Il faut faire fort pour apporter un regard nouveau sur une période encombrée de livres calcinés.
Les évocations de l’avant guerre, les financements du parti nazi, l’Anschluss, les accords de Munich, sont mis en regard du procès de Nuremberg, de la liste impressionnante des camps qui travaillèrent pour l’industrie allemande. 
En 44, Gustav Krupp entrevoit des visages de morts surgir de l’obscurité de son palais, il avait contribué au financement du parti nazi en 33.
Nous suivons les protagonistes à la trace, et sommes invités à prendre du recul, à repérer les montages de la propagande de Goebbels qui avaient caché l’impréparation de l’armée allemande lors de l’invasion de l’Autriche :
« la Blitzkrieg n’est rien. Elle n’est qu’un embouteillage de panzers. » 
Les mensonges ont traversé le temps.
Il est toujours utile de se rappeler que Dachau a ouvert ses portes en 1933.
Le chapitre intitulé « La mélodie du bonheur » précède «  Les morts » ; les lâchetés se confrontent à l’horreur. Depuis sa maison de retraite, la jeune fille qui s’enthousiasmait  à l’arrivée des nazis en Autriche :
« est-ce qu’elle soupire parfois, tirant les souvenirs pénibles de leur formol ? »
Il est question
- de littérature : 
« Le temps des mots, compact ou liquide, impénétrable ou touffu, dense, étiré, granuleux, pétrifie les mouvements, méduse. Nos personnages sont dans le palais pour toujours, comme dans un château ensorcelé. Les voici foudroyés dès l’entrée, lapidés, transis. »
- de cinéma depuis chez un loueur de costumes à Hollywood :
« Oui bien avant que la guerre ne commence, tandis que Lebrun, aveugle et sourd, rend ses décrets sur la loterie, tandis qu’Halifax joue les complices, et que le peuple effaré d’Autriche croit apercevoir son destin dans la silhouette d’un fou, les costumes des militaires nazis sont déjà remisés au magasin des accessoires. » (Lebrun Albert, le président Français)