jeudi 10 mai 2012

Die Brücke à Berlin. (1911-1914)

Conférence de Daniel Soulier pour les amis du musée de Grenoble.
Fondé en 1905 à Dresde, en pays saxon, par des artistes nourris d’arts africain et océanien, le mouvement « Die Brücke » constitue l’avant-garde des expressionnistes.
Dans Dresde, la « Florence sur Elbe », les impressionnistes et les fauves français, scandinaves sont bienvenus. Munch débute là bas une carrière qui se développera à Berlin.
A Berlin, en pays prussien, Guillaume 2 a concentré les pouvoirs industriels et bancaires, il intervient également à sa manière cavalière dans le domaine artistique.
Des musées, des galeries naissent dans une ville de 2 millions d’habitants, dix fois plus étendue que Paris.
Moins ouverte au monde que la capitale anglaise, moins splendide que Paris, sans la profondeur historique de Rome, Berlin devient une capitale de la modernité. Cézanne et Degas sont installés dans sa galerie nationale, 15 ans avant le Louvre. Des scandales, inhérents à toute innovation esthétique, éclatent.
Une « sécession berlinoise » se créée avec Max Liebermann qui vivra à son tour une scission. Le pape impressionniste est devenu institutionnel, avec 6000 peintures dont 140 autoportraits :
« Quelqu'un qui a fait l'expérience, dans sa jeunesse, du rejet de l’impressionnisme se gardera bien de condamner un mouvement qu'il ne comprend pas ou ne comprend plus, notamment en tant que directeur de l'Académie, qui, aussi conservatrice soit-elle, se figerait totalement si elle désapprouvait systématiquement la jeunesse. »
Ses compatriotes :
Franz Skarbina, peintre de la ville en dehors de la monumentalité impériale, celle de la nuit, de la pluie, saisit la lumière et des silhouettes passagères sous les becs de gaz.
Hans Baluschek, intensifie le côté dramatique d’une agglomération de 4 millions d’habitants dont quelques prolétaires.
Lesser Ury, immobilise avec des touches dorées les reflets des taxis, des sorties de métro.
C’est dans ce paysage brillant qu’arrivent Kirchner et sa bande.
Max Pechstein le mélancolique choisit en cette période, plutôt les lumières pâles de l’hiver, les étendues d’eau et de sable du Brandebourg.
Le leader, Ernst Kirchner peint les rues, les places et la vie nocturne, ses rythmes ; à la campagne où le groupe se retrouve encore, des nus et des lignes. Jugé comme peintre dégénéré par les nazis, il se suicide en 1938.
Dégénéré lui aussi, Schmidt-Rottluff s’approche des cubistes par sa géométrisation des formes, ses angles. Au cœur du trafic berlinois, la Potsdamer Platz que beaucoup d’entre eux ont saisie, connaitra le premier feu rouge du continent.

mardi 8 mai 2012

Gaza 1956, en marge de l’histoire. Joe Sacco.

Bien plus qu’une bande dessinée, un ouvrage historique avec lequel nous suivons la démarche du chercheur autour d’un massacre de palestiniens en 1956, volontairement caché, oublié. Avec ce que peut apporter la BD comme recul, et confort de lecture.
Il s'agit de deux opérations israéliennes à Rafah et KhanYounis sur la population civile de deux camps de réfugiés.
Encore une chronique sur un massacre de plus !
La démarche de celui qui tente de recueillir des témoignages parait dérisoire y compris à ceux qui souffrent aujourd’hui : quelques gouttes examinées minutieusement dans un fleuve de sang et de larmes loin d’être tari.  
“Ici, c’est tous les jours 1956 "dit le fils d’un survivant de Rafah et l’on comprend pourquoi " la haine a été plantée dans les cœurs ".
Cette œuvre relie des épisodes historiques à une actualité répétitive où les oiseaux qui ont élu domicile dans les trous d’obus arrivent encore à susciter l’humour des gazaouis.
Honoré de plusieurs prix, ce livre a demandé un travail impressionnant, le rendu est scrupuleux; ce qui est exposé est sans cesse remis en question, sans surenchère, l’horreur se suffit à elle-même.

lundi 7 mai 2012

Les vieux chats. Sebastián Silva Pedro Peirano.

Deux vieux chats sont les maîtres de l’appartement confortable à Santiago du Chili où toute une vie a déposé les souvenirs d’un vieux couple.
Leur fille en ménage avec une autre annonce sa venue avec brutalité et les craintes des parents vont se vérifier : elle vient soutirer encore de l’argent à sa mère et à son beau père, les escroquer.
Mais sa violence est trop forte pour ne pas interroger sur l’amour qui lui a manqué.
Malgré une prise de conscience de la perte de la raison de sa mère, il est trop tard pour établir une relation apaisée.
Film chaleureux où les éclats de rire accompagnent le tragique fatal quand des comptes restent à régler pendant le temps additionnel.
….
Le mois de mai est un joli mois.
Ouf !

dimanche 6 mai 2012

La mort de Danton. Georg Büchner. Georges Lavaudant.

Une grande pièce, un sujet essentiel, un texte magnifique, des acteurs emballants, une mise en scène grandiose et juste.
Les trois heures ponctuées de scènes allègres, de musique et de chants en direct passent facilement, bien que nous connaissions le destin des protagonistes aux consciences torturées, il fallait cette ampleur.
En 1834, Büchner a 22 ans, il réinvente une histoire qui nous concerne en nous élevant au dessus des accablantes comédies politiques du jour.
Tous ces hommes, pétris de culture antique, impliqués dans les fracas d’un monde à inventer, nous éloignent des petites phrases, des petites stratégies, nous élèvent vers de hautes préoccupations.
Les questions essentielles sont posées quand Danton culbute la grisette jusqu’à l’instant crucial de la mort annoncée mais inenvisageable par le tribun charismatique. Se mesurent alors jusqu’au sublime instant, la solitude et la fraternité, le progrès humain et le néant, le destin.
Après de belles volutes rhétoriques, avant que le couperet ne tombe, c’est le silence.
Lavaudant et sa troupe rejouent chez nous 10 ans après la création de ce monument du théâtre.
Avec conviction, ils répondent aux questions esthétiques posées également par Büchner.
Arbona est Robespierre, Pineau est Danton : parfaits.
« Nous devrions une bonne fois ôter les masques… Mais ne faites pas ces grimaces si vertueuses, si spirituelles, si héroïques, si géniales, nous nous connaissons, épargnez-vous cette peine. » 
Du plaisir et de la matière à penser ; un sommet.
Pas forcément un petit détail : l’intéressant document d’accompagnement distribué à l’entrée participe à une mise en pratique d’un théâtre exigeant et concernant tous les citoyens, c’est remarquable, car ce ne fut pas toujours le cas à la MC2.

samedi 5 mai 2012

6 mois n° 3. Le XXI° siècle en images.

Formidable.
350 pages intenses pour 25 € en librairie, qui nous en apprennent encore et assurent quelques piqures de rappel.
Reportage chez les marins abandonnés sur les quais de l’oubli de la mondialisation.
70% de la flotte mondiale navigue sous pavillon de complaisance comme le précise après ce chapitre une documentation bien utile.
Rites étranges chez des artisans compagnons en Allemagne de chantier en chantier,
des images d’école en Iran avec poules dans la cour et le printemps sur le chemin,
l’hiver en Sibérie autour d’une petite fille au bonnet rouge comme le commandant Cousteau.
L’œuvre d’un ophtalmologue en Inde où sont soignés des centaines de milliers de malades.
Dans ce volume aux images considérables, les icônes Elisabeth II et Mao ont les couleurs de l’évidence et de l'habitude.
Le titre du dossier « L’Afrique en face » est tout à fait justifié avec trois reportages qui en mettent plein la face :
le petit monde des affaires pétrolières au Nigéria,
une grand-mère courage en Ouganda qui se conforte une dignité grâce à la photographe italienne qui lui donne à commenter ses clichés,
les domestiques au Kenya.
Alors lors d’un entretien avec Gilles Peress, quand ce membre de l’agence Magnum dit que
« toute image est le résultat d’une bataille entre la forme et le contenu »
nous voyons bien que tout ce beau livre, ce livre fort illustre cette tension :
des pastels glacés de la Sibérie
aux nuits charbonneuses d’Ouganda
et les rendez vous annuels pendant 20 ans d’un photographe avec une famille londonienne où l’enfant grandit et les parents vieillissent...

vendredi 4 mai 2012

A qui profite la mondialisation ?

Au Forum Libération, un titulaire de la chaire d’économie au Collège de France Roger Guesnerie et un professeur à l’Ecole des Mines Pierre Noël Giraud décrivent l’implosion du système financier en utilisant des images maritimes avec passagers inquiets et officiers rassurants.
La grand voile est effondrée.
 A reprendre mes notes trop lacunaires d’alors, les ravages dans ma mémoire viennent mettre en évidence l’inculture économique qui était celle de ma génération qui n’a pas connu non plus la génétique.
Je me laisse consoler facilement par une camarade qui souligne que tant d’experts se sont tellement trompés que de dater l’acquiescement au libre échange est de peu d’importance.
Alors je ramasse un morceau de Jean Viard sociologue qui a le mérite d’être clair :
« L’humanité s’est réunifiée. Dans son histoire, il y a eu trois grandes ruptures. Chaque fois, les contemporains ont été terrorisés, chaque fois, les générations futures ont trouvé ça extraordinaire. 
Première rupture : la chute de l’empire romain et l’avènement de la culture monothéiste. 
Deuxième rupture : Christophe Colomb dit que la Terre est ronde et l’on découvre un nouveau continent, ce qui met à bas toutes les représentations de l’espace et du monde. 
Enfin, troisième rupture, la Terre constate qu’elle est unifiée. 
On est dans cette phase. » 
J’avais bien lu par ailleurs la révolution que constituaient les conteneurs et que les pays émergents étaient concernés et non plus seulement la zone atlantique.
La Chine et l’Inde délocaliseront en Afrique.
Le creusement des inégalités n’est pas fatal : Lula l’a stoppé.
La finance compte garder les rendements en refilant les risques aux états : la régulation se fait par les kraks et non plus par l’inflation.
Et si la poussière du convoi n’est pas encore retombée, une autre métaphore qui met en image la tectonique des plaques me parle.
A l’encontre des mots qui envahissent tout l’espace des idées en accusant la mondialisation de tous les maux, je ne sais mesurer s’il y a peu de perdants à l’échelle mondiale, si tout est si bien pour le milliard d’en bas. En tous cas si tout dépend des idées, je sens tout le poids de mon âge, dans un vieux pays de notre ancien continent.
.....
Le dessin du Canard de la semaine

jeudi 3 mai 2012

L'expressionnisme allemand « Die Brücke » Le douloureux enfantement de l'art moderne en Allemagne par Catherine de Buzon.

Die Brücke (1905-1913) est un mouvement essentiel dans la naissance de l'art moderne. Signifie « le pont », entre l'ancien et le nouveau.
 « Ce qu'il fallait quitter, c'était clair pour nous ; où cela nous mènerait-il, voilà qui l'était, il est vrai, beaucoup moins ... »
 A Dresde, en Saxe, en 1905, des jeunes gens se réunissent, dans l'effervescence (Kirchner, Bleylk, Heckel, Schmidt-Rottluff). Leurs projets s'opposent au monde qui les entoure.
Dans le jeune empire allemand, vers 1900, c'est le triomphe du capitalisme volontariste. Le miracle économique s'accompagne d'une forte poussée démographique. Les villes se développent et Berlin est la plus grande ville d’Europe.
Issus de familles bourgeoises, en opposition à leurs parents, ils veulent être artistes mais doivent suivre les cours de l'école d'architecture de Dresde. Plus ou moins assidus, ils rêvent d'un monde plus solidaire, en harmonie avec la nature. La nouvelle peinture se définira par la volonté de rompre avec l'académisme. Gauguin (couleurs, vie dans les îles), Ensor, Munch et surtout Van Gogh les inspirent.
Nolde conseillait, au lieu de « Brücke » d'appeler le groupe « Van Goghiana ». Il joue un rôle déterminant dans l'orientation du groupe, orchestré par Kirchner et dissous en 1913.
L'atelier du 65 Berliner Strasse est décoré d'objets et de meubles construits par eux, avec du bois de récupération, des statuettes témoignent de leur fascination pour l'art primitif, les gravures, les dessins, les peintures, « nus d'un quart d'heure » représentant leurs compagnes. Il est le cadre de grandes discussions où les références à Nietzsche abondent. Leur été se passe près du lac de Moritzburg. Dans cette nouvelle Arcadie, ils vivent nus, très proche les uns des autres, ils ne signent pas leurs tableaux. Pour vivre de leur art, ils créent une association, font de nombreuses expositions et éprouvent le besoin d'aller dans une grande ville. En 1911, ils s'installent à Berlin et en seront transformés : le groupe éclate et se sépare en 1913. La guerre va les happer. Les gravures sur bois sont les réalisations les plus formidables du groupe, successeur des maîtres du 15 et 16ième siècles (Dürer, Cranach Holbein...)
Kirchner (1880-1938). Son père est ingénieur. Il peint d'abord, comme tous, à la Van Gogh, de nombreux portraits de sa compagne Dodo. L’influence de Matisse est aussi manifeste quand on voit sa palette chaude où les accords chromatiques sont essentiels, avec ses visages bleus et des cernes autour des formes. La couleur se libère dans des dessins et aquarelles rapides de Fränzi et Marcella dans le décor de l'atelier. A Berlin, il raconte les nuits « chaudes » avec un trait aiguisé où une grande tension est perceptible jusqu’à la violence. Il nous montre les bourgeois et les « cocottes » qui deviennent des personnages étranges, aux pieds étirés, aux silhouettes anguleuses.
On retrouve la même ambiance lourde, les mêmes tonalités chez Nolde qui a rejoint le groupe en 1905. Il peint sa nouvelle compagne, Erna. Traumatisé par la guerre, ce « volontaire involontaire » ne peut plus peindre, englouti dans l'angoisse. Malade, drogué à la morphine, il vit à Davos, conçoit quelques très belles gravures, quelques toiles. Il se suicide en 1938, après que les nazis aient déclaré Die Brücke « art dégénéré ».
Heckel (1883 – 1970) : fils d'ingénieur, organisateur du groupe (appartement, expositions..). Il construit par cernes et imite lui aussi Van Gogh. Ses paysages de couleur rouge s’étalent sur de grandes surfaces. Passionné par les émaux, ses gravures sur bois comportent toujours des esquilles laissées volontairement. .A Berlin, à partir de 1911, sa peinture devient sèche, plus terreuse. En 1913 il peint la toile « Jour de verre » qui devient l’icône du groupe. Il rencontre le cubisme. Pendant 14-18 : il ne peint pas de tableaux de guerre mais un superbe autoportrait et des paysages de campagne lumineux et pleins d'espoir.
Schmidt-Rottluff  (1884 -1976): fils d'un meunier, il les rejoint plus tard. Sur ses surfaces brossées, le rouge déferle. En 1910 « La percée dans la digue ». A Berlin, peintures fortes et gravures, plus graves après la guerre.
Pechstein: (1881 – 1955): fils d'un contremaître. Il suit une formation académique dont il aura du mal à se débarrasser pour ne plus être lisible. Il rejoint le groupe en 1906 et part à Berlin dès 1908, il voyage en Italie (toiles remarquables par leur composition, proches du cubisme). Au front, sur du mauvais papier, il tient une véritable chronique de l'horreur quotidienne.
Mueller : (1874 -1910) les rejoint en 1910. Raffinement, douceur, formes et rythme. Il peint exclusivement le corps de la femme (jeunes silhouettes bucoliques). Il apporte beaucoup au groupe sur la préparation de la peinture (ex : utilisation de la glu d'où des couleurs plus ternes.) Détruit par la guerre, au retour, son seul sujet sera les gitans, « innocents » car pas concernés par le conflit.
Nolde, artiste très indépendant, plus âgé, très connu, n'accompagnera que 18 mois l'aventure commune. Passionné de la couleur, peintre des jardins, des paysages si puissamment colorés qu'ils gomment les personnages.