lundi 8 juin 2020

Belle du seigneur. Albert Cohen.

« Trois pages pour tailler un crayon ! » m’avait-on dit, mais justement ces descriptions virtuoses  sont indispensables pour nous plonger dans la vacuité des occupations d’Adrien le mari qu’on aimera tellement voir trompé, employé à la société des nations à Genève.
L’amour absolu est impossible mais tout le monde s’y essaye :
« …et elle m’aimera, m’aimera, m’aimera, la non-pareille m’aimera, et chaque soir j’attendrai tellement l’heure de la revoir… »
Solal et Ariane, si beaux, vivent cet amour fou, sublime, tragique, passant leur temps à attendre, hors du temps et des contingences.
« Leur prétentieux cérémonial de ne se voir qu'en amants prodigieux, prêtres et officiants de leur amour, un amour censément tel qu'aux premiers jours, leur farce de ne se voir que beaux et nobles à vomir et impeccables et sans cesse sortis d'un bain et toujours en prétendu désir. Jour après jour, cette lugubre avitaminose de beauté, ce solennel scorbut de passion sublime et sans trêve. Cette vie fausse qu'elle avait voulue et organisée, pour préserver les valeurs hautes, comme elle disait, cette pitoyable farce dont elle était l'auteur et le metteur en scène, courageuse farce de la passion immuable, la pauvrette y croyait gravement, la jouait de toute son âme, et il en avait mal de pitié, l'en admirait. Chérie, jusqu'à ma mort, je la jouerai avec toi cette farce de notre amour, notre pauvre amour dans la solitude, amour mangé des mites, jusqu'à la fin de mes jours, et jamais tu ne sauras la vérité, je te le promets. » 
Si je dis : ce monument de la littérature parle d’amour sur 850 pages, je me mets dans les pas de Woody Allen « J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire “Guerre et Paix” en vingt minutes. Ça parle de la Russie. » Nous prenons notre temps.
L’écriture dans sa diversité permet de mesurer l’ennui, de sonder notre condition, elle passe du nouveau roman à Arlequin, Alice au pays des apprêts, du côté du lac Léman et de la côte d’azur, baroque, poétique, bourdieusien.
Le monde entre les deux guerres suintant d’un antisémitisme que cet ouvrage rappelle avec force est vigoureusement croqué :
« Oh dites moi, que fais je au milieu de ses mannequins politiques, ministres et ambassadeurs, tous sans âme, tous imbéciles et rusés, tous dynamiques et stériles, bouchons de liège au fil du fleuve et s’en croyant suivis… »
Toutes se contradictions, où s’ose « la gaieté du malheur », ces richesses, quand la plus suave des attentions suit la méchanceté la plus brutale, vibrent autour de personnages très intimement campés, de la bonne Mariette au bon sens populaire qui repose de toutes ces recherches épuisantes d’absolu jusqu’aux amours de jeunesse et autres parentèles improbables.
« En deçà d’une rivière dont j’ai oublié le nom s’étend mon superbe parc personnel et privé dont le nom anglais est le Gentelman’s Agreement and Lavatory, en abrégé le Lavatory, célèbre pour son château dressant avec orgueil ses quarante beffrois… »
J’ai habité ce livre comme les amants logent dans des hôtels face à la mer, hors des simplifications grimaçantes où femmes et hommes s’affronteraient alors que : « Marche triomphale de la haute nymphe allant à larges enjambées, sûre de ce soir, orgueilleuse de sa servitude. »
Le seul inconvénient de ce chef d’œuvre parfaitement construit est de risquer de faire paraître bien fades d'autres livres. Sa profondeur ne plombe pas le récit qui nous met en empathie avec les personnages sans nous ensevelir ; la recherche de la pureté va bien aux grossièretés et inversement.  
« Jeunes gens, vous aux crinières échevelées et aux dents parfaites, divertissez-vous sur la rive où toujours l'on s'aime à jamais, où jamais l'on ne s'aime toujours, rive où les amants rient et sont immortels, élus sur un enthousiaste quadrige, enivrez-vous pendant qu'il est temps et soyez heureux comme furent Ariane et son Solal, mais ayez pitié des vieux, des vieux que vous serez bientôt, goutte au nez et mains tremblantes, mains aux grosses veines durcies, mains tachées de roux, triste rousseur des feuilles mortes. »

1 commentaire:

  1. Le style est beau...ça donne envie, sauf pour 850 pages. Là, c'est une croisade de nos jours, 850 pages.
    Cohen est un homme. D'une certaine manière, et vu de cet angle, il est.. logique ? d'observer que "la farce" se joue par un homme au profit d'une femme, mais...je suis une femme, et je vois les choses sous un autre angle.

    Et puis, qu'a t-on à faire d'un obscène.. spectateur/lecteur qui s'insérerait pour regarder de près (et juger ?) le jeu des amants qui jouent à faire durer, à se faire durer.. pour l'autre, pour eux-mêmes, à l'encontre de la fragile condition humaine ?
    Pour l'antisémitisme du monde passé, tu sais ce que j'en pense : il est surtout le lieu d'où une nouvelle "élite" n'en finit plus de se féliciter... de sa nouvelle (et mince...) vertu...
    Décidément, je préfère les personnes avec les étoiles dans les yeux, même les mauvaises, à celles qui se félicitent de leur lucidité...
    Je remarque que le mot "lavatory", en anglais, est probablement un vieil euphémisme pour les chiottes, mot grossier et vulgaire, qu'on ne doit pas entendre dans la bouche d'un... gentleman... Les liens qu'on peut entendre entre "lavatory", l'oeuvre, le travail, et la merde ont intrigué Freud. Selon les lois d'association par assonance on peut également entendre "laver" dans "lavatory" (ce qui est une fausse étymologie, hé hé)...
    Pour la merde, certes, elle est notre plus ancienne et première... production...
    Bravo d'être revenu de la croisade, en ayant pris ton plaisir et ton temps.

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