mardi 9 décembre 2008
Nouvelle du mardi
Désormais les billets publiés sur ce blog s’installent dans une certaine périodicité. Le mardi sera réservé aux lecteurs qui ont envie de publier un poème, un texte. Marie Thérèse Jacquet inaugure la rubrique. Le lundi sera consacré au cinéma, le mercredi à l’école, vendredi aux livres, samedi à la politique. La cuisine, les beaux arts , les spectacles… pour les autres jours
LE CABAS A ROULETTES
« Je suis oublié des cœurs comme un mort, comme un objet de rebut » psaume 31 verset 13
- Tu pars ? Tu pars sans moi ? Adèle !
-…
-Tu as ta crise de sciatique, c’est ça qui t’empêche de me répondre ?
-…
- Ma pauvre vieille Adèle !
- Je ne sais pas si je vais te prendre ce matin. Je n’ai besoin que d’une baguette et d’une plaquette de beurre…
- Ouais, t’oublie le kil de rouge. .. Emmène-moi ; huit jours que tu ne m’as pas sorti…
- Ah, huit jours… Huit jours, tu crois… ?
- Si tu vas faire tes courses toute seule, tu vas te mettre plein de miettes et de farine sur ta veste. Le beurre fondra dans tes mains. Allez, emmène-moi avec toi. Toujours enfermé, moi, dans le placard de la cuisine avec ces merdes que tu gardes par flemme : tes chaussures de ski boucanées, les après-ski qui prennent l’eau, les bougeoirs et les vases gagnés au club de scrabble, tes cinq boîtes de cartes postales (ils sont morts tous ces gens qui t’envoyaient leurs amitiés du bord de lagons bleus ?), tes chaussons de danse, tes fringues jaunes et bleues, (pourquoi ne portes-tu plus que du noir et du marron pisseux ?), ces confitures de mûres concoctées en Normandie ( les souris les ont bouffées). Et je ne parle pas des balais dépoilés. Pourquoi diable tu gardes des balais qui ne sont plus que des manches ?
La planche à repasser sans molleton, les bouteilles vides ou presque qui empestent l’acide acétique. C’est le purgatoire dans ce placard. J’ai l’impression d’être dans un cimetière avec toutes ces guenilles et que tu nous as privés de rites funéraires ! Si ça continue je vais croire aux loups… Sors-moi !
- Tu parles trop ce matin, tu me donnes le tournis. Je t’ai déjà dit que tu n’as rien à craindre des loups. J’ai mis des tapettes dans tous les coins. On n’en a jamais attrapé un…
- C’est pas la preuve qu’il n’y en a pas… Les loups sont très malins pour repérer les pièges.
- Tu exagères : il est très bien ton placard, à l’abri des courants d’air. Tu peux y dormir toute la journée sans soucis…
- Sans soucis, c’est vite dit avec toutes ces saloperies qui puent. Et puis il y a les GROS L…
- Ah ! Y en a marre avec eux !
- T’as raison tant que je suis vide ils ne viendront pas… Mais la vie c’est de sortir et de s’en mettre plein !
- Tu ne comprends pas que les temps ont changé, qu’aujourd’hui ce qui compte, c’est la sécurité. Je veux dire la sé-cu-ri-té des pla-cards. La vie il y a rien de plus dangereux. C’est l’instabilité perpétuelle. La vie c’est très mortel. Il vaut mieux pour toi vivre à petit feu.
Quand je t’ai eu en… en … 2000. Ah ça fait déjà huit ans que je suis à la retraite ! Mes collègues s’étaient cotisés. On t’a arrosé au champagne…
- C’ était pas du champagne d’abord, c’était de la Clairette. Tes collègues avaient caché les bouteilles dans ma poche.
- Huit ans déjà !
- Tu bois trop, laisse donc cette bouteille dans mon placard… Tu vas devenir affreuse.
- Bof ! Y a plus de miroirs chez moi et les gens ne me voient plus alors… Economies de fringues, de coiffeur. Un pif rouge, c’est rigolo, non ? Fun, comme ils disent maintenant, sleurp !
- La déprime te guette. Sors nous… Allons nous asseoir sur le banc, à côté du marchand de miel. Tu me raconteras les Trente Glorieuses.
- T’as raison, c’est jour de marché. Bon, je vais te sortir. Tu sais ton discours de tout à l’heure m’a donné une idée. Je vais promener aussi les cartes postales. Les pauvres, elles reverront un peu de pays. Mais, une condition. Promets-moi de ne pas insulter les caniches de la marchande de fromage.
- Ben dis donc, ils lèvent la patte sur …
- Les chiens n’ont jamais fait ça sur toi, ils préfèrent les arbres à un vieux cabas à roulettes tout pour…
- Répète un peu… tout pour… ?
- Pourvu de tous les accessoires modernes…
- Mouais, je suis certain que c’est pas ça que tu voulais dire, Adèle, mais je m’en fiche si tu me sors.
- Ah ! Te voilà devenu raisonnable. Zut, où est mon porte- monnaie ?
- Tu l’as laissé dans une poche de mon flanc, ton très léger porte-monnaie en faux crocodile plus usé que moi !
- Je n’aime pas quand tu ricanes à propos de mon porte-monnaie. Il m’a rendu autant de services que toi. J’aurai bien du mal à m’en séparer, vois-tu !
- Sentimentale, ma pauvre ! Tu collectionnes les cadavres…
- C’est vrai qu’il est léger ce porte-monnaie. Pardi, je ne pourrai pas acheter le beurre, il ne me reste que deux euros, il me faut du pain. Et ma pension qui n’arrive que dans trois jours !
Me voilà bien, tiens !
-Tu as encore un paquet de lentilles et un reste de nouilles dans le frigo
- Les lentilles, je ne les digère plus.
- On te fera crédit à la supérette… Ou alors, on refait le coup du mois dernier. Tu me remets mon double fond…
- Ton fond est trop percé. On a failli se faire prendre ! Rappelle-toi cette boîte de sardines au citron qu’on a perdue en quittant la caisse… Heureusement, le gérant n’a rien remarqué !
- Tu attaches trop d’importance à la bouffe, tu devrais te mettre à la méditation comme moi… Dans le placard, c’est plus facile. Si tu jettes les godasses, ça te fait juste la place. La méditation c’est extra pour les gens qui ne savent plus où se mettre…
- Excuse-moi, je sais que tu détestes ça mais je vais devoir fouiller dans ton fond… Peut-être que ?
- Fais vite et après on sort. J’aime le soleil d’automne.
- Rien. Pas la moindre piécette, juste des miettes de pain et ce vieux radis tout ratatiné.
- En route ! J’ai entendu un claquement de mâchoires !
- Toujours cette obsession ! Laisse-moi mettre mon foulard sur la tête !
- Pffft ! On dirait une des Vamps ! Ce que t’es moche !
- Tu ne t’es pas regardé ! Là, c’est pas trop lourd les cartes postales ?
- Eh ! Je suis encore costaud ! Dépêche… Y a un loup sous l’évier, j’ai vu sa patte velue. Même le balai a des griffes… L’apiculteur t’aime bien, peut-être qu’il te donnera un petit pot,
un échantillon toutes fleurs.
- Allons, allons courage ! Let’s go. We are the champions my…
- Pourquoi tu m’regardes comme ça ? J’ai la trouille quand tu fais ces yeux là.
- Tu grinces mon pauvre vieux, tes côtes saillent sous ta peau de toile cirée à carreaux…
Cette grande fente que tu as devant, c’est nouveau ?
- …
- C’est irréparable. Point final.
- J’ai la ligne, sûr. De la fermeté… Allez, let’s go Adèle. N’allons pas trop vite. Laisse-moi m’emplir d’air, pousse-moi dans les feuilles de platane. J’adore rouler dans les flaques d’eau et les feuilles mortes.
- Quel gamin tu fais !
- S’il te plait, le fleuriste a abandonné quelques chrysanthèmes dorés même pas fanés. Là, dans le caniveau, bigleuse. Mets en un ou deux dans ma poche. Merci.
- Je n’aime pas cette odeur de Toussaint.
- Tu n’as jamais été courageuse.
- …
- J’ai un peu mal à la roulette gauche, celle qui n’a plus de caoutchouc.
- C’est ton rhumatisme. L’acier n’est plus ce qu’il était.
Le cabas à roulettes chante :
« Le soleil d’automne emplit
Tous mes trous, ouais baby !
Je devine, oh oui
Y a un sens à la vie… »
Il poursuit sans chanter :
- Mais pourquoi quittes-tu le marché ? Je ne connais pas cette rue. Jamais tu ne m’y as emmené. Réponds, pourquoi vas-tu si vite ? Pense à ton cœur ; songe à ma carcasse… Ce grand truc, là-bas… ça ne serait pas une benne ? Des gens y jettent un sommier encore bon, des chaises qu’on pourrait revisser et même un ours en peluche ! Les enfants n’ont plus de cœur ! Adèle, à nos âges nous devrions éviter ce genre de spectacle… Mais que fais-tu ?
Tu ne vas pas jeter les cartes postales de tes amis vivants et disparus ?
Tu pourrais, au moins en relire quelques unes. Tiens, celle-là. Tout ce bleu et ce blanc. Elle est restée des années sur le bahut la carte de Maurice envoyée de Santorin… Adèleueueueu !
Ton insensibilité me blesseueueueu. Maintenant voilà que tu me soulèves, pourquoi me caresses-tu l’encolure ? Pourquoi ce baiser sur mon guidon ? Tu me gênes : nos rapports n’ont jamais été si ten… Tu me chantes une berceuse maintenant ! J’ai le vertige en haut de tes bras raidis… Au secours ! Help ! La benne est pleine de loups !
Marité Jacquet 2008-11-30
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