mardi 17 décembre 2019

Bug. Enki Bilal.

Et si un jour tous les disques durs se vidaient, plus d’archives, plus de codes, plus de données informatiques, et plus de correcteurs orthographiques ?
Sur cette idée fructueuse, un des dessinateurs majeurs de la BD produit deux albums de fiction dystopique comptant plus de 80 pages chacun.
Les dessins toujours aussi beaux et froids
conviennent bien pour décrire une humanité, livrée aux califats, aux mafias, et autres sectes. On en trouverait notre présent bien doux.  
Le scénario qui reporte sur un cosmonaute toute la mémoire du monde m’a laissé de marbre, et ces espaces infinis dont le silence effrayait déjà Pascal bien qu’encombrés d’aéronefs ne sont guère riants. Les objets volants ne peuvent plus être conduits que par des vieux qui savent se passer du numérique, ainsi s’allègent d’une pincée d’humour ces années 2049 où des femmes garanties sans implants vont supplanter de vieux tyrans.
« On recherche des gens dont le potentiel intellectuel n'a pas été totalement impacté par l'avènement du tout numérique. Ils ont la mémoire et les... réflexes cérébraux adaptés à ce que nous vivons très mal aujourd'hui. Je veux parler de cette catastrophe qui nous ampute de notre nouvelle intelligence numérique. »
Les avantages des technologies qui sont devenues encore plus omniprésentes apparaissent de la même façon que les bienfaits de l’électricité étaient évidents lorsqu’une panne survenait. Mais la fatale deshumanisation du monde est criante aussi et le chemin pris pour les retrouvailles d’un père et de sa fille qui sert de fil conducteur à un voyage de désastres en désastres ne fait qu’aggraver le pessimisme du propos.   
Les préoccupations de ce flying movie s’ancrent dans notre présent, mais comme je l’ai lu par ailleurs, l’apport d’un scénariste aurait pu ménager plus de surprises, et un surcroit de profondeur aux personnages qui apparaissent désormais comme des archétypes bilaliens. 

lundi 16 décembre 2019

A couteaux tirés. Rian Johnson.

Ne pas perdre une occasion de s’instruire : en lisant des critiques, je viens d’apprendre que je sortais d’un « whodunit » contraction de « Who [has] done it? » (qui l’a fait ?) Un film à énigme quoi, genre Agatha Christie, bien ficelé.
Dans une maison victorienne, cadre familier pour ce genre d’exercice, le patriarche est mort le soir de son anniversaire alors que toute la famille est là. Cherchons le coupable… à moins que ce ne soit un suicide. Le grand-père était un auteur de romans policiers à succès.
Des acteurs excellents installent des caractères forts et des situations hautes en couleurs. J’assume ma situation de mâle en appréciant Ana de Armas en ingénue latinos de service et aggrave mon cas en la trouvant délicieuse, façon d’être dans le ton du film qui revisite bien des codes du genre en les dynamisant.
Un divertissement agréable qui ne complique pas inutilement une intrigue réservant des surprises, cultivant les ambigüités. Dans un décor XIX°, il met en jeu des comportements très contemporains voire des problématiques politiques dont l’évocation est parfois plus pertinente que quelques lourds rabâchages projetés en ce moment.

dimanche 15 décembre 2019

Campana. Cirque Trottola.

On va revoir des artistes parce qu’on les a appréciés
parfois avec un  brin d’appréhension quand on n’est pas sûr de la bonne dose de renouvellement.
Eh bien ce soir, pas l’ombre d’un doute, nous sommes en territoire familier et sous le charme dès les premières minutes, quand se retire le tissu qui recouvrait le cercle magique, comme une eau douce serait absorbée par le sol. C’est de là que vont surgir et disparaître les acrobates, les clowns, des cordes, brouette et échelle, un éléphant. Maintenant que les animaux deviennent indésirables sur la piste, le pachyderme gonflable a des légèretés sublimes.     
La troupe a le chic pour jouer de l’exigüité des lieux en des transitions originales, jouant avec les images fortes d’un trou au dessus des bas fonds jusqu’au faite du chapiteau où se laisse deviner que la trapéziste aurait pu aller encore plus haut. Il y a bien plus, à s’émouvoir, à penser, qu’en bien des représentations théâtrales aux références flatteuses.
Ce type de spectacle en insistant sur la lenteur met en évidence que nous ne sommes pas épargnés par les frénésies des écrans : au fait quel serait le contraire de spectacle vivant, de musique vivante ? Les deux musiciens sollicités aussi comme porteurs, nous entrainent avec leurs clochettes et leurs violons et une belle chanson italienne. Trottola c’est la toupie.
Tant d’énergie et d’inventivité déployées pour que sonne enfin une belle cloche tiennent le public enthousiaste en haleine. Tant de beauté, de poésie pour un son, font revenir des émotions primaires, et convoquent pour moi, l’Angelus de Millet pour sa ferveur archaïque.
Des silhouettes de clowns étaient gravées sur les flancs de la « Campana ». Ces clowns ont fait tellement rire un simple d’esprit parmi les spectateurs qu’on s’est dit que cette soirée était décidément une bonne soirée. Alors que le mot « simple » convient aux plantes et leur assure une certaine distinction, je ne sais plus s’il est correct de le dire pour un homme pour lequel aujourd’hui pullulent les qualificatifs, en tous cas j’ai ri également : « Voilà voilà voilà ». Il y a tant d’importants qui abusent de cette expression machinale qu’un clown en extrayant tout le ridicule, nous a amené  à l’essentiel avec ici une accolade, là une balourdise, une pirouette,  jouant de sa force pour propulser sa moitié vers les étoiles. Le beau barbu fait bien son travail, avec un violon dans ses grosses papattes et lorsqu’il houspille la foule  pour ne l’avoir pas empêché de  malmener sa partenaire, touche à l’absurde et va à l’essentiel de notre condition.
   

samedi 14 décembre 2019

La vengeance des mères. Jim Fergus.

Parce qu’elles ont perdu leurs enfants massacrés par l’armée américaine, des femmes blanches mariés à des indiens qui avaient été échangées contre des chevaux, vont se venger.
Alors qu’elles étaient des parias, elles gagnent leur émancipation. Extirpées des prisons ou de conditions misérables, indomptées, elles se sont intégrées à la société cheyenne dont elles décrivent la vie rustique, mais riche, et combattent du côté des damnés exclus de leurs terres, trompés par l’état américain.  
«  Vous réchauffez le climat au point que d’autres espèces disparaissent, des sociétés humaines s’effondrent, des millions de gens doivent quitter leur foyer sans savoir où aller »
est-il dit dans un retour au XXI°. 
Alors c’est qui le « sauvage » ?  Même si tout n’est pas pareillement convenu dans ces 385 pages, il vaut mieux recouvrir son pâle visage de quelques couleurs pour traverser les plaines et cette part d’histoire du nouveau continent à la fin du XIX°siècle.
Le récit fait alterner moments de fureur et de douceur, même si le procédé consistant à croiser les journaux de quelques protagonistes m’ait semblé quelque peu artificiel :
« Tout ce qu’il y avait avant, ce que nous étions, ce qui était, tout ce qui n’a pu devenir, et nous avec lui, tout cela disparaît, effacé comme un coup de craie sur un tableau noir.»
L’univers de l’école est si loin de celui des tipis.
Un des apports venant d’Europe avec elles, sera le french-cancan qui apparaît comme un marqueur d’affranchissement.
Concernant la thématique « Indiens » d’autres auteurs sont bien plus forts :
Note de l'auteur copiée sur le site de Babélio à propos de la photo de couverture:
« La photographie reproduite sur la couverture de ce roman a été prise par L. A. Huffman à Fort Keogh, dans le territoire du Montana, en 1878. La jeune femme, dénommée Pretty Nose, était une chef de guerre amérindienne qui, à la fin du mois de juin 1876, s'est battue contre la 7e de cavalerie du général George Armstrong Custer à la bataille de la Little Bighorn, à l'âge de vingt-cinq ans. Apparentée à tort, selon diverses sources, à la tribu des Cheyennes du Nord, elle étaie en réalité arapaho. Les Arapahos étaient des alliés des Cheyennes, et les deux tribus unies par d'étroits liens de parenté. Pretty Nose avait également du sang français par son père, un marchand de fourrures canadien-français. Malgré les interdictions successives, prononcées par les autorités religieuses et gouvernementales, concernant les mariages entre différentes ethnies, religions et cultures, ceux-ci étaient déjà nombreux dans les Grandes Plaines pendant la première moitié du XIXe siècle, comme dans toute l'histoire de l'humanité.
Pretty Nose a vécu par la suite dans la réserve arapaho de Wind River, dans le Wyoming, jusqu'à l'âge d'au moins cent deux ans. »

vendredi 13 décembre 2019

Notre ADN culturel. Régis Debray.

Il a beau se répéter : « l’€uro est un billet de Monopoly » dans des articles rassemblés par le « 1 », je l‘apprécie toujours autant et sourit quand il joue au modeste dans l’avant propos.
Je ne suis pourtant pas d’accord du tout avec sa comparaison entre son retour de Bolivie avec celui des djihadistes revenant de Syrie.
Surtout quand après les attentats contre Charlie il disait :
« Le choc des civilisations n’a aucune raison de nous effrayer : c’est très salutaire, parfois salvateur. »
Même si ces souhaits d’il y a 5 ans ont abouti à l’inverse :
« C’est le moment de relever la tête et d’assumer notre ADN culturel.
« Je ne dis pas colère, je ne dis pas compassion, je dis fierté collective. »
Il m’a appris des mots : il n’aime pas les « bonaces » : « état d'une mer très tranquille »,
et les mulâtresses à la belle « ensellure » « cambrure au niveau des reins » avaient compté dans ses engagements de jeunesse.
Ses observations intitulées « la cartographie des courants souterrains » que dévoile le peintre Fromanger sont fines. Sa fresque « De toutes les couleurs » illustre cet article plutôt que le dessin de Trapier dont le style vieillot me déplait en couverture de ces 80 pages.
Son discours courtois, après avoir reçu le prix Montaigne autour de l’apport des lettres et de la philosophie en politique, est délectable.
« Le XX° siècle ayant poussé le romantisme du XIX° jusqu’au fanatisme et la passion jusqu’au carnage, voilà que les sobres vertus, les retenues du Siècle des Lumières, reprennent une appétissante actualité. »
Je l’ai beaucoup cité, il cite beaucoup :
« Un homme qui a lu et retenu est plus capable de grandes entreprises qu’un autre. » Montaigne
« Du temps où les nations se haïssaient, l’Europe avait plus de réalité qu’aujourd’hui. »
De Gaulle
Le sens du tragique adouci d’humour a de la gueule quand le style l’habille.

jeudi 12 décembre 2019

La douleur des corps : une esthétique de la cruauté ? Christian Loubet.

Le conférencier, historien des mentalités, devant les amis du musée de Grenoble commence par citer « Sade » : «  La cruauté loin d’être un vice est le premier sentiment qu’imprime la nature »
Pour l’illustrer le surréaliste Clovis Trouille dont le mouvement avait promu le Marquis était plutôt ludique alors qu’avant Nietzche, celui qui fut enfermé pendant 30 ans avait proclamé la mort de Dieu. Après la révolution française passée des Lumières à la Terreur, la croyance en l’homme «  à l’image de Dieu » ne s’impose plus. Delacroix qui avait perdu père, mère et frère parlait « d’un fond noir à contenter » et « le soleil noir » de Nerval, s’ajoutait au « noyau infracassable de nuit » de Breton. Dans les écrits et la peinture la violence donnée ou subie ne connaît plus de limites.
Sur le thème des plaisirs nés de la violence, je n’irai pas puiser dans l’iconographie infinie de la souffrance rédemptrice du Christ, mais plutôt du côté d’œuvres plus rares.
Romantique, J.H.Füssli : « Brünhilde se venge de Gunther ».
Goya était inévitable: « Les désastres de la guerre » s’inscrivant dans un florilège de la cruauté, sont repris 170 ans plus tard par les frères  Chapman.
Les têtes coupées n’ont pas manqué dans l’histoire de l’art, mais « Salomé » donnant un baiser à Jean Baptiste dont elle a réclamé la tête par Lévy-Dhumer est scandaleuse.
La femme fatale inquiète : « Vampire » de Munch.
L’ambivalence est poussée chez Balthus« La victime » au corps abimé est fantasmée.
Dans des formes exacerbées du don de soi, « Sainte Lucie » de Francesco del Cossa, offre ses yeux, impavide, sublime au bout de la souffrance.
Les combattantes les plus héroïques peuvent être vulnérables, mais l’ « Amazone blessée » de Franz Von Stuck est puissante.
« Sainte Agathe » avant de se faire arracher les seins est la plus sereine de tout le groupe ainsi que Sebastiano del Piombo l’a représentée
et celle de Zurbaran est également étonnante.
« Saint Sébastien soigné par Irène » par Trophime Bigot  a été courageux.
Toute ressemblance avec un autre crucifié  pour « Le  Grand martyr » de Lovis Corinth  ne serait pas fortuite.
Le corps devient un matériau pour jeu de massacre : Hans Bellmer ficelle sa femme « Unica Zürn ».
Niki de Saint Phalle représente son père incestueux : « La Mort du patriarche »
L’actioniste viennois, Hermann Nitsch, est sanglant en abondance,
alors que Gina Pane se scarifie, mettant en scène ses mutilations : c’est du « body art ».
La notion de résilience est apparue récemment et l’art a pu aider les thérapies. Freud avait opposé l’instinct de mort à l’instinct de vie tandis que Leopold von Sacher-Masoch était décliné en nom commun.
Au cinéma dans « L’empire des sens » la castration est le terme de l’orgasme ultime et « Salò ou les 120 Journées de Sodome » de Pasolini a paru insoutenable à beaucoup.
Jean Benoît dans sa performance de 1959 présentant « L’exécution du testament du marquis de Sade» revient sur l’alliance du désir et de la mort, quand «  la fascination du sadisme révèle l’aigle noir du fascisme ».
« Que Sade n’ait pas été personnellement un terroriste, que son œuvre ait une valeur humaine profonde, n’empêcheront pas tous ceux qui ont donné une adhésion plus ou moins grande aux thèses du marquis de devoir envisager, sans hypocrisie, la réalité des camps d’extermination avec leurs horreurs non plus enfermées dans la tête d’un homme, mais pratiquées par des milliers de fanatiques. Les charniers complètent les philosophies, si désagréable que cela puisse être » Raymond Queneau.
David Olère, rescapé d’Auschwitz : « Nos cheveux, nos dents et nos cendres »

mercredi 11 décembre 2019

Lacs italiens 2019. # 3. D’un château l’autre

Une nuit satisfaisante n’empêche pas quelques péripéties pendant nos préparatifs :
- le grille-pain fait disjoncter l’électricité mais Marzio, contacté par téléphone se montre tout à fait réactif et arrive à 8h du matin en moto pour tout réinstaller à la cave
- la cafetière chute et répand le café dans toute la cuisine
- nous nous trompons de trousseau de clés pour sortir la voiture du garage.
Bref, vers 9h nous quittons notre appartement aux installations historiques pour parcourir une petite distance jusqu’à Cavernago, intéressante pour son castello Colleoni.  
En effet, il ne ressemble à rien de connu : murs en galets et briques, tours et créneaux du Moyen Age, aspect fortifié.
 Quelques ornements notamment à l’entrée tranchent par la blancheur de la pierre. 
Dans les douves asséchées courent des pintades criardes. Malheureusement  le château ne se visite pas, il semble appartenir à un particulier joignable par une sonnette et disposant d’une boite à lettres. Avec un peu de recul, on aperçoit quelques fresques extérieures  derrière l’enceinte dans les tons brique. Des dépendances ont été aménagées en habitations pour une population plus modeste. Derrière un portail clos s’étend le parc arboré du château  et un petit ruisseau chantant près duquel une oie farfouille dans ses plumes.
Le sieur Colleoni, général vénitien du XIV° siècle, possédait à quelques kms un autre château à Malpaga, lui aussi non visitable mais dont on aperçoit les caractéristiques extérieures  d’un château fort  à pont levis  malgré des transformations, des remparts et la présence d’une loggia à arcades  annonçant le tournant vers des bâtiments moins défensifs et plus agréables. Le lieu sert aujourd’hui à des festivals sur des « fiabe » (contes de fées) donnés en costumes, se loue pour des fêtes ou des mariages. Malpaga semble désert  avec son église au pavement récent, ses entrepôts, sa mairie et son gîte pour  « nobles voyageurs ». Seuls quelques papis discutent sur un banc à l’entrée du parking, Les mises en garde contre les voleurs collées sur les arbres paraissent pour l’heure incongrues.
Le circuit nous entraine ensuite vers Caravaggio, ville natale du célèbre peintre, à travers des paysages toujours aussi plats, où poussent maïs et riz. 
Nous nous garons Via Carlo un peu à l’extérieur du centre plutôt piétonnier, dans un emplacement blanc certifié approprié par une  riveraine.
Rapide visite  d’une chapelle dédiée à Sainte Elisabeth puis visite plus sérieuse de la chiesa dei Santi fermo e rustico : nous  allumons un cierge électrique, hommage à M. face à la chapelle  de Saint Antoine. 
L’église à l’intérieur ne peut rivaliser avec Santa Maria Maggiore  de Bergame, même si un sacristain attire notre attention sur l’une des chapelles latérales nous l’éclairant pour qu’on puisse voir les fresques, avant de nous pousser vers la porte pour fermer.
C’est lundi et la ville semble vidée de ses habitants : beaucoup de magasins fermés, peu de restaurants en vue ou ouverts.
 Renseignements pris après quelques errances, nous hésitons à rentrer dans le ristorante "Tre re" indiqué près de la gare sur le chemin du sanctuaire (viale papa Giovanni XXIII, 19) dont l’apparence nous parait bien chic. Excellente surprise ! Les repas sont servis dehors dans un joli cadre pour 11 € : « verdure » à volonté au buffet, premier plat (pâtes à l’arrabiata ou pesto, ou soupe) second plat (osso bucco ou côtelette vitel tono ou escalope milanaise) café vin blanc et rouge + service et couverts compris ! Imbattable et bon ! D’ailleurs l’albergo est fréquentée, le service efficace.