vendredi 5 février 2016

Manif, sniff !

J’ai accompagné ma prof en exercice à la manif de mardi dernier et je ne l’ai pas perdue car ce n’était pas la foule des grands soirs. Les slogans étaient faiblement repris par les manifestants brandissant parfois quelques cartons rouges, mais évitant d’accompagner l’antienne :
«  Najat, si tu savais ta réforme, ta réforme, ta réforme, où on se la met ! »
La charmante prenant la suite d’une série de ministres oubliables.
Et «  Motivé ! » de Zebda à la sono faisait comme un cruel contrepoint qui aurait ignoré le temps.
Les profs opposés à la réforme du collège ont rejoint la manif fonction publique concernant le pouvoir d’achat, et les médias n’ont  bien voulu retenir que les réclamations concernant le point d’indice et les pneus brûlés des taxis du matin. Il a été aussi question de la galère pour faire garder ses enfants. Les journalistes s’aperçoivent lors des grèves de l’utilité de l’école en tant que garderie, car pour ce qui est de la mission éducative : l’école leur parait essentiellement stressante. Et les opposants à la réforme du collège : des passéistes, coincés de droite, c’est Libé qui l’a dit.
Face à ce conformisme médiatique qui a perfusé jusque dans les rangs des personnels qui ne se sentent pas forcément concernés, voire des grévistes montés au ski, j’ai mis en ouverture de ce texte, le panneau qu’avait confectionné une manifestante.
Travail personnel appliqué qui se développait sur deux faces, pas siglé, pour lequel je crains qu’il ait été peu lu : l’ampleur de la déception, du malentendu, ne tenant pas en une sentence.
Mais la forme de cette protestation, inadaptée à nos temps laconiques, marque bien la distance entre ceux qui défendent une école où les mots seraient choisis et les petits marquis tweeteurs des ministères et leur presse à eux attachés.
Face aux désarrois des établissements publics en banlieue, qui pourraient recevoir des propositions nouvelles de réforme d’une façon favorable, les réponses ne sont guère plus enthousiastes à ce qu’on peut en savoir, la mode n’étant pas au débat éducatif, ni à de dépressives incursions dans ce qui apparait comme des « territoires perdus de la république » : un surveillant, pardon, un aide éducateur de collège public : 
« Dis Mouloud on ne t’a pas vu à la mosquée hier au soir » (« Marianne », l’hebdomadaire)
Une amie des temps expérimentaux qui consacra des temps de soutien gratos aux élèves en difficulté et force réunions de coordination entre profs divers, pourrait-elle recevoir ces élèves car aujourd’hui il s’agit de ne pas stigmatiser ? Tout est hystérisé: la déchéance de nationalité qui toucherait quelques individus qui font la guerre à leur pays, la note, la couleur rouge, la moindre remontrance, voire le moindre apprentissage, le moindre travail, la moindre page, sans parler de l’orientation : tous chômeurs et bac pour tous. Qui veut devenir prof ? La société est bien plus malade qu’on le croit, qui ne sait répondre que par les sous.
Jaime Semprun :
« Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? », il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : « À quels enfants allons-nous laisser le monde ? ».
………..
Dessin de Pessin sur le site de Slate :

jeudi 4 février 2016

Les précurseurs de l’art du mouvement. Thierry Dufrêne.

Dans la recherche des origines d’un mouvement qui inspira le futurisme, le cubisme, le constructivisme, le surréalisme… faut-il remonter à la préhistoire comme le fit le conférencier devant les amis du musée avec Tinguely en homo faber et Giacometti modelant la terre dans un style certes plus élancé que les premières vénus ? Le geste et la parole. Il est vrai que les bisons sur les parois éclairées à la torche intermittente galopaient.
Nous sommes pleinement dans le sujet de l’exposition «  Persona » présentée jusqu’en novembre 2016 au quai Branly à Paris, qui interroge « Comment l'inanimé devient-il animé ? » à laquelle le professeur d’histoire de l’art à Nanterre qui nous tint ce langage, collabore.
Alors, l’art cinétique à ses débuts : contredisant Dali qui demandait à une sculpture surtout de ne pas bouger, l’ingénieur Calder qui avait suivi le cirque Barnum, va réaliser en fil de fer des personnages pour une composition appelée le « Grand cirque Calder ».
Le mot «  mobiles » attaché à celui qui donna son nom à nos rendez vous de manifs grenobloises partant de la gare - en l’occurrence un « stabile » - vient de Duchamp.
Restant dans les arts populaires, Alexander Archipenko avec « Medrano », polychrome, a cherché à bouger.
Les costumes de Picasso - il est encore là lui aussi - pour « La parade » de Satie, sont plus que des habillements.
Delaunay dans son « Hommage à Blériot » (musée de Grenoble)  autour d’une hélice fait tournoyer « chromomotricité » et « chronomotricité ».
Duchamp joue avec des spirales de mots :   
« Sur Demande des moustiques Domestiques (demi-stocks) for the cure d’azote sur la Côte d’Azur. »
Il reprendra l’idée de rotation dans des « Rotoreliefs ».
« The Rock Drill » dont Jacob Epstein ne conserva que le haut fut installé sur un marteau- piqueur.
« L'Homme en mouvement » est créé par Boccioni, théoricien du futurisme, du temps des machines triomphantes qui pourtant tant asservirent et tant massacrèrent pendant les guerres :
« Tandis que les impressionnistes font un tableau pour donner un moment particulier et subordonnent la vie du tableau à sa ressemblance avec ce moment, nous synthétisons tous les moments (temps, lieu, forme, couleur, ton) et construisons ainsi le tableau. »
Se mouvoir et s’émouvoir peuvent se confondre et depuis Héraclite :
« Ce qui existe, ce n'est pas l'être mais le devenir : Il n'y a de réel que le changement. »
Dans un tourbillon de références, Proust croise Bergson, le calme Hegel, Kant le serein et Descartes le mécanique, les photographes Muybridge, son zoopraxiscope et Marey.
« Le poète, selon Lessing premier historien de l’art, dans « le Laocoon », travaille pour l’imagination, et le sculpteur pour l’œil. Celui-ci ne peut imiter toute la réalité qu’en blessant les lois du beau ; il ne reproduit qu’une situation, qu’un instant, tandis que le poète développe l’action tout entière. »
La vibrante « Kinetic Construction » de Naum Gabo, qui ne fut pas qu’un penseur, ouvre le chemin.
Son arachnéenne « Linear Construction in Space » résout l’opposition d’Apollinaire entre sculpture et nature.
Le « Monument à la III° Internationale » d’Atline resta à l’état de maquette pour une tour qui devait s’élever à 400 m de haut, en fer, verre et acier, « constituée d'une double hélice en spirale avec en son centre trois structures géométriques en rotation, le cube (sur un an), le cône (sur un mois), le cylindre (en un jour). »
Finalement, le téléphone au homard de Dali, l’homme aux propositions  inattendues, symboliques et fantomatiques, n’est pas inerte, il s’intitule « Le Téléphone aphrodisiaque ».
Pour le Groupe de Recherche d'Art Visuel (GRAV), remis en lumière par Yves Aupetitallot en 1998 au Magasin de Grenoble, directeur aujourd’hui contesté par son personnel : «  Les œuvres ont pour vocation de toucher tout le monde, les badauds comme les connaisseurs. »
Morellet, un des fondateurs de ce groupe éphémère, est au musée de Grenoble, avec sa « sphère-trames » .
Une de leurs œuvres « participatoires », fut érigée à côté de la « maison de la culture » qui venait d’être inaugurée par Malraux en 68 dont je ne peux me dispenser de rajouter un morceau  du discours :
« Nous voici au point capital de notre entreprise. Supposons que la culture n'existe pas. Il y aurait les yé-yé, mais pas Beethoven; la publicité, mais ni Piero della Francesca ni Michel-Ange; les journaux, mais pas Shakespeare; James Bond, mais pas le Cuirassé Potemkine ni la Ruée vers l'or. Pourtant il y aurait une création, il y aurait un art, il y aurait des maîtres vivants. Mais si nous pensons aux nôtres, aussitôt nous découvrons comment ils se rattachent à ceux du passé. Hemingway est parent de Shakespeare plus que du New-York Times. Parce que ce qui unit tous les maîtres, c'est leur référence à autre chose que la vie. Le domaine de la culture, c'est le domaine de ce qui s'est référé à cette autre chose, d'ailleurs variable. Et à une image de l'homme acceptée par lui, et est simplement l'image la plus haute qu'il se fait de lui-même. C'est cette référence qui permet à l'œuvre de survivre à son auteur. Dans une civilisation religieuse, ce qui assure la vie des valeurs, c'est la religion elle-même. Dans une civilisation non religieuse, c'est ce domaine de référence qui délivre l'œuvre de sa soumission à la mort. »

mercredi 3 février 2016

Béliers. Grimur Hakonarson.

Le mouton est l’animal universel, des déserts les plus chauds jusqu’à l’Islande.
Nous avons apprécié, sans nous attarder, des paysages enneigés assez peu explorés au cinéma avec les troupeaux de deux frères, vieux garçons qui ne se parlent plus depuis quarante ans.
Nous sommes dans une comédie taiseuse avec concours de béliers et voisinage hostile quand une épidémie de tremblante du mouton s’annonce.
Les deux entêtés vont finalement se réconcilier lorsque le blizzard balaye un passé absurde de solitudes juxtaposées. Leur monde est en voie de disparition.

mardi 2 février 2016

La revue dessinée. Hiver 2015-2016.

Et dire que la BD décrivait parfois un pays de monstres gentils et d’actualité heureuse !
Nous avons changé de siècle.
Dans le trimestriel de reportages et documentaires en dessins, la planète étouffe et saigne, l’humour se remarque quand il apparait parmi les 220 pages où se prouvent les qualités de cette publication en sa dixième édition.
Pédagogique : L’accord commercial entre l’Europe et les E.U. : TAFTA, où entre autres, de nouvelles instances de justice dessaisiraient les états de certaines de leurs prérogatives.
Scientifique : l’histoire de l’anesthésie générale avec le hasard en maître du jeu. Ça s’appelle la sérendipité.
Obstiné : En revenant sur l’assassinat à Djibouti du juge Borrel, une enquête remet en mémoire une affaire révélatrice des mœurs franco-africaines et des failles persistantes de la justice.
Indispensable : après l’attentat contre Charlie, un historique de la presse satirique en France.
Politique : Comme dans chaque chapitre, mais le rappel de la folie des parcs d’attraction dans les années 80, leurs échecs et  leurs réussites sont des signes forts. Les petits Mickeys et les grands manèges.
Distrayant : Avec l’humour à répétition d’un dessinateur envoyé en immersion dans une discipline sportive peu connue : cette fois, le Gouren (lutte bretonne).
Original l’angle : La journée de la fusillade à Charlie vue par 6 policiers de différents services, leur professionnalisme et leurs émotions. Nous avons si peu de mémoire.
Complet : La géo-ingénierie qui cherche à amortir les effets du réchauffement de la planète n’offre pas de solutions durables malgré la multiplicité des pistes pour essayer de gérer le rayonnement solaire ou capter et séquestrer le CO2.
Parmi tant de sujets graves, moins de pages auraient suffi à évoquer « Conte d’été » de Rohmer quand l’auteur des dessins agréables s’identifie au personnage principal, car ce n’est pas d’une nouveauté confondante, comme l’analyse de la photographie de Mohamed Ali (Cassius Clay) dominant Sonny Liston aurait mieux convenu dans un journal destiné à des adolescents. Par contre la rubrique de culture générale revenant sur les origines de la Saint Valentin convient bien à tous les âges et offre un sourire qui échappe aux balles des fanatiques aux brouillards  toxiques, aux dissimulations consenties.  

lundi 1 février 2016

Gaz de France. Benoit Forgeard.

En 2023, Philippe Katherine alias Bird est désormais président de la République.
Elu après avoir séduit les électeurs par une chanson, il est en difficulté dans les sondages.
Alors les communicants organisent un brain storming de quelques personnes qui proposent soit une love affair, un bombardement de la bourse de Francfort, une traversée à pied de la Champagne, le recours à un être électronique ou à l’expertise d’un enfant.
Solutions toutes aussi vaines, mais provoquant le rire d’un public qui voit bien de quoi il s’agit.
Les mots les plus vibrants ne font plus illusion.
Le sous sol de la France qui n’est plus qu’un gruyère appelé à s’effondrer encore un peu plus, a été vendu à des fonds suisses.
Pas si loufoque que ça.

dimanche 31 janvier 2016

Orestie. Eschyle, Roméo Castellucci.

Agamemnon a tué sa fille Iphigénie
Alors Clytemnestre, la mère, tue le roi Agamemnon, son mari.
Et Oreste leur fils, pas en reste, tue sa mère Clytemnestre.
Parmi les Euménides, les Choéphores où Cassandre et la Phytie, ont leur mot à dire, le coryphée, chef de chœur, est un lapin, celui d’Alice, au pays des dieux tourmentés, ce qui ne facilite pas la limpidité des affaires.
La triple tragédie familiale datant de 2500 ans a besoin d’être révisée, mais il ne faut pas compter sur les deux heures trente de spectacle pour éclaircir tellement la situation.
Le sur-titrage de la pièce jouée en italien, matérialise une présence du texte indépendante des images présentées sur scène : « je te chie dans la bouche ».
Les fulgurances, la force de certaines séquences mais aussi l’épate-bourgeois facile tiennent beaucoup de tableaux vivants, très art contemporain avec ce qu’il faut de documentation nécessaire au préalable.
Les lumières sont superbes et derrière la gaze qui sépare les spectateurs des acteurs, les choix sont radicaux : atmosphère noire avant l’entracte, blanche dans la seconde partie.
Les corps les plus contrastés sont beaux ; Apollon, avec ses moignons, nous frappe à l’estomac. 
Si le sous titre : « comédie organique ? » vaut pour son adjectif, l’humour de son point d’interrogation est pour moi la seule occasion de sourire dans cette mise en scène violente qui ne fait guère appel aux sentiments, mais essentiellement à nos yeux. Des spectateurs ont reconnu du Fellini, d’autres du Bacon, nous ne voyons pas le temps passer. Un rythme énergique peut contraster avec la lenteur qui n’entraine pas l’ennui tant la poussière du temps doit prendre le temps de retomber, comme le silence accusera les stridences à venir.
Inutile d’énumérer les réussites visuelles, car la surprise fera partie du plaisir. Comme je craignais le côté « gore », j’ai été impressionné, dans le sens où je crois que je conserverai en mémoire quelques images fortes de ce moment important de théâtre.
« Il était Roparant, et les Vliqueux tarands Allaient en gilbroyant » : Lewis Carroll traduit par Antonin Artaud. « Antonin le lapin te demande pardon »
Je ne pense pas que ce soit dans la version grecque d’origine, mais finalement, il y avait quelques brins de  comédie.

samedi 30 janvier 2016

Histoires. Marie Hélène Lafon.

et encore mieux.
J’avais le sentiment de connaître des personnages présentés dans les courts chapitres de ce volume de 315 pages, mais je ne savais s’ils venaient des livres déjà lus de mon auteure favorite ou de souvenirs de mon pays d’enfance.
L’écrivaine qui finalement ne viendra pas à la librairie du Square comme annoncé donne à la fin de cette livraison des clefs de sa démarche dont on avait pu soupçonner l’exigence, l’élégance.
Pas un mot qui ne soit juste, pas une virgule de trop ou de pas assez, pas un battement, une odeur, un silence, une poussière qui ne soit pas vrai, dense, intense.
« Quelque chose de la pâleur des livres, peut être, avait coulé dans la chair de Jeanne, qui parlait d’ailleurs et d’autrement. »
Les taupes, les grenouilles, le tour de France à la télévision, quelques gourmandises à la Delerm mais prises dans tellement de solitudes, « le monde et sa plaie ouverte ».
Les phrases ultimes, à la fin de chaque récit, sont des clous.
«Les enfants n’écoutent pas. Ils attendent le dessert. »
«Des gens ont parlé en bas. Ils ont crié. Il a attendu »  
Et pourtant ce n’est pas faute de manquer de conviction comme cette religieuse qui n’est plus de son temps, ou de courage comme cette petite et son corset dans les dortoirs d’un pensionnat ou d’esprit de liberté en fin de journée de communion.
Pour illustrer le poids des mots qui n’est pas qu’affaire littéraire : un homme n’arrive pas à dire « fleur artificielle », il dit fleur « surnaturelle » pour celle qu’il apporte au cimetière. On  en partage tout le prix, et la beauté indestructible. Je crois bien qu’il a raison de dire ainsi en ces lieux massifs de chez central où l’on meurt beaucoup, avec tellement de dignité.
Racontées avec cette probité, ces tragédies qui nous transpercent en deviennent presque consolantes.