samedi 6 octobre 2018

Le lambeau. Philippe Lançon.

Je connaissais un peu l’auteur rescapé de la tuerie qui avait décimé la rédaction de Charlie, son style m'ayant fait retarder mon désabonnement à Libération, dont je redoutais cependant les références qui me paraissaient souvent trop réservées aux happy few.
«  Les pompiers m’ont soulevé et j’ai survolé vos corps morts qu’ils enjambaient, et soudain personne ne riait. »
Cette fois, la lecture est limpide.
« Je suis Charlie. La manifestation et le slogan concernaient un évènement dont j’avais été victime, dont j’étais l’un des survivants, mais cet évènement, pour moi, était intime. Je l’avais emporté comme un trésor maléfique, un secret, dans cette chambre où rien ni personne ne pouvait tout à fait me suivre, si ce n’est celle qui me précédait dans le chemin que j’avais  maintenant à entreprendre : Chloé, ma chirurgienne. »
Le premier roman du miraculé était titré d’après un poète cubain :
« Je ne sais pas écrire et je suis innocent »
Son dernier ouvrage, éprouvant, précis comme un scalpel, est un hommage au travail des chirurgiens, des policiers, à ses proches, un remède au mal, la preuve vivante que l’écriture peut guérir, la musique consoler, la culture reconstituer.
«  Je ne ferais plus jamais rien de ce que j’avais fait. Chaque instant se refermait sur lui-même avant l’entrée des suivants. A l’intérieur, il ne restait qu’un certain moi même et les échos médicamentés d’une vague espérance. »
Nourri de Proust, de Kafka, de Bach, ses écrits sont intenses, avec un détachement qui le sauve, allant au-delà de la littérature.
«  Le néant est un mot qu’on n’emploie plus volontiers et que j’avais utilisé dans trop d’articles pour avoir lu trop de poésie, ou les avoir lues trop mal, un de ces mots qui a gonflé dans les consciences en vieillissant comme un cadavre dans l’eau, gonflé et puis crevé. »
Je suis allé vers ces 500 pages comme à La Toussaint on fait le tour des tombes, revenant sur cette date de janvier 2015 qui signifia la fin d’un monde où les femmes de Wolinski étaient charmantes, et conjurer le temps, quand les machines affolantes viennent accentuer les arasements de ma mémoire.
«  Mon aventure maltraite ma mémoire, en l’incisant et en l’insensibilisant tour à tour : de ce chaud et froid naît le chagrin … 
Il ne s’agit pas d’un précis de résilience exemplaire, genre : «  comment je me suis fait refaire la gueule en trois ans ». Quelques mots à propos des douleurs omniprésentes n’en prennent que plus de poids. Ce relevé des riches heures, qui amènent à une résurrection, célèbre la vie, le corps et l’esprit, en finesse et en force.


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