samedi 29 septembre 2018

L’art de perdre. Alice Zeniter.

Je rejoins volontiers l’idée que le prix Goncourt des lycéens est une distinction des plus sûres : ce roman est pour moi le livre de l’année procurant le même bonheur que ceux de Maylis de Kérangal : http://blog-de-guy.blogspot.com/2015/10/reparer-les-vivants-maylis-de-kerangal.html , avec une empathie de même intensité.
Chaque chapitre recèle une scène forte, constituant au bout des 500 pages, un volume remarquable à propos de nos identités.
Le titre s’avère bien plus profond que ce qu’il m’évoquait comme rapprochement, avec le délicieux « Que le meilleur perde » de Bon et Burnier, une gourmandise, comme les « langues de chat » venues du Leclerc que la grand-mère kabyle sert à ses petites filles qui auraient préféré ses gâteaux au miel.
«  Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître,
Tant de choses semblent si pleines d’envie
D’être perdues que leur perte n’est pas un désastre. » Elisabeth Bishop 
Il s’agit autour du sujet délicat des harkis, traité en finesse, de remonter le temps, revisiter des pays, suivre l’existence palpitante de trois générations depuis le grand- père devenu un «  jayah » (celui qui n’est plus dans le troupeau) qui ne peut plus rien apporter à la famille, ne comprend plus son monde et que personne ne comprend. 
Plutôt que des coïncidences éclairantes, les silences, les maladresses, laissent de la place pour les révélations.
« Si elle savait qu’à la fin de l’été 56, son grand-père s’était trouvé ici, à quelques mètres à peine de l’endroit où elle se tient, pris dans une pluie de verre, de plâtre, de sang, elle contemplerait peut être la place avec avidité… »
Les formules frappantes, les observations acérées et légères, les images poétiques, abondent, sans encombrer :
 « Ce qu’on ne transmet pas se perd, c’est tout. Tu viens d’ici mais ce n’est pas chez toi. »
« Autant chercher les racines du brouillard. »
«  On ne sait pas ce qu’il vend et on ne sait pas ce qu’il gagne. Probablement rien, mais ça lui prend tout son temps. »
«  Elle lui assure que tout va bien, qu’elle veut simplement parler. En s’entendant prononcer ces mots, elle prend conscience de ce qu’ils ont de menaçant. C’est la phrase qui précède les ruptures, c’est le mensonge du méchant dans les films d’action pour qu’on lui ouvre la porte. »
« Chez la plupart des gens, la colonne vertébrale ploie lentement avec les années et une sorte de calme s’installe. »
«  Je suis un ex-suicidaire qui serait prêt à devenir immortel pour peu qu’on le menace tous les jours, dit il »
En guise de résumé, ces paroles d’un des protagonistes, extirpées par sa compagne, pourraient faire l’affaire:
« On était dans un camp, on était derrière des barbelés, comme des bêtes nuisibles. Je ne sais plus combien de temps ça a duré. C’était le royaume de la boue. Mes parents ont dit merci.
Et puis après, ils nous ont foutu dans la forêt,[…] Mes parents ont dit merci.
Ensuite, ils nous ont envoyés dans une cité HLM de Basse-Normandie, dans une ville où avant nous, je ne crois pas que qui que ce soit ait jamais vu un arabe. Mes parents ont dit merci. »
Ou bien cette vision : «  Annie en robe d’été qui court dans les oliviers, sa peau dorée par le soleil, qui se tourne vers lui en souriant, en criant son nom note suspendue quelques secondes puis qui enfle devient stridente insupportable cris multiples hommes femmes hurlements déchirent la gorge et les oliviers brûlent traits noirs contre le ciel odeur de pneu fondu chair éclatée homme feu qui trébuche homme-fer tombé au sol sous les hués on reviendra pour toi pour ton père on reviendra. »
La complexité est rendue avec clarté :
« Il voudrait comme Gilles et François, des parents au mode vie identifiables et cohérents qui peuvent être rejetés en bloc - mentalité paysanne, mentalité bourgeoise. Au lieu de quoi il a hérité d’un père insaisissable, qu’il voudrait défendre mais qui refuse d’être défendu. »
Et si hommes et femmes n’entrent pas forcément dans des familles aussi typées que celle de la tristesse ou celle de la colère, j’aimerais retenir cette façon de dire la fragilité du bonheur :
« vous vous penchez et voyez que votre lacet est défait. »

1 commentaire:

  1. Avec les années, on se rend compte que personne n'a une mode de vie identifiable, c'est que nous, nous avons envie de mettre des gens dans des modes de vie, pour pouvoir les mettre dans des boites, pour pouvoir bien les classifier.
    L'histoire des personnes, et les personnes tout court, résistent à ça...

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