mardi 16 mars 2010

Agiassos #2

"Tout droit je descendrai vers l'agora. Sous la voûte de feuilles rouges je boirai le café brûlant, très lentement. Je rêverai dans le sexe des feuilles écarlates. Silencieuse, j'enfanterai un chant en écho au saxo jamais vu qui joue pourtant sur les terrasses d'Agiassos. Saxo du Dieu caché.
Et puis il sera temps de filer ailleurs. »

C'est ici que le texte s'arrête, dit la jeune femme en décroisant ses bottes métallisées. Elle redresse son dos tandis que se meuvent ses beaux seins sous la combinaison souplement ajustée. Son compagnon allume une nouvelle cigarette sans la quitter des yeux.
- Tu ne lis plus...
- Il n'y a plus rien. Le carnet de ma grand-mère s'arrête là.

Le jeune homme se penche vers le sol, la fumée embrume les brodequins à semelles d'acier.
- Comment était-elle ?
- J'avais deux ans quand elle est morte. Sur les photos, elle est plutôt ordinaire. Elle avait la bougeotte. Ses carnets, elle me les a légués. Avant de partir en Grèce, elle a dit à mes parents que ses carnets, ses livres seraient pour moi. Bien brave ce pope du bas quartier d'avoir gardé les derniers carnets de grand-mère.
- Comment sont-ils tombés entre ses mains ?
- La police les lui a confiés et il a oublié de les renvoyer en France. Les popes ne sont pas riches...

La jeune femme caresse le casque anti U.V. posé sur la table de faux marbre. " Quel style ringard quand même !
- Je ne suis pas de ton avis, Electre, c'est une époque où il y avait encore des Grecs. Regarde autour de nous, regardons-nous. Qui sommes-nous dans nos armures de métal et de plastique ?

Le jeune homme se tait, il sourit un peu parce qu'il est amoureux. Ses bagues et ses bracelets lancent des feux agressifs. La lumière du crépuscule traverse la coupole de verre au-dessus de l'agora et des rues d'Agiassos. Elle se difracte, éclabousse les tenues brillantes des consommateurs. Il n'y a pas de musique aujourd'hui. L'Association Européenne des Oto-rhino a obtenu de Bruxelles la trêve d'une journée par semaine. Les coupoles, la climatisation autorisent les touristes à se découvrir. Les peaux roses et blanches sont de fragiles lumières dans la lumière du couchant. Le jeune homme repose son verre d'eau minérale deux fois recyclée :
- Tu ne trouves pas que l'humanité, ici, ressemble à un ramassis de vers blancs sous un bocal renversé ?
- Arrête, tu n'es pas drôle !
- Et ta ringarde de grand-mère faisait du vélo sans masque, sans scaphandre. Elle dormait à la belle étoile. Les étoiles elle les voyait, et le ciel de Grèce, toujours bleu l'été... C'est ce que disent les vieux guides...

Main dans la main les jeunes gens gravissent une des huit avenues de la cité. Les néons annoncent des spectacles pornographiques ou des films d'épouvante. Des garçons très maquillés, attirent les consommateurs à des tables minuscules. Des familles s'agglutinent aux vitrines des magasins : Bonbéton, Monkikian, Zony... Les lasers balafrent le ciel composant et décomposant les silhouettes de dieux et de héros helléniques.
Ils s'arrêtent devant le musée des arts et techniques. Sous un globe de verre un âne empaillé, gueule ouverte, oreilles dressées. Pour un Euro, on entend braire le dernier baudet de l'île décédé en 2008. Pour deux Euro supplémentaires on assiste à l'érection de son pénis, dit la pancarte. La mécanique est tombée en panne. Une petite fille s'obstine à appuyer sur le bouton, ce qui provoque le rire du père occupé à vider une boîte de bière. Un cinéma annonce des succés européens : "Quand l'ozone reviendra", "A nous, les petites mongoliennes", "Les Requins sont fatigués".
- Je me demande si on a eu une bonne idée de venir à Métylène...
- Et les carnets de ma Grand-mère ? On va y trouver une foule d'informations sur la faune... La pauvre elle n'était pas douée pour les prophéties... mais elle s'y connaissait en oiseaux...
- Ouais... "Rien ne change jamais à Agiassos..." Vaut mieux en rire...
- Allez, ne perd pas le moral. Nous irons travailler dans les mines d'eau douce au Spitzberg l'été prochain. Il paraît que trois mois de boulot là-bas, ça te donne de quoi vivre bio pendant un an. Trois ans si tu bouffes n'importe quoi !

Dans le parking souterrain l'air de la climatisation souffle comme un vent d'Odyssée. Les jeunes gens referment leurs tuniques, ils enfilent leurs gants. La moto bondit à l'extérieur du réseau couvert. Le jeune homme fait le plein à une pompe automatique tandis que le visage de la jeune femme soudain s'immobilise en direction du Mont Olympe brillant comme un os de seiche dans la nuit. Ce n'est pas la montagne qui brille, c'est un immense écran sur lequel un type aux yeux dégoulinants distribue des cadeaux à un couple obèse.
- Ecoute... Ne remets pas le moteur en marche... On dirait un saxo... quelqu'un joue du saxo... Tu n'entends pas ?
- Ton casque est mal vissé, Electre. Tu vas te prendre une giclée de saloperies. Si Pan a échappé à la syphillis et au sida, les U.V. et le plomb auront sa peau. En route, accroche-toi, y a douze virages dans la descente.

Au carrefour de Vassilika et d'Ipio, elle lui demande d'arrêter leur bolide. "C'est ici que Grand-mère s'est défoncé le crâne. Le pope a dit que sa bicyclette était irrécupérable. Mon oeil !
- Les popes sont pauvres, c'est toi qui l'as dit... Tu as les carnets et la sacoche de cuir... Qu'est-ce que tu ferais d'un vélo ?
- Rien. Mais j'aurais aimé le voir, na !
- Ton ancêtre savait couper les fils, prends en de la graine !

La moto fonce vers Molivos où se trouve un des camps des Jeunesses Ecologistes Européennes. On y élève des requins. Le requin métabolise le plomb et le mercure et ne développe pas de cancers. Les chercheurs du génie génétique espèrent greffer dans un avenir très prochain des gènes du squale sur les chromosomes humains. L'avenir est à ceux qui savent couper. La moto fonce.
Marie Treize

2 commentaires:

  1. Très bon texte. Intéressant et imaginatif. Remerciements et félicitations.

    RépondreSupprimer
  2. cette appréciation me fait plaisir
    merci de me lire
    marie-treize

    RépondreSupprimer