mardi 8 décembre 2009

L’effroi et la pitié(Première partie)

Depuis quinze ans elle remettait cette expédition. A quoi bon aller enquêter sur le passé de ses ancêtres, qu’est-ce que cela changerait aux destins particuliers, à l’Histoire.
Laisse les morts enterrer les morts, laisse les archives en paix, va de l’avant, amuse-toi. Les vivants seuls sont importants, le présent. L’ici et maintenant… Foutaises de psy !
Elle s’en racontait de bien bonnes pour ne pas bouger ; elle dorlotait ses insomnies, ses crises d’asthme, ses accès de gastrite. Jusqu’à ce que ça pète, jusqu’au bord du terrain miné.
Vos ulcères sont inguérissables… On doit y aller voir… C’est peut-être un lymphome… C’est quoi ?... Rassurez-vous un lymphome c’est curatif (lapsus du médecin, lapsus parfait comme toujours), je veux dire curable… Rougissements, balbutiements.
On l’opère, on lui retire cet épaississement de l’estomac, ce bouclier de chair qui empêche que l’organe ne crève. Cette résistance à être percée qu’elle a. On la tuyaute, on examine ses tissus, on la ravigote…
La Faculté se dit penaude : il n’y a pas de lymphome, régime, petit estomac à chouchouter, régime, estomac d’enfant de huit ans, régime, quatre repas par jour, vous en avez pour deux ans à vous remettre, régime, pas de, pas de, pas de. Pas.
Elle a su, quelqu’un lui a dit ce que son corps savait depuis toujours, quelqu’un lui a dit enfin et peu importe qui le lui a dit :
"tu as raison, ce n’était pas un accident : le pépé a tué la mémé."
Bouches privées de mots, de cela personne n’était coupable, surtout pas coupable la bouche de son père scellée par l’horreur. Un cœur de treize ans écrabouillé.
Elle a connu chose faite, épreuve traversée, enquête achevée, la violence de sa joie de vivre.
Elle a compris la bouche infirme du père. Violence infligée à la parole qui se tarit.
Haine, peur, désespoir. Non, ces mots sont trop usés, ils sont les oripeaux de la littérature. Régime de la honte, fabrique du secret, sève mortelle pour les générations à venir.
Il a treize ans : devant ses yeux, le père tire une balle de revolver dans la bouche de la mère. Elle dit : Jésus Marie, s’écroule cramponnée à la dernière des onze, la petite de deux ans qu’elle portait sur le bras.
Marie Treize

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire